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26 OCTOBRE 2011
Historique
Les Kurdes sont un peuple installé depuis le Xe siècle dans les villages des régions montagneuses qui s'étendent au sud du Caucase. Le mot « Kurde » vient très probablement de « Corduène », une province romaine de l'époque de l'Antiquité située dans le nord de la Mésopotamie. Les Kurdes parlent leur propre langue, qui se rattache à la branche iranienne des langues indo-européennes.
Le mot « Kurdistan » apparaît pour la première fois au XIIe siècle dans un texte historique arménien relatant une bataille qui a eu lieu en 1062 au Kurdistan.
Au XVIe siècle, l'identité kurde se renforce grâce à l'alliance conclue avec les Ottomans durant la guerre contre l'Empire safavide. C'est de cette période également que date le premier ouvrage consacré à l'histoire kurde. Les Kurdes sont alors un État vassal de l'Empire ottoman.
La question kurde
On estime que quelque quatorze millions de Kurdes vivent dans le sud-est de la Turquie et dix-huit millions environ dans les régions voisines d'Arménie, de Syrie, d'Irak et d'Iran. La dispersion des Kurdes, pourtant si nombreux, sur les territoires de quatre pays s'explique par les traités de paix conclus après la Première Guerre mondiale, qui ont complètement redessiné la région faisant partie de l'Empire ottoman.
Initialement, le Kurdistan était censé devenir un nouveau pays. À la suite du traité de paix de Sèvres, signé le 10 août 1920 entre les Alliés et l'Empire ottoman vaincu, la Turquie allait perdre une immense partie de son territoire. La France et le Royaume-Uni étaient censés administrer des territoires sous mandat, comme l'Irak, la Palestine, la Syrie et le futur Liban. Le droit des peuples à l'autodétermination allait permettre au Kurdistan d'accéder à l'indépendance et à la partie arménienne de la Turquie d'être rattachée à la République caucasienne d'Arménie.
Les patriotes turcs menés par Mustafa Kemal Atatürk jugeaient cependant ce traité inacceptable, notamment parce qu'il ne laissait aux Turcs qu'un État tronqué. Ils prirent les armes contre les Arméniens, qui avaient annexé le nord-est de l'Anatolie à leur république, et contre les Grecs, qui avaient envahi l'Anatolie occidentale à partir de Smyrne (actuellement Izmir). Ils formèrent également un gouvernement parallèle à celui du sultan. Finalement, le traité de Sèvres ne fut jamais ratifié. Le mouvement nationaliste turc, sous la houlette de Mustafa Kemal (Atatürk), tira de sa victoire contre les troupes arméniennes et grecques la légitimité nécessaire pour amener les alliés à négocier un nouveau traité. C'est ainsi que fut signé, le 24 juillet 1923, le traité de paix de Lausanne qui allait fixer les frontières de l'actuelle Turquie. Le sultanat et le califat furent abolis par Atatürk, et la République de Turquie fut fondée le 29 octobre 1923. Conformément aux dispositions du traité de Lausanne, seuls des non-musulmans ont été reconnus comme « minorités ». S'appuyant sur le traité de Lausanne, la Turquie ne reconnaît pas aux Kurdes le statut de minorité, puisqu'ils sont de confession musulmane. À la lumière de conceptions modernes sur la nation, les Kurdes constituent toutefois bel et bien une minorité pour l'Union européenne, compte tenu de leur identité spécifique façonnée par leur langue et leur culture.
Pendant les décennies qui suivirent, plusieurs insurrections kurdes se produisirent en Turquie et en Iran, notamment la révolte de Cheikh Saïd en 1925, la révolte du mont Ararat en 1930 et la révolte de Dersim en 1937. De 1946 à 1947, un État kurde, la République de Mahabad, fut administré par les Kurdes dans le nord-ouest de l'Iran.
En tant que zones militaires, les territoires kurdes de Turquie furent inaccessibles aux étrangers de 1925 à 1965.
Fondé en 1978 par Abdullah Öcalan, le Parti des travailleurs du Kurdistan d'inspiration socialiste (mieux connu sous le nom de « PKK ») prit les armes pour revendiquer un renforcement du droit des Kurdes à l'autodétermination. Lors de la guérilla particulièrement sanglante qui opposa le PKK et l'armée turque, plus de quarante mille personnes perdirent la vie, des milliers de villages furent détruits et les deux parties se rendirent coupables de crimes contre l'humanité. Le calme ne commença à revenir qu'en 1999, après l'enlèvement et l'arrestation d'Abdullah Öcalan au Kenya. Récemment, on a assisté à un regain de violence entre l'armée turque et le PKK, qui opère depuis les montagnes de Kandil, dans le nord de l'Irak. En Turquie même, un parti démocratique pro-kurde, le BDP, participe au processus parlementaire. De nombreux maires de communes et villages du sud-est de l'Anatolie sont également issus de ce parti.
L'arrestation d'Abdullah Öcalan et le processus de paix
Depuis la commutation de sa peine de mort en réclusion à perpétuité, Abdullah Öcalan a écrit plusieurs livres dans lesquels il s'interroge sur les origines du conflit kurde et sur les solutions à y apporter. Il appelle le gouvernement turc et le PKK à respecter le cessez-le-feu; les activistes du PKK sont invités à se retirer à l'étranger afin de ne pas compromettre le processus de paix. Contrairement aux positions qu'il avait défendues précédemment, Öcalan annonce en outre que le Kurdistan ne souhaite plus se séparer unilatéralement de la Turquie. Il a pris conscience des conséquences néfastes qu'avait eues pour la population la politique menée en ce sens et des milliers de vies qu'elle a coûtées.
Öcalan semble à présent vouloir parvenir à une solution négociée et se pose à cet égard en représentant des Kurdes turcs et du PKK. Il reçoit régulièrement la visite de représentants du gouvernement d'Ankara dans sa cellule de prison sur l'île d'Imrali, et leur déclare être le seul capable d'amener les Kurdes à déposer les armes.
Selon lui, il incombe au Parlement turc de favoriser le rapprochement en créant une « commission de la vérité et de la réconciliation », qui serait chargée d'enquêter de manière objective sur les crimes commis par les deux parties durant la guerre entre le PKK et la Turquie et de sanctionner les personnes qui s'en sont rendues coupables. La commission de la vérité doit être instituée sans délai afin de retrouver les auteurs de ces crimes. Une enquête indépendante doit être menée par une commission composée d'intellectuels, d'universitaires, d'anthropologues et d'ONG. Cette commission devrait être investie de vastes pouvoirs l'habilitant à s'entretenir avec tous les témoins et suspects, et à réclamer des documents auprès de toutes les institutions publiques pertinentes. Chaque parti politique n'y serait représenté que par une personne au maximum.
Le plan en sept points d'Abdullah Öcalan prévoit que la Turquie mette un terme à toutes les opérations militaires dirigées contre les Kurdes et que les réfugiés kurdes puissent réintégrer leurs villages. Il prévoit également la suppression du système des gardiens de villages kurdes au service de l'État turc (village guard system) et un droit à l'autodétermination pour la région kurde à l'intérieur des frontières turques actuelles. Les Kurdes, en tant que groupe, devraient également pouvoir bénéficier des mêmes droits démocratiques que les Turcs, ainsi que d'une reconnaissance officielle de l'identité, de la langue et de la culture kurdes, etc.
Le congrès du PKK s'est rallié à cette proposition, mais il subsiste, au sein du mouvement kurde, des voix dissidentes — en réalité extérieures au PKK — qui revendiquent ouvertement l'accession à l'indépendance par les armes.
La situation actuelle en Turquie
Après la chute de Saddam Hussein en Irak, les territoires kurdes du nord du pays sont redevenus, en 2005, une entité autonome au sein de la république fédérale, comme ils le furent déjà en 1970. La région a prospéré, notamment grâce à d'importantes réserves pétrolières qui lui permettent d'attirer des investisseurs étrangers.
En mars 2011, pendant les festivités de célébration du nouvel an kurde, le Newroz, de nombreuses personnes sont descendues dans la rue dans le sud-est de l'Anatolie, région de Turquie majoritairement peuplée par des Kurdes, pour réclamer plus de droits. Des unités de la police et de l'armée turques sont intervenues: plus de huit cents personnes ont été arrêtées et deux cents blessées.
Depuis le début de 2011, on assiste, dans le Kurdistan turc, à une recrudescence de la violence qui a coûté la vie à des dizaines de soldats et de policiers turcs. Seize maires kurdes et des centaines de cadres du parti DTP sont toujours emprisonnés à l'heure actuelle. La ville de Diyarbakir a été le théâtre de grandes manifestations réclamant la libération des prisonniers politiques et l'abaissement du seuil électoral, actuellement fixé à 10 %. Ce seuil est perçu comme antidémocratique, car il aurait surtout pour objectif de faire barrage aux partis démocratiques pro-kurdes.
Lors des élections législatives du 12 juin 2011, des milliers de Kurdes sont descendus dans la rue après l'arrestation de responsables politiques kurdes élus, qui sont toujours derrière les barreaux à ce jour.
En réaction à ces manifestations, Ankara a bombardé des positions du PKK dans le Kurdistan irakien, faisant cependant également de nombreuses victimes parmi la population civile irakienne.
Entre-temps, la partie kurde de la Turquie reste une zone hautement militarisée, où seraient actuellement mobilisés quelque trente-trois mille soldats turcs, selon les estimations.
Abdullah Öcalan a averti que plus Ankara tarde à relancer le processus de paix, moins les combattants kurdes du PKK seront contrôlables. Dans ce contexte, une recrudescence de la violence deviendra inéluctable.
L'armée iranienne mène actuellement, elle aussi, une offensive contre les guérilleros du PJAK, qui constitue « l'aile iranienne » du PKK, et bombarde également des positions du PJAK dans le Kurdistan irakien.
Karl VANLOUWE. | |
Patrick DE GROOTE. |
Le Sénat,
A. considérant que le Kurdistan peut être considéré comme une région dotée d'une identité culturelle kurde spécifique, qui s'étend sur des territoires de Turquie, d'Arménie, de Syrie, d'Iran et d'Irak;
B. considérant que la population kurde peut se prévaloir d'une culture, d'une langue et d'une identité propres;
C. considérant qu'à la veille de la Première Guerre mondiale, les Kurdes habitaient majoritairement dans la province du Kurdistan de l'Empire ottoman et que ce territoire aurait pu obtenir son indépendance après la conclusion du traité de Sèvres entre les Alliés et l'Empire ottoman;
D. vu le fait que Mustafa Kemal Atatürk a rejeté ce traité, pris le contrôle du Kurdistan, de l'Anatolie et de la Thrace et fait accepter aux Alliés la conclusion du traité de Lausanne, qui accordait la souveraineté de ces territoires à la nouvelle République de Turquie;
E. vu le fait que la partie du Kurdistan située en Turquie a une superficie de 190 000 km², compte entre quinze et vingt millions de Kurdes et représenterait dès lors, selon les estimations, la moitié du Kurdistan;
F. compte tenu du conflit qui s'éternise entre la Turquie et la minorité kurde dans le sud-est du pays et qui a fait plus de quarante mille victimes et des dizaines de milliers de déplacés internes;
G. vu le fait que la minorité kurde milite également de manière pacifique par la voix du parti BDP pro-kurde, représenté au Parlement turc, pour une plus grande autonomie;
H. vu le fait que le dirigeant du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), Abdullah Öcalan, purge une peine de prison à perpétuité sur l'île turque d'Imrali à la suite de son enlèvement au Kenya et de sa condamnation à mort, prononcée le 29 juin 1999 puis commuée en une peine de réclusion à perpétuité;
I. se référant aux écrits récents d'Öcalan, dans lesquels il plaide en faveur d'un règlement pacifique de la question kurde à travers la démocratisation et l'intégration socioéconomique des Kurdes, dans lesquels il mise non plus sur une sécession unilatérale du Kurdistan turc mais sur une reconnaissance de son identité socioculturelle et dans lesquels, enfin, il désapprouve la violence du PKK;
J. vu le fait qu'Abdullah Öcalan agit en qualité de négociateur et de représentant du PKK en Turquie;
K. se référant à l'appel d'Öcalan à créer une « commission de la vérité et de la réconciliation », qui serait chargée d'enquêter sur les crimes de guerre commis par les combattants kurdes du PKK et par l'armée turque;
L. vu le fait que l'article 301 de la loi pénale turque, qui prévoit que les offenses contre l'identité turque sont punissables, peut être considéré comme une restriction de la liberté d'expression;
M. se référant aux rapports d'avancement de la Commission européenne sur la candidature de la Turquie à l'adhésion à l'Union européenne (UE), dans lesquels Ankara est encouragée à satisfaire aux critères d'adhésion de Copenhague et à combler les manquements dans les domaines des droits des femmes, de la liberté de la presse et des droits des minorités;
N. se référant à la résolution 1519 sur la situation culturelle des Kurdes, adoptée en octobre 2006 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe,
I. Demande au gouvernement:
1. d'encourager le gouvernement turc à relancer le processus de paix avec la minorité kurde;
2. de reconnaître les Kurdes comme une minorité conformément aux critères utilisés par l'Union européenne à cet égard;
3. de convaincre le gouvernement turc de l'importance, d'une part, d'une reconnaissance des droits socioculturels de la minorité kurde et, d'autre part, de l'ancrage légal d'une telle reconnaissance;
4. de demander au gouvernement turc de ne plus appliquer ou d'abroger complètement l'article 301 de la loi pénale, qui punit toute offense à la Turquie et à ses institutions, et de mettre un terme à la criminalisation de la contestation pacifique;
5. d'insister auprès du gouvernement turc pour qu'il reconnaisse des représentants légitimes de la population kurde;
6. d'insister auprès du gouvernement turc pour qu'il mette à profit la proposition d'Abdullah Öcalan d'instituer une commission de la vérité et de la réconciliation chargée d'enquêter sur les crimes commis par les deux parties lors du conflit kurde et d'en poursuivre les auteurs;
7. de continuer à rappeler, lors des contacts bilatéraux avec des représentants du gouvernement turc, que la reconnaissance de droits socioculturels aux minorités est essentielle pour le bon déroulement des relations bilatérales et pour le processus d'adhésion à l'Union européenne;
8. d'appeler le gouvernement turc à permettre et à soutenir le retour des Kurdes qui, pendant le conflit armé, ont fui leurs villages parce que ceux-ci avaient été détruits;
9. d'appeler le gouvernement turc à libérer les seize maires kurdes et les centaines de responsables politiques du DTP actuellement emprisonnés;
10. de demander aux Kurdes et à leurs représentants de désigner un représentant légitime, qui bénéficie du soutien de la majorité de la population kurde, pour négocier avec les autorités turques;
11. de demander aux Kurdes et à leurs représentants d'apporter leur contribution constructive aux négociations et à la mise en uvre pacifique des accords;
12. de demander aux Kurdes et à leurs représentants de renoncer à leur demande de libération d'Abdullah Öcalan comme condition sine qua non à l'ouverture des négociations de paix;
13. de demander également aux Kurdes et à leurs représentants de renoncer à toute forme de provocation ou de violence envers des cibles turques, principalement civiles;
14. de demander aux Kurdes et à leurs représentants de ne pas offrir de forum aux voix dissidentes en leur sein qui s'opposent à une solution négociée avec le gouvernement turc;
II. Demande au gouvernement, à la Commission européenne et au Service européen pour l'action extérieure:
1. d'accorder une attention renouvelée à la question kurde;
2. de reconnaître le rôle de premier plan d'Abdullah Öcalan en tant que représentant légitime de la population kurde en Turquie;
3. de signifier clairement au gouvernement turc qu'un règlement de la question kurde est une condition explicite à l'avancement des négociations d'adhésion à l'UE;
4. d'apporter leur soutien au gouvernement turc et aux représentants kurdes dans la normalisation de leurs relations et de superviser la création et le fonctionnement de la commission dite « de la vérité et de la réconciliation ».
14 octobre 2011.
Karl VANLOUWE. | |
Patrick DE GROOTE. |