1-643/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 1996-1997

20 MAI 1997


Proposition visant à créer, au sein des services du Sénat, une cellule d'évaluation de la législation

(Déposée par M. Vandenberghe et consorts)


I. INTRODUCTION

La lecture du Moniteur belge suscite rarement beaucoup d'enthousiasme. On le considérerait plutôt comme un remède, prescrit ou non, contre l'insomnie. Le style est compact, l'intrigue limitée. Les personnages sont passablement abstraits. Le Moniteur belge possède un charme janséniste, c'est la table imprimée de la Loi, la Bible des gouvernants et des gouvernés. Le Moniteur belge est fait à la fois de papier et de marbre. Mais est-il encore lisible et compréhensible ? La législation ne se meut-elle pas dans le vide, loin des réalités ?

Au siècle passé, la tâche du législateur consistait surtout à codifier les conceptions juridiques dominantes de la société. On n'avait guère de doute quant à l'application et au respect des normes fixées, puisqu'elles étaient censées être déjà à l'oeuvre. Pour qu'une législation fût bonne, il suffisait que les normes soient bien formulées et, plus particulièrement, qu'elles satisfassent à certaines exigences de qualité juridique en étant systématiques, claires et cohérentes.

Cependant, le développement de l'État-providence et l'expansion économique et technique, notamment, ont accru la complexité de la société, ce qui exige évidemment un réaménagement continuel des institutions. Une telle évolution implique en outre des modifications profondes dans l'usage que font les pouvoirs publics de l'un de leurs instruments principaux, à savoir la législation, ainsi que dans leurs rapports avec celle-ci. L'autorité s'est mise à intervenir de plus en plus intensivement dans la vie de la société par des lois et des règlements. Une des preuves en est le doublement du nombre de pages du Moniteur belge ces dix dernières années : de 18 982 pages en 1985 est passé à 37 500 pages en 1995. À cette occasion, on n'a pas toujours témoigné de la méticulosité et de la parcimonie voulues, comme le montre, par exemple, la pratique des lois-programmes.

Aujourd'hui, la réglementation vise, non plus tellement à constater le droit, mais plutôt à le modifier, un processus que l'on pourrait résumer par la formule « de la codification à la modification ». Actuellement, on attribue à la législation la faculté de réaliser les changements que l'on s'est délibérément fixés pour objectif dans les domaines social, économique et culturel. En d'autres termes, le législateur tente d'imprimer une direction. L'émergence de l'État-providence et les progrès scientifiques et techniques obligent également les pouvoirs publics à intervenir davantage. L'apparition de législations relatives à l'environnement, au travail informel, à la société multiculturelle, aux nouveaux risques sociaux ou aux développements biotechnologiques en est par exemple, la conséquence. De nouveaux domaines juridiques, fonctionnellement définis, lui doivent notamment l'existence : droit des consommateurs, droit social, droit de l'enseignement, droit des médias, droit de la santé, droit des assurances, droit des étrangers, ...

Quoi qu'il en soit, la conception plus active de la mission normative des pouvoirs publics n'est pas seulement le fruit de choix idéologiques; elle correspond souvent aussi à une amère nécessité. Les mêmes développements s'observent sur les plans européen et international.

La structuration juridique croissante de la société est également, dans une autre perspective, la conséquence nécessaire d'une conception plus active et directive de la mission des pouvoirs publics. Le concept d'État de droit, considéré comme si important dans les systèmes juridiques occidentaux, avec dans son sillage le principe de l'égalité, a, en effet, aussi une incidence négative ou restrictive sur les compétences des pouvoirs publics, du fait que ceux-ci sont censés s'abstenir envers le citoyen de toute intervention qui ne serait pas fondée sur une législation. Si donc, notamment sous la pression des circonstances, les autorités éprouvent de plus en plus le besoin d'intervenir dans la société, elle devront le faire par voie de réglementation.

Quoi qu'il en soit, l'évolution décrite ci-dessus ne manque pas d'influencer également la qualité de la réglementation, comme presque partout dans le monde occidental, tant il est vrai qu'elle engendre des complications. Le besoin d'un droit à finalité politique conduit à des enchaînements de règles complètes au détriment éventuel de la qualité et de la lisibilité de la législation, de la technique et de la systématique législatives. On a ouvert la voie à une loi qui évolue en permanence et a perdu sa stabilité, avec les dangers d'incohérence, d'incertitude et de contradictions que cela entraîne, risquant ainsi de mettre en péril l'universalité de la règle de droit et le principe d'égalité.

La question qui se pose à présent est celle de savoir comment remédier au problème. La nécessité de réfléchir à un certain nombre de critères de qualité pour la législation constitue en tout cas un début de réponse. On trouvera ci-après un aperçu schématique de critères qualitatifs que l'on estime importants pour une bonne législation. Ces exigences de qualité ne pourront toutefois pas se limiter à l'énumération d'une série de critères purement techniques, c'est-à-dire concernant principalement les aspects formels ou légistiques, ou même des principes classiques, si importants soient-ils, comme la sécurité juridique et l'égalité. Pour qu'une législation qui se veut « instrument » soit une bonne législation, il faudra poser tout autant la question de l'effet de la loi sur l'évolution de la société.

La partie qui suit contient trois critères de nature purement juridique (sécurité juridique, égalité juridique, administration individualisée de la justice), cinq normes mixtes juridico-socio-scientifiques (principe du juste niveau, précision de l'objectif, applicabilité, nécessité, proportionnalité de l'effet) et, enfin, deux critères socio-scientifiques (effectivité et efficacité, effet social). Ces critères se succèderont selon leur nature et en commençant par les principes juridiques pour terminer par les principes socio-scientifiques. Cependant, les critères énumérés ne constituent pas des catégories s'excluant mutuellement.

II. DIX COMMANDEMENTS POUR UNE BONNE LÉGISLATION

Critères juridiques

1. Sécurité juridique

Dans la littérature, la sécurité juridique est considérée comme un corollaire direct de l'idée de l'État de droit. La liberté de décision du justiciable ne peut exister que si les normes sont formulées clairement, si elles sont lisibles et compréhensibles pour le public le plus large possible et si elles sont de surcroît prévisibles et accessibles. Le citoyen doit pouvoir raisonnablement prévoir quelles seront les conséquences de ses actes. Ce qui, en termes de normes qualitatives concrètes pour la législation, se traduit avant tout par la lisibilité. Les qualités du style administratif dans la rédaction d'un acte normatif sont la concision et l'objectivité. Sur le plan de son contenu, la réglementation doit être claire, de sorte que le justiciable soit informé précisément de ses droits et devoirs. La condition d'une législation cohérente est plus particulièrement celle-ci : un texte de loi, en lui-même ou placé à côté d'un autre, ne peut pas contenir de contradictions et doit faire partie d'un ensemble cohérent.

2. L'égalité juridique

Ce principe, qui est inscrit dans d'innombrables dispositions constitutionnelles et de droit des traités, est à la base de toute réglementation. Les destinataires d'une réglementation ne peuvent pas être sélectionnés arbitrairement, aucune distinction arbitraire ne peut être opérée, les effets d'une réglementation n'engendreront pas d'inégalité ou de discrimination intolérables et les différentes règles n'entraîneront pas d'inégalités illicites dans leurs rapports réciproques. Lorsqu'elles contrôlent la conformité à ce principe, la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour d'arbitrage prennent trois critères en considération : a) la comparabilité des différents cas; b) le critère objectif et général de la différence qui est faite; c) le critère de justification; la légitimité de l'objet de la réglementation, le caractère adéquat et indispensable de la différence et sa proportionnalité par rapport au but poursuivi.

Toute législation se doit donc d'incorporer ce principe d'égalité juridique, à l'exception des cas où l'on peut faire une différence objective et générale à partir d'un but légitime et proportionnellement à celui-ci.

3. Principe de l'administration individualisée de la justice

Le principe de l'administration individualisée de la justice consiste à veiller, lors de l'établissement de règles, à ce que les conséquences de l'application d'une règle puissent être appréciées dans les cas individuels.

Comme on l'a dit dans l'introduction, dans l'État-providence qui ne fait que s'étendre, le nombre des règles qui régissent le comportement des sujets de droit va toujours croissant. Dans la pratique, cela conduit à l'application des normes à des cas individuels différents, c'est-à-dire des cas qui ne sont pas identiques. Il arrive toutefois fréquemment que les effets de la multiplicité des réglementations générales sur les cas individuels soient différents de ceux prévus par le législateur. Des charges exorbitantes sont parfois imposées à certains. Pour pouvoir remédier à ces effets inattendus ou indésirables, l'introduction d'une marge politique peut constituer une solution possible. Cette marge politique doit permettre aux autorités de remédier aux effets indésirables. Deux possibilités s'offrent ainsi : 1) la loi peut laisser à l'administration une marge de décision; 2) la possibilité de dérogation dans des circonstances particulières peut être inscrite dans la loi.

Une autre façon de tenir compte des cas individuels est plutôt axée sur le citoyen : une protection juridique concrète contre tous les actes de l'administration doit être possible.

Critères mixtes juridico-socio-scientifiques

4. Principe du juste niveau ­ subsidiarité

Ce principe veut que la réglementation soit élaborée au niveau le plus adéquat où le système juridique situe cette élaboration : la loi doit régler les matières importantes et celles qui le sont moins doivent être réglées à un niveau inférieur.

Un aspect particulier de ce principe concerne la répartition des compétences entre organes centraux et décentralisés, à laquelle on consacre beaucoup d'attention dans le cadre de la discussion en cours sur la déréglementation. À ce propos, il faut se demander, d'une part, quel organe possède un pouvoir réglementaire autonome à l'égard de la matière à régler et, d'autre part, dans quelle mesure ce pouvoir peut être délégué. Si une délégation de pouvoir peut être accordée à des organes inférieurs, il faudra faire en sorte que la mission attribuée soit réelle, qu'une bonne coordination soit possible et qu'un lien puisse être trouvé avec d'autres missions de l'organe concerné.

5. Principe de la précision de l'objectif

L'objet de la réglementation (ratio legis) doit être défini à trois niveaux, et ce de manière claire et explicite :

a) le cadre politique général dans lequel s'inscrit la règle;

b) l'objet spécifique de la règle;

c) les objectifs des différents éléments de la règle.

Pour remplir correctement la fonction directrice qui caractérise la législation modificatrice, il faut d'abord avoir une idée exacte du but que poursuit la réglementation en question. Or, cela n'est possible qu'à la condition de connaître la situation de fait à laquelle se rapporte la norme légale. Il faudra ensuite indiquer quel est le changement ou la situation nouvelle visés par la réglementation et de quelle manière on doit réaliser ce changement.

En outre, le fait de fixer un objectif précis est important pour l'évaluation et la pratique juridique. En effet, définir clairement le but recherché et le moyen à utiliser pour l'atteindre est une condition nécessaire pour évaluer l'effectivité (cf. infra). C'est aussi très important pour la pratique juridique : une définition claire constitue un bon fil conducteur pour l'exécution de la loi.

6. Principe de nécessité

Le principe de nécessité consiste à poser la question de savoir s'il est nécessaire d'adopter une règle ­ plus spécifiquement, la règle proposée ­ pour atteindre le but recherché. Ce principe est très en vogue dans la philosophie de la déréglementation.

Presque toute réglementation nouvelle implique une limitation de la liberté d'action des sujets de droit, qu'il s'agisse des citoyens, des entreprises, des autorités, etc. Cette restriction va généralement de pair avec des obligations administratives supplémentaires, une complexité croissante de l'ensemble de la réglementation dans un domaine spécifique, un alourdissement de l'ensemble du coût social, une augmentation du coût de mise en conformité (1), etc. Par ailleurs, il existe des réglementations qui donnent davantage de poids à certaines libertés, notamment en prévoyant des mesures déterminées. On peut ainsi citer l'exemple de l'obligation scolaire, qui contribue à concrétiser le droit à la liberté d'expression. Il n'en demeure pas moins que la majorité des réglementations a pour effet de limiter la liberté d'action. Il y a donc lieu de démontrer, pour chaque législation nouvelle, d'une part, qu'elle est nécessaire et, d'autre part, que des moyens administratifs différents ne suffisent pas pour atteindre l'objectif fixé.

La prolifération des dispositions répressives est un bon exemple de ce qu'il ne faut pas faire. La tendance à la déréglementation se manifeste de manière expresse dans les pays voisins du nôtre. La philosophie de la déréglementation se caractérise par la recherche de la simplicité (limiter la complexité) et du dépouillement (limitation de la quantité). Aux Pays-Bas, le projet « Marktwerking, Deregulering en Wetgevingskwaliteit » a fait passer la déréglementation à la vitesse supérieure. Son principe de base consiste à vérifier systématiquement, au moment d'introduire une réglementation, si les objectifs politiques ne pourraient pas être atteints par d'autres moyens que la réglementation traditionnelle et si le type de réglementation envisagé permettra effectivement d'atteindre l'objectif en question. Le Royaume-Uni quant à lui a créé, en 1985 déjà, une « Deregulation Unit ». Il s'agit d'une cellule centrale de déréglementation, qui a publié récemment une liste de contrôle succincte où figurent les principes d'une bonne réglementation. Parmi les principes fondamentaux, citons l'énoncé clair du problème, la proportionnalité, la flexibilité, la clarté et le caractère coercitif. Enfin, l'Allemagne a créé en 1987 une « Deregulierungskommission » (au Ministère fédéral des Affaires économiques).

7. Applicabilité (durabilité)

Le principe de l'applicabilité (ou durabilité) implique l'existence de garanties pour que la règle adoptée soit effectivement appliquée dans la pratique.

Dans ce contexte, il faut tout d'abord se poser la question de savoir si les règles projetées sont suffisamment soutenues par la société. Dans la mesure où la règle ne jouit pas d'un soutien social suffisant, il faudra mettre au point des instruments plus solides pour en assurer le respect. En tout état de cause, il faudra à tout le moins qu'existe, au sein de la société, une certaine volonté de respecter la réglementation. Cette volonté peut au préalable être jaugée, voire encouragée, en consultant les groupes cibles ou leurs représentants. En sociologie du droit, l'acceptation sociale des règles imposées d'en haut fait l'objet d'un grand nombre d'études. Ce thème est développé dans un cadre plus large au point 10, qui traite du principe de l'effet social de la loi.

Les charges financières et l'équipement des appareils judiciaire et administratif, qui sont chargés d'appliquer la réglementation, constituent un autre aspect de l'applicabilité des règles. Une réglementation qui ne peut être appliquée parce qu'elle est hypothéquée par un coût d'application trop élevé ou par des limitations dues à l'organe exécutif, nuit à l'autorité du pouvoir normatif et est source d'insécurité juridique.

La sanction est un autre élément qui joue un rôle dans l'applicabilité des règles. En effet, l'applicabilité d'une règle dépend partiellement de l'efficacité des sanctions que l'on inflige lorsqu'elle n'est pas respectée. Les sanctions peuvent être pénales, civiles ou administratives, mais il faut au moins que la règle dont résulte leur application soit claire.

Lorsqu'une législation est inapplicable dans la pratique, les règles en question risquent d'être utilisées arbitrairement, ce qui mine les principes de sécurité juridique et d'égalité juridique. Par conséquent, une règle inapplicable ou impossible à maintenir nuit au prestige du législateur et est contraire au droit.

Critères socio-scientifiques

8. L'effectivité et l'efficacité

a) La notion d'effectivité sert de premier critère socio-scientifique. Sensu lato, elle a trait au problème de la concrétisation d'un objectif assigné. En d'autres termes, l'on contrôle dans quelle mesure les objectifs sont atteints. « Effectivité » est, en l'espèce, synonyme de « capacité de concrétisation de l'objectif », et celle-ci se mesure en fonction de l'objectif défini par la législation en question. Le degré de concrétisation des objectifs peut être mesuré au préalable (en cas d'évaluation ex ante ), ou a posteriori (en cas d'évaluation ex post ). Par contre, sensu stricto, la notion d'effectivité concerne la relation entre les règles de droit et la réalité sociale et, plus particulièrement, le lien de causalité éventuel entre les deux.

Un exemple peut illustrer cette différence : quand l'on examine l'efficacité, l'on perd souvent de vue que des facteurs non juridiques peuvent influer sur la réalité sociale, indépendamment des règles proposées. La série d'analyses des effets de l'application de certaines lois restrictives en matière de détention d'armes à feu et visant à réduire la violence armée, auxquelles l'on a procédé aux États-Unis, est illustrative à cet égard. Une analyse des statistiques concernant la criminalité régnant dans une grande ville a permis de constater que le nombre d'assassinats et d'attaques à main armée n'avait pas fortement varié après l'entrée en vigueur de la loi. Certains chercheurs en ont conclu que la loi n'avait aucune effectivité. Une autre étude d'évaluation a indiqué que, pendant la même période, la ville avait été le théâtre d'une violente guerre des clans ayant pour enjeu une drogue, le crack. Selon la dernière équipe de chercheurs, l'on pouvait, dès lors, imputer le manque présumé d'effectivité de la loi non pas à la loi même, mais à l'apparition imprévue du crack et à la violence à laquelle elle avait donné lieu.

Il est donc possible qu'une analyse de l'efficacité (c'est-à-dire de l'effectivité sensu lato ) ne fournisse qu'une information partielle et, il y a lieu, dès lors, d'en interpréter les résultats avec la prudence requise. Par conséquent, il est préférable d'opter pour une analyse de l'effectivité lorqu'un lien causal entre la règle en question et les faits sociaux peut être mis en évidence : les moyens prévus par la réglementation ont-ils permis d'atteindre les objectifs que l'on s'était fixés ? Est-ce grâce à la réglementation que l'on a pu atteindre les objectifs et peut-on exclure que d'autres facteurs aient joué un rôle ?

b) Dans la littérature, l'effectivité est souvent associée à l'efficacité. L'évaluation de celle-ci nécessite essentiellement un examen partiel et élaboré de l'analyse de l'effectivité. Si l'examen de l'effectivité doit permettre principalement de déterminer le lien de causalité entre les moyens utilisés en application de la réglementation et la réalisation des objectifs, l'examen de la question de l'efficacité doit permettre d'envisager les deux éléments du point de vue purement relationnel, voire mathématique. L'on estime qu'une règle est efficace si elle permet de réaliser au maximum les résultats escomptés en utilisant un minimum de moyens donnés. Il est évident que, dans un contexte de restrictions budgétaires, ce critère est d'importance croissante.

9. Proportionnalité de l'incidence et des objectifs

Par incidence, l'on entend l'ensemble des comportements et situations pertinents qui peuvent résulter de la normalisation en question et qui présentent un lien de causalité avec celle-ci. Contrairement à ce que l'on fait en envisageant les choses en fonction de la notion d'effectivité, l'on ne se concentre pas exclusivement ici sur l'objectif du législateur. Ce qui compte, c'est la situation sociale à laquelle l'on sera confronté après l'entrée en vigueur de la réglementation, et ce indépendamment des objectifs poursuivis.

La mise en balance, d'une part, de l'objectif poursuivi ou des résultats concrets et, d'autre part, du préjudice causé à d'autres intérêts dignes d'être protégés est qualifiée de test de proportionnalité répondant aux principes d'une bonne réglementation (2).

Dans la pratique, il s'agit donc toujours d'une analyse des coûts et profits, qui sert à soupeser les effets positifs et négatifs de la réglementation dans divers domaines, et ce, en fonction de la règle selon laquelle la gravité des inconvénients ou obstacles causés par la réglementation ne peut pas être disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi ou au résultat obtenu.

Déterminer les effets pertinents de la réglementation dans le cadre complexe des phénomènes sociaux n'est en tout cas pas une tâche banale. Pour analyser les effets pertinents d'une réglementation, la science de l'évaluation a développé des critères dichotomiques. Ils offrent un fil conducteur pour ce qui est de l'évaluation de l'incidence. Ils couvrent notamment : effets visés et effets non visés, effets prévus et effets imprévus; effets pervers et effets favorables; effets directs et effets indirects; effets symboliques et effets concrets.

Cette évaluation se fait dans une perspective très large. Toutes les facettes de la vie sociale qui sont influencées par le réglementation sont abordées. Une approche interdisciplinaire associant, notamment, les sciences juridiques, économiques, sociologiques et exactes contribue à la réussite de l'analyse de l'incidence, d'autant plus que la législation entraîne en général des effets multiples.

10. L'effet social

En appliquant les théories juridico-sociologiques relatives à la fonction sociale de la législation, l'on n'examine pas la réglementation de haut en bas, comme dans le cadre d'une approche instrumentaliste, mais à partir de la base de l'environnement social. Cela revient à regarder la législation de bas en haut, avec l'oeil du citoyen qui se meut dans son environnement social.

De ce point de vue le législateur ne peut réglementer effectivement le comportement social que s'il arrive, à l'aide de règles externes imposées par une autorité supérieure, à intervenir dans la réalité complexe des relations sociales existantes, qui obéit déjà à un ordre juridique interne. À cet égard, une question centrale se pose, celle de savoir comment le législateur peut faire en sorte que l'on ait effectivement recours aux règles imposées, malgré cet obstacle. Le processus par lequel une personne met une règle en corrélation avec son comportement ou celui d'autrui est le processus de mobilisation. Une règle trouve sa « concrétisation » dans le comportement des intéressés par le biais des processus de mobilisation.

Pour qu'il y ait mobilisation, il faut qu'une série de conditions soient remplies. L'une des conditions essentielles à la définition de critères socio-scientifiques d'une réglementation qui soit bonne et efficace, est développée ci-dessous.

Cette condition, qui est très importante, réclame la connaissance des règles pertinentes et de leurs implication. Un simple examen révèle que les citoyens n'ont généralement que des connaissances juridiques limitées, vagues et même inexactes. Ces connaissances sont, en outre, inégalement réparties entre eux. Il s'ensuit qu'une large part de la législation n'est donc pas mobilisée ou, en d'autres termes, qu'elle n'a aucune effectivité au niveau de la base sociale. Le législateur qui veut qu'une règle ait des effets directs devra donc fournir l'information nécessaire. De là la nécessité d'un processus de communication directe qui doit être engagé par les pouvoirs publics. Pourtant, l'information directe des citoyens individuels par des représentants des autorités est une chose plutôt rare. Généralement, l'information part des niveaux intermédiaires, comme celui des juristes, celui des syndicats, celui de l'enseignement, celui des médias, etc. Et c'est précisément en raison de la présence des niveaux intermédiaires que le transfert d'informations juridiques souffre des effets de processus de sélection et de transformation. En outre, le jargon juridique employé devient souvent inaccessible à la plupart des citoyens.

Voici quelques éléments qui pourraient permettre de résoudre ce problème :

a) il faudrait traduire la langue des juristes en langage parlé;

b) il faudrait que la législation soit interprétée de manière cohérente par les niveaux intermédiaires;

c) utilisation de canaux de transfert d'informations juridiques, accessibles à tous, comme les médias.

III. MISE EN OEUVRE POLITIQUE

La création du nouveau Sénat répondait, notamment, au souci de veiller spécifiquement à la qualité de la législation. Il faut pouvoir « nettoyer » régulièrement l'arsenal législatif. Elle devait aussi permettre au Parlement d'avoir plus de prise sur le processus législatif, dont le centre de gravité s'est déplacé trop fortement vers le niveau gouvernemental.

D'une manière générale, l'on éprouve le besoin de reconstituer un cadre législatif adapté. La distance qui s'est créée entre le citoyen et « l'État de droit » résulte notamment de l'apparition d'un fouillis de règles qui ne sont plus d'application générale et uniforme. Comme l'on recourt trop souvent aux sanctions pénales, et ce d'une manière non coordonnée, la décision d'engager des poursuites est largement fonction d'éléments arbitraires et le judiciaire est mis de plus en plus souvent à contribution.

Cette réalité engendre déjà, à elle seule, un grand défi politique. Et le problème en question soulève assez peu d'intérêt dans le monde politique.

La législation relève de la culture de la parole, en ce sens que le législateur doit façonner la règle après délibération, réflexion et concertation, alors que l'activité politique s'inscrit de plus en plus dans le cadre de la culture de l'image et de la médiatisation électronique.

Le travail législatif, qui est un travail de bénédictin, s'intègre difficilement dans ce contexte.

C'est pourquoi le Sénat ne pourra remplir comme il se doit sa nouvelle mission que dans la mesure où l'on institutionnalisera et confortera le souci de soumettre la législation à une évaluation poussée et permanente. Telle est la raison pour laquelle nous soumettons la présente proposition au Sénat de créer, au sein de ses services, une cellule d'évaluation de la législation Dans une phase initiale, cette cellule pourrait être composée de juristes et de sociologues.

La cellule d'évaluation de la législation aurait notamment pour mission de soumettre les principales lois et les principales initiatives législatives à un avis préalable, fondé sur les dix commandements de bonne réglementation.

IV. PROPOSITION

Le Sénat,

Vu la nécessité générale de reconstruire le cadre législatif de notre pays;

Vu sa mission constitutionnelle particulière;

Eu égard à l'objectif de la loi, qui est d'assurer la sécurité juridique et l'égalité juridique;

Eu égard au principe selon lequel l'administration de la justice doit être individualisée;

Eu égard aux principes de subsidiarité et de précision de l'objectif;

Eu égard au principe de nécessité et au besoin d'applicabilité;

Comme la règle de droit doit être effective et efficace;

Comme les moyens doivent être proportionnels aux objectifs poursuivis;

Eu égard à l'effet social de la norme juridique;

décide :

1. De créer, au sein de ses services, une cellule d'évaluation de la législation.

2. De charger son bureau de l'exécution de la présente résolution.

Hugo VANDENBERGHE.
Frederik ERDMAN.
Hugo COVELIERS.
André BOURGEOIS.
Bea CANTILLON.

(1) C'est-à-dire ce qu'il en coûtera à une entreprise pour se conformer à la réglementation et aux obligations administratives.

(2) Conjointement avec les principes dont il a été question plus haut selon lesquels l'objectif poursuivi doit être légitime et défini de manière précise, et avec le principe de nécessité, le principe de proportionnalité constitue un élément du critère de proportionnalité dans la terminologie relative à la bonne réglementation. En fait, il serait préférable de parler du principe d'équilibre, car la proportionnalité est un élément constitutif de la définition du critère.