5-1394/1

5-1394/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2011-2012

14 DÉCEMBRE 2011


Proposition de loi modifiant le Code judiciaire en vue de prévenir toute utilisation abusive de la procédure de saisie en matière de contrefaçon

(Déposée par Mme Inge Faes)


DÉVELOPPEMENTS


La loi du 10 mai 2007 relative aux aspects de droit judiciaire de la protection des droits de propriété intellectuelle a apporté d'importantes modifications au Code judiciaire, en exécution de la directive 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle (1) (ci-après dénommée « directive respect des droits »).

Concrètement, l'article 22 de ladite loi devait transposer l'article 7 de la directive. À cette fin, le législateur a inséré dans le Code judiciaire un chapitre XIXbis attribuant intégralement la procédure en matière de droits intellectuels au président du tribunal de commerce et au président du tribunal de première instance, y compris les mesures en matière de saisie, dont le juge des saisies est donc, en quelque sorte, dessaisi (2) .

Des mesures quelque peu radicales et unilatérales ont été rendues possibles en ce qui concerne la saisie en matière de contrefaçon. Le caractère unilatéral est essentiel pour l'efficacité de la procédure (3) . Il s'avère que dans certains cas, l'effet de surprise, entre autres, est déterminant (4) . Le transfert et le règlement de la procédure ont été motivés en partant du principe que les mesures de saisie sont facultatives et complémentaires. En effet, le but premier de la procédure n'est pas la saisie en soi, mais la sauvegarde des preuves matérielles de la contrefaçon. L'éventualité d'une saisie doit donc être envisagée en l'espèce dans le cadre de l'administration de la preuve et non dans celui de l'obtention illicite d'un avantage ou d'une forme de garantie pour des créanciers.

Ce raisonnement était également fondamental pour préserver la concordance de cette disposition avec l'article 7 de la directive susmentionnée. En effet, la disposition en question part du principe que le requérant qui postule des mesures de protection doit pouvoir produire les éléments de preuve nécessaires. Le service juridique du Conseil a bien précisé qu'il devait être possible, dans ce cadre, de prendre des mesures provisoires pour préserver ces éléments de preuve (5) .

Plus fondamentalement, on voulait éviter de tomber dans un raisonnement circulaire. En effet, il ne peut être exigé du requérant qui postule une mesure de description ou de saisie qu'il produise des moyens de preuve irréfutables, puisque la description ou la saisie en matière de contrefaçon est fonction de la preuve elle-même. Autrement dit, on ne peut exiger du requérant qu'il avance les éléments de preuve qu'il tente précisément de mettre au jour. Il convient évidemment d'user en l'espèce de toute la prudence requise. Ainsi, les plaintes anonymes devront être examinées avec les précautions d'usage.

Comme nous l'avons déjà indiqué, le requérant peut demander, en plus d'une mesure de description, la constitution d'un gardien, une mise sous scellés ou une saisie conservatoire. Ces mesures peuvent être sollicitées de manière unilatérale. Dans certains cas, la partie à l'égard de laquelle les mesures sont demandées ne peut se défendre que lorsque celles-ci ont déjà été exécutées.

Bien que la saisie constitue un moyen complémentaire, il n'en demeure pas moins qu'elle reste susceptible de s'appliquer après que l'expert ait déposé un rapport et même éventuellement après qu'un jugement a été rendu sur le fond. L'argument invoqué à cet égard dans l'exposé des motifs de la loi du 10 mai 2007 est qu'une saisie peut s'avérer nécessaire pour préserver les droits de propriété intellectuelle (6) au regard de la durée totale d'une procédure. L'argument est légitime et, pour certaines infractions, la saisie en cours de procédure est même essentielle. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit ici d'une mesure unilatérale qui peut donc frapper la partie concernée pour une période relativement longue.

La personne qui fait l'objet d'une mesure conservatoire peut être entendue, mais cela n'est pas obligatoire. Une mesure de saisie peut également être demandée à titre subsidiaire. Ainsi, le requérant peut demander une mesure de description à titre principal, et une mesure de saisie à titre subsidiaire, pour le cas où la description révélerait l'existence d'une atteinte.

La conjonction de tous ces éléments a pour effet de réduire au minimum la protection de la personne contre laquelle la mesure de saisie est demandée. C'est la raison pour laquelle les travaux préparatoires indiquent que « la portée des mesures complémentaires qui peuvent être ordonnées plaide pour que les magistrats utilisent avec prudence et discernement le pouvoir discrétionnaire qui leur est attribué par la loi (7)  ».

Cette précision met le doigt sur le nœud du problème. Dans certains cas, que la loi considère néanmoins à juste titre comme relevant de la contrefaçon, des entreprises, des avocats et des juges abusent de cette saisie. Ils y recourent non pas pour préserver des éléments de preuve mais pour faire pression sur des personnes ou des entreprises afin de les inciter à accepter une transaction. Par exemple, un requérant demande une mesure de description qui lui permet de mettre un pied dans une entreprise et constate que celle-ci utilise des programmes informatiques sans licence. Il agite alors la menace d'une saisie dans le cas où l'entreprise n'accepterait pas une transaction.

Il ne s'agit pas de cas de copie ou de diffusion d'applications informatiques, mais de l'utilisation de logiciels sans licence valable dans le cadre de l'activité de l'entreprise. Il est même parfois question de matériel informatique ancien, déclassé mais encore présent dans l'entreprise, qui fonctionnait avec des logiciels dont la licence d'utilisation a expiré. Les programmes étant naturellement enregistrés sur un support, généralement un PC, les mesures conservatoires consisteront à brandir également la menace d'une saisie du support ou du matériel, en ce compris des programmes légaux et des informations légales, ce qui pourrait dès lors aussi entraver en tout ou en partie la bonne marche de l'entreprise.

Il est clair qu'en pareil cas, la saisie n'est plus utilisée en tant que moyen de sauvegarde d'éléments de preuve, puisque l'utilisation abusive est déjà constatée et décrite, mais en tant que moyen de pression disproportionné. En effet, la saisie équivaut à suspendre sur-le-champ l'activité de l'entreprise et elle hypothèque donc sérieusement sa continuité. La réalité économique étant ce qu'elle est, l'entreprise en question ne peut se permettre de recourir aux moyens de défense habituels, vu le délai nécessaire pour obtenir un résultat. Et en cas de paiement de la transaction, aucune saisie n'est pratiquée, ce qui montre bien que la partie saisissante ne cherche manifestement pas tant à collecter des preuves qu'à utiliser la mesure de façon abusive.

La littérature avait déjà lancé une mise en garde contre de tels abus, en particulier en ce qui concerne les logiciels (8) . Il s'avère également que les abus de ce genre ne sont pas des cas isolés, notamment dans le cadre de l'exploitation de programmes sans licence (9) .

En abusant ainsi du pouvoir discrétionnaire qui leur est accordé, certains juges — peu nombreux mais toujours les mêmes — hypothèquent un système efficace. Il se trouve d'ailleurs que ce sont aussi toujours les mêmes avocats qui commettent de tels abus. Parfois, cette combinaison de facteurs intervient en outre dans le cadre de causes introduites uniquement sur la base d'une plainte anonyme. Cette situation mène en fait au non-respect de la directive « respect des droits ». Les mesures destinées à sauvegarder des éléments de preuve sont utilisées comme moyen de pression injustifié, ce qui va à l'encontre de l'esprit de la directive. Autrement dit, nous sommes face à un abus de droit.

De plus, en agissant de la sorte, on foule aux pieds l'interdiction de se faire justice à soi-même. Au fond, la transaction devient ainsi une amende infligée sans qu'un juge intervienne dans la fixation de son montant. Pire encore, le montant de la transaction s'avère souvent sans rapport avec le préjudice réellement subi. Il s'agit pourtant d'un des principes fondamentaux de notre ordre juridique. Bien entendu, cette pratique est possible parce que le chef d'entreprise est forcé de comparer le montant de la transaction au préjudice personnel qu'il subirait si son matériel informatique était rendu inutilisable. Pourtant, l'objectif poursuivi par la modification légale de 2007 était très clairement de conférer un caractère contradictoire à la procédure proprement dite sur le fond (10) . Le détournement de la procédure de saisie permet d'éluder cet aspect contradictoire.

Bien que les abus ne concernent qu'un nombre limité d'applications concrètes de la loi du 10 mai 2007 relative aux aspects de droit judiciaire de la protection des droits de propriété intellectuelle, ils induisent donc bien un non-respect de la directive, une entrave aux droits de la défense des personnes concernées, un préjudice grave et très difficilement réparable pour les personnes concernées, une infraction à l'interdiction de se faire justice à soi-même, une violation du principe de la proportionnalité de la réparation par rapport au préjudice subi et un préjudice économique potentiel injustifiable.

Il incombe au législateur de mettre tout en œuvre pour que soient évités au moins les abus de droit les plus graves et pour faire appliquer la loi dans l'esprit de la directive « respect des droits », sans pour autant faire obstacle à la lutte contre la contrefaçon. Il faut évidemment réprimer les utilisations abusives de logiciels telles que l'emploi de copies illégales et l'exploitation de logiciels sans licence. Pour y arriver, il convient néanmoins de suivre la procédure normale, une fois les éléments de preuve recueillis. Il est intolérable qu'une entreprise soit exposée à une menace excessive de suspension de ses activités normales en cas de non-acceptation d'une transaction totalement disproportionnée.

L'auteur choisit dès lors de n'intervenir qu'en ce qui concerne l'utilisation de logiciels illégaux. Qui plus est, cette intervention se limiterait aux seules mesures de sauvegarde de preuves. L'obtention d'une description des atteintes suspectées rendra alors superflue toute autre mesure conservatoire, ainsi qu'en atteste d'ailleurs le fait que, dans la pratique, une transaction est proposée d'emblée. En effet, les sociétés de développement de logiciels ou leurs représentants ne semblent pas intéressés par l'obtention d'informations complémentaires.

La production et la diffusion de logiciels illégaux n'entrent pas dans le champ d'application de la modification proposée, pas plus d'ailleurs que d'autres formes de contrefaçon, qui peuvent bien entendu nécessiter des mesures conservatoires.

Certaines mesures de saisie ne seront plus possibles en cas d'utilisation de logiciels illégaux à des fins sans rapport avec une distribution ultérieure ou avec d'autres infractions concernant ces logiciels. Il va de soi qu'il demeurera possible d'obtenir une mesure de description. D'autres formes de contrefaçon, de production et/ou de distribution de logiciels illégaux, qui supposent également une utilisation des logiciels en question, resteront intégralement susceptibles de donner lieu aux mesures décrites à l'article 1369bis/1, § 4, du Code judiciaire.

D'autre part, l'auteur estime également nécessaire d'indiquer que le juge ne pourra pas se baser exclusivement sur des plaintes anonymes. En effet, la pratique montre que certains juges — toujours les mêmes — autorisent les mesures extrêmes décrites ci-avant alors que les seules informations dont ils disposent proviennent d'une simple plainte anonyme. Pour l'auteur, il faut aussi légiférer à cet égard dès lors que certains juges délivrent leurs ordonnances en se basant uniquement sur des informations anonymes.

Pour la description des logiciels illégaux et de l'utilisation qui en est visée, l'auteur se base sur la définition formulée par l'article 11, § 1er, de la loi du 30 juin 1994 transposant en droit belge la directive européenne du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur. Dans la présente proposition de loi, la définition se limite à l'utilisation ou à la présence de programmes permettant de masquer les logiciels illégaux. En effet, des mesures de saisie doivent rester possibles pour des formes plus graves d'infractions ou d'atteintes, comme la production ou la distribution de logiciels illégaux.

Inge FAES.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 77 de la Constitution.

Art. 2

Dans l'article 1369bis/1 du Code judiciaire, inséré par la loi du 10 mai 2007, les modifications suivantes sont apportées:

1º le paragraphe 3 est complété par la phrase suivante:

« Le président doit rejeter la requête comme étant irrecevable si elle se fonde uniquement sur des informations provenant d'une source pour lui anonyme; »

2º le paragraphe 5 est complété par la phrase suivante:

« Le président doit rejeter la requête comme étant irrecevable si elle se fonde uniquement sur des informations provenant d'une source pour lui anonyme; »

3º l'article est complété par un paragraphe 8 rédigé comme suit:

« § 8. L'autorisation de prendre les mesures de constitution d'un gardien, de mise sous scellés et de saisie conservatoire visées au § 4, deuxième phrase, ne peut pas être accordée si les indices d'une atteinte se rapportent uniquement à la possession d'une copie d'un programme d'ordinateur ou à des moyens ayant pour seul but de faciliter la suppression non autorisée ou la neutralisation des dispositifs techniques qui protègent le programme d'ordinateur. »

2 décembre 2011.

Inge FAES.

(1) Directive 2004/48/CE, JO L 195 du 2 juin 2004, p. 16.

(2) Ponet, B., « Wanneer mag een verslag bij een beslag inzake namaak gebruikt worden ? », IRDI, 2010, p. 404.

(3) Dirix, E. « De rol van de beslagrechter in Beslag inzake namaak » (p. 43-56) in Gotzen F. (éd.), Story-Scientia, 1991, p. 47.

(4) Doc. Chambre, no 51-2943/1-2944/1, p. 59; Michaux, B. & De Gryse, E., « De handhaving van intellectuele rechten georganiseerd », TBH, 2007/7, p. 627.

(5) Doc. Chambre, no 51-2943/1-2944/1, p. 57.

(6) Il est notamment fait référence aux brevets. Doc. Chambre, no 51-2943/1-2944/1, p. 60.

(7) Doc. Chambre, no 51-2943/1-2944/1, p. 60.

(8) Michaux, B. & De Gryse, E., « De handhaving van intellectuele rechten georganiseerd », TBH, 2007/7, pp. 627-628.

(9) Lindemans, J.-D., « Softwarepolitie, boswachter of stroper ? », De Tijd, 12 novembre 2010.

(10) Ponet, B., « Wanneer mag een verslag bij een beslag inzake namaak gebruikt worden ? », IRDI, 2010, p. 405.