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3 MAI 2012
Les militaires exercent un métier à haut risque. De nos jours, les activités de défense ne se cantonnent plus à l'intérieur des frontières nationales. Au XXIe siècle, le personnel de la Défense est également actif sur divers théâtres d'opérations disséminés dans le monde entier, notamment dans les pays à risque comme l'Afghanistan, la Libye, le Liban et la République démocratique du Congo. L'engagement dans ces régions peut avoir un impact sur le bien-être psychosocial des militaires et du personnel civil. En tant qu'employeur, la Défense a donc l'obligation de moyens de veiller au bien-être psychique des militaires (1) . Dans la note de politique générale du ministre de la Défense nationale Pieter De Crem, près de deux pages sont entièrement consacrées au « Bien-être en opérations ». Ce sujet est introduit comme suit: « Le bien-être en opérations sera au centre de la politique de bien-être de la Défense, axé aussi bien sur le personnel participant aux opérations que sur leurs familles. Dans ce contexte, l'accompagnement psychosocial est d'une importance vitale. » (2)
Or, on constate qu'à ce jour, cet accompagnement psychosocial n'a pas encore été organisé de manière optimale. Il n'existe pas de « standard of care ». Le problème principal se situe pourtant sur le plan de la prise en charge et du suivi du personnel engagé. À l'heure actuelle, la Belgique est à la traîne en ce qui concerne la mesure et l'évaluation (scientifique) de l'efficacité des mesures de soutien. Les questionnaires que les conseillers en opérationnalité mentale (les « COM ») soumettent au personnel engagé pendant la durée des opérations servent généralement à conseiller le commandant, mais pas vraiment à mener une politique et à l'adapter.
À ce jour, l'État-major de la Défense a tenté à deux reprises, en marge des initiatives déjà prises, de mettre sur la table une proposition en vue de prévoir un accompagnement des militaires à l'issue d'opérations dans le cadre d'une TLD (« Third Location Decompression » ou « décompression dans un tiers lieu »), mieux connue sous le nom de « décompression ». Ce terme a suscité une polémique telle qu'il a désormais une connotation négative. L'image qu'il fait naître est celle de militaires qui relâchent la pression pendant quelques jours en organisant des fêtes débridées, copieusement arrosées et émaillées d'autres excès, le tout aux frais du contribuable. Lorsque l'on a appris que l'hôtel cinq étoiles « Coral Beach » à Chypre avait été réservé par la Défense pour une session de décompression, les critiques ont fusé de toutes parts, mais aucune alternative n'a été proposée. De son côté, la Défense n'a pas donné non plus d'informations précises quant au contenu exact de cette « décompression » et n'a pas davantage proposé une alternative valable. Les militaires qui se rendent dans des pays lointains à la demande du gouvernement et qui y risquent plusieurs fois leur vie sont donc les premiers lésés.
Il serait préférable, à cet égard, d'employer les mots « sas d'adaptation ». À l'instar d'une écluse qui permet à un bateau de passer d'un niveau d'eau à un autre, le sas d'adaptation vise à permettre au personnel de la Défense qui participe à des opérations de faire la transition entre des opérations stressantes et la vie (familiale) quotidienne. Ce sas d'adaptation fait partie intégrante de l'opération proprement dite. Il permet qu'une mission entamée collectivement par une unité puisse aussi être terminée collectivement (d'un point de vue psychologique). Il n'entraîne donc pas de prolongation de la mission à l'étranger.
Ce sas d'adaptation vise donc à faciliter la transition vers la vie quotidienne, à favoriser le bien-être grâce au repos et à la réflexion, à contribuer à la prise de conscience des symptômes révélateurs de problèmes de santé mentale, à développer les moyens pour y faire face, à atténuer préventivement les situations de stress susceptibles de survenir dans le contexte familial et, enfin, à offrir un cadre pour les expériences collectives. Cet accompagnement peut prendre la forme de séances d'information sur le processus de réintégration et les problèmes de santé mentale qui peuvent se poser, de séances individuelles avec des spécialistes de la santé mentale (pour ceux qui le souhaitent), mais aussi d'activités de repos et de divertissement (aussi bien des activités collectives organisées, comme des excursions par exemple, que des activités individuelles).
Les risques liés à l'abus d'alcool, par exemple, ne peuvent toutefois jamais être exclus totalement, mais ils peuvent être réduits. Ils ne peuvent même pas être écartés sur le théâtre opérationnel même et encore moins après le retour du militaire, ainsi qu'il a été constaté récemment. Si ces risques survenaient dans un contexte familial, ils auraient des conséquences encore plus désastreuses que s'ils apparaissaient dans le cadre d'un sas d'adaptation.
On dit souvent que le personnel de la Défense n'est pas favorable au sas d'adaptation. Un rapport du centre universitaire britannique « Academic Centre for Defence Mental Health » précise ce qui suit:
« Although the majority of troops (approximately 80 %) did not want to participate, or were ambivalent about participation, in TLD prior to their arrival in Cyprus; the majority (91 %) reported having found TLD useful upon completion ... All the TLD activities (including the mandatory mental health and homecoming brief) were seen as being generally helpful. About 70 % of decompressing troops thought that the briefings would be helpful in easing their transition home. » (3)
La Belgique accuse un certain retard par rapport aux pays voisins, comme le Royaume-Uni, la France et les Pays-Bas, en ce qui concerne l'accompagnement psychosocial — au cours de la phase qui sépare le moment où le militaire quitte le théâtre des opérations et son retour à domicile — du personnel de la Défense envoyé en mission à l'étranger. À la différence de la France et des Pays-Bas, le Royaume-Uni applique un système anglo-saxon. C'est ainsi que les militaires qui rentrent de mission font une halte à Chypre, sur l'une des bases militaires britanniques établies sur cette île. Les Néerlandais et les Français, quant à eux, organisent l'accompagnement psychosocial dans des hôtels, respectivement en Crète et à Chypre, où les militaires suivent un programme préétabli. Les Français ont en outre fait appel aussi à des ostéopathes afin de traiter les douleurs dorsales et cervicales des militaires ayant transporté un lourd paquetage pendant plusieurs mois.
Il est donc urgent d'améliorer encore la prise en charge du personnel de la Défense lors de son retour de mission. Il faut veiller aussi à ce qu'il bénéficie d'un suivi et d'un accompagnement scientifiques. Il est essentiel, dans le cadre du processus actuel de regroupement des forces armées des pays européens, de disposer de données scientifiques qui permettent de procéder à des comparaisons entre les militaires sur le plan de la santé (mentale) et, partant, d'élaborer une stratégie commune en ce qui concerne la durabilité opérationnelle des militaires qui sont régulièrement envoyés en mission.
En ce qui concerne l'accompagnement post-opérationnel, il importe donc que la Défense, lors de la mise en place d'un sas d'adaptation, précise clairement les objectifs d'une telle initiative et ce que l'on peut en attendre. Si la mesure est imposée de manière peu structurée et sans but précis, l'entreprise, au mieux, n'apportera aucune plus-value et, au pire, pourra aller jusqu'à influencer négativement le moral des militaires. (4)
Patrick DE GROOTE. | |
Luc SEVENHANS. | |
Karl VANLOUWE. | |
Piet DE BRUYN. |
Le Sénat,
A. vu la nécessité de prévoir un accompagnement psychosocial supplémentaire pour le personnel de la Défense qui est envoyé en mission à l'étranger et est amené, à ce titre, à travailler dans un environnement à haut risque et à devoir faire face dans certains cas à des expériences stressantes ou traumatisantes;
B. vu les initiatives qui ont déjà été prises dans certains pays comme la France, les Pays-Bas et le Royaume- Uni mais aussi au Canada et aux États-Unis dans le domaine de la TLD (Third Location Decompression);
C. vu le taux élevé de satisfaction des militaires, dans les pays précités, au sujet des programmes de TLD organisés à l'issue de la mission;
D. vu l'utilité de la TLD pour faciliter la réintégration des militaires, en ce qu'elle permet de prévenir d'éventuelles situations de stress dans le contexte familial, de contribuer à la prise de conscience de symptômes révélant des problèmes mentaux et de développer des moyens d'y faire face;
E. vu l'utilité de la TLD pour permettre à l'unité d'accorder collectivement une place aux expériences acquises au terme d'une mission à l'étranger;
F. vu l'utilité de la TLD pour mettre en évidence les éventuels problèmes de santé mentale et élaborer un programme sur mesure permettant d'apporter toute l'aide et l'attention nécessaires à l'individu lors de son retour;
G. vu les possibilités de coopération, notamment avec les Pays-Bas — qui organisent actuellement leur TLD en Crète — en ce qui concerne la mise en commun et le partage de services d'appui et de spécialistes en matière d'accompagnement psychosocial;
H. considérant qu'à efficacité égale, un accompagnement psychosocial organisé à domicile ou dans une base militaire durera nécessairement plus longtemps que s'il est organisé dans un « tiers lieu »; (5)
I. considérant que la mise en place d'une TLD n'implique pas nécessairement que le militaire est absent pendant une période plus longue;
J. considérant qu'il existe, chez certaines personnes, une corrélation entre l'état d'esprit de celles-ci et les conditions météorologiques ambiantes;
K. vu la connotation négative du mot « décompression » à travers tout l'historique de ce dossier,
Demande au gouvernement:
1. de s'atteler sans délai à la mise en place d'une TLD ou « sas d'adaptation » en vue de fournir un soutien psychosocial au personnel de la Défense à son retour de mission à l'étranger;
2. d'examiner, en ce qui concerne ce sas d'adaptation, les possibilités de collaboration avec d'autres pays, comme les Pays-Bas, qui possèdent déjà plusieurs années d'expérience en matière d'accompagnement et de suivi psychosocial du personnel revenant de missions à l'étranger;
3. d'intégrer le sas d'adaptation dans un modèle global de soutien psychosocial aux militaires envoyés en mission et à leur famille;
4. de considérer effectivement le sas d'adaptation comme un élément intrinsèque de la mission à l'étranger et d'octroyer dès lors aux participants une prime de danger identique à celle qu'ils percevaient normalement durant leur mission à l'étranger;
5. d'évaluer l'accompagnement psychosocial afin de pouvoir adapter la politique, si nécessaire.
23 mars 2012.
Patrick DE GROOTE. | |
Luc SEVENHANS. | |
Karl VANLOUWE. | |
Piet DE BRUYN. |
(1) Van Kuik, P.H.M, Het Adaptatiegesprek: Handleiding voor de organisatie en uitvoering, Version 1, 2006, p. 2
(2) De Crem, P., Note d'orientation politique, 2008, pp. 39-40.
(3) ACDMH, Decompression Quantitative Survey Final Report, 2009, pp. 1-31.
(4) Huges, J.G.H.; Earnshaw, M.; Greenberg, N.; Eldrige, R.; Fear, N.T.; French, C.; Deahl, M.P.; et Wessely, S.; « The Use of Psychological Decompression in Military Operational Environments », in Military Medicine, Vol. 173 (Juin 2008), p. 538.
(5) Idem.