5-590/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2010-2011

9 DÉCEMBRE 2010


Proposition de loi visant à adapter la perception du droit d'auteur à l'évolution technologique tout en préservant le droit à la vie privée des usagers d'Internet

(Déposée par M. Jacky Morael et Mme Freya Piryns)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi vise à créer une « licence globale ». Celle-ci vise à adapter la perception du droit d'auteur à l'émergence d'Internet comme principal vecteur de diffusion de culture et de savoir. Son objectif est de combiner une modulation de la perception du droit d'auteur avec le respect de la vie privée des usagers d'Internet. Cette proposition vise à créer une procédure de négociation entre les sociétés de gestion de droits d'auteurs et les fournisseurs d'accès à Internet, sous l'égide de l'État. Elle a pour objectif de financer forfaitairement et équitablement les créateurs de contenu culturel distribué par l'Internet, en sécurisant les activités des consommateurs sur le réseau mondial. Enfin, la proposition veille à ce que la contribution créative transférée vers les ayants droits des œuvres concernées ne soit pas répercutée sur la facture de connexion de l'usager, déjà trop élevée en Belgique, par manque de concurrence dans ce secteur.

1. La culture en transition

Le mode de consommation culturelle s'est profondément transformé depuis une quinzaine d'années. Avec la généralisation des connexions Internet à haut-débit, des téléphones et ordinateurs portables et de l'usage des baladeurs MP3, le téléchargement de biens culturels protégés par le droit d'auteur (musique et vidéos) s'est complètement banalisé, en particulier chez les plus jeunes. Nous sommes à la veille d'une nouvelle révolution industrielle avec la numérisation galopante des livres.

À la différence des évolutions technologiques connues précédemment, la généralisation du téléchargement d'œuvres a profondément modifié des comportements culturels pourtant très ancrés: d'un modèle où le diffuseur de contenu est actif et le consommateur de ce contenu passif, nous sommes passés — grâce à Internet — à un modèle interactif où le consommateur peut choisir ce qu'il veut regarder, lire ou écouter.

Peu d'études sérieuses existent sur la réalité du partage de fichiers en Belgique. Toutefois, en 2009, la Karel de Grote-Hogeschool d'Anvers a effectué une enquête auprès de 1 621 jeunes entre quinze et vingt-neuf ans et il apparaît que parmi cette population, 68 % des personnes qui disposent de l'usage d'un ordinateur avec accès à Internet à domicile téléchargent de la musique et des films via Internet, dont seulement 3 % via des plateformes dites légales.

Cette profusion de contenus disponibles via le réseau mondial a eu un effet direct sur l'audience d'autres médias. Selon une enquête de l'EIAA (European Interactive Advertising Association) réalisée en 2009, 72 % des internautes belges se tournent moins vers d'autres médias et ceci en faveur d'Internet (la moyenne européenne est de 62 %). 47 % des internautes belges déclarent moins regarder la télévision, 27 % écoutent moins la radio et 30 % lisent moins fréquemment les journaux. Parallèlement, les offres commerciales disponibles sur le Web ont tardé à émergé et pendant ce temps-là, les usagers d'Internet ont pris l'habitude de la « gratuité ».

Malgré cette évolution technologique galopante, le droit pour l'auteur de toute œuvre artistique ou scientifique d'autoriser ou d'interdire la distribution, la représentation ou toute autre utilisation de son œuvre est maintenu. Mais ce droit est impossible à appliquer tel quel pour des raisons techniques. En effet, à partir du moment où une œuvre numérique a été détachée de son support matériel, elle est immédiatement échangeable sur le réseau mondial, et ce à très grande échelle. C'est la nature même de la dématérialisation des biens culturels opérée depuis le début des années nonante.

En conséquence, le marché traditionnel du disque et du cinéma s'est effondré. Au cours de la période 2000-2008, par exemple, le marché de la distribution physique de la musique en Belgique a connu une baisse de 46 % du point de vue de la vente de disques. La même tendance est prévisible pour l'industrie du livre et la presse. Certains réseaux traditionnels de distribution culturelle ont d'ailleurs changé de stratégie commerciale en devenant aussi des détaillants de matériel informatique. Les lecteurs MP3, les clés USB et autres disques durs externes qu'ils y proposent ont pour principal argument de vente la « gratuité » des contenus culturels dématérialisés qu'ils peuvent contenir, via le Web. Les fournisseurs d'accès à Internet jouent évidemment un rôle dans cette évolution en devenant les principaux vecteurs de la distribution de culture et de savoir via des abonnements offrant des connexions à très hauts quotas de téléchargement, voire le « téléchargement illimité ».

Les artistes, auteurs, producteurs et scientifiques voient donc leurs revenus diminuer de façon drastique car la distribution des œuvres à la création desquelles ils participent est devenue numérique et totalement libre, ce qui pose la question de la rémunération de la création dans la société de la communication et de l'information.

2. Une évolution technologique galopante

Internet est devenu un outil indispensable de la vie de tous les jours pour la plupart des citoyens belges. Le réseau est devenu une gigantesque « médiathèque multimédia », et ce au bénéfice de l'accès à la culture pour le plus grand nombre et de la circulation de l'information.

Le gouvernement fédéral lui-même promeut et facilite aujourd'hui l'équipement informatique des ménages (avec connexion à haut-débit et haut quota de téléchargement) via sa campagne « Sart2surf@home ».

L'histoire récente de la technologie des partages de fichier l'a montré: les modes de téléchargement dits illégaux se succèdent sur Internet. Une plateforme de téléchargement qui ferme est immédiatement remplacée par plusieurs autres. Les techniques d'échange, de plus en plus sophistiquées, émergent les unes après les autres. Elles cassent systématiquement les verrous de sécurité que les industriels de la culture tentent de placer sur leurs produits. Compte tenu de ce constat, il est vraisemblable que l'évolution technologique permettra de successivement les dépasser.

L'émergence d'un marché du « téléchargement légal » ne pourra pas durablement empêcher ou remplacer le « téléchargement illégal », à cause de la concurrence persistante des plateformes dites illégales, qui survivront quelque soit la technique de répression mise en œuvre. Entre un morceau de musique, un film, une série télévisée ou un livre disponibles pour lesquels il faut payer et la même œuvre disponible gratuitement, une majorité d'internautes choisira évidemment la solution la plus économique.

Dans ce contexte, le « téléchargement illégal » restera selon toute vraisemblance toujours techniquement possible, même si un marché du « téléchargement légal » peut s'épanouir parallèlement à l'établissement d'une licence légale. En effet, les plateformes commerciales dites légales offrent sécurité, qualité, convivialité et facilité d'usage contre rémunération. De plus, dans l'état actuel de l'offre de musique disponible sur Internet, Test Achats estime dans son numéro de janvier 2010 et suite à une enquête approfondie sur le sujet que « la frontière de la légalité n'est pas toujours claire ». C'est ce qui amène parfois l'internaute belge à télécharger illégalement sans le vouloir.

Dans d'autres pays européens comme la France, il a été décidé d'introduire une technique de contrôle du trafic Internet dans le but de punir le téléchargement illégal (loi-HADOPI). Il s'avère que sa mise en œuvre technique et politique est ardue. En effet, le coût du contrôle des internautes rendu nécessaire par la loi s'avère problématique, au-delà des questions soulevées par cette atteinte à la vie privée des citoyens français. De plus, de l'aveu même des principaux intéressés (Sacem, société de gestion de droit d'auteur): « Quelle que soit l'efficacité de la loi « Création et Interne », l'état actuel de la technologie ne permet pas de supprimer durablement la diffusion d'enregistrement de source non autorisée. »

Dans l'état actuel de l'ordre juridique belge et européen, il n'existe pas de dispositions qui puniraient spécifiquement le partage par Internet d'œuvres protégées. Bien entendu, au regard de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins ou de la loi du 15 mai 2007 relative à la répression de la contrefaçon et de la piraterie de droits de propriété intellectuelle, il est théoriquement envisageable que des actions judiciaires puissent être menées contre des cas de téléchargement illégaux. Mais ce mode d'acquisition électronique d'œuvres culturelles s'est tellement banalisé chez des millions d'internautes belges qu'il apparaît vain d'envisager de tels recours, à une si grande échelle.

Cette proposition de loi a un tout autre objectif que cette vision répressive, inefficace et passéiste de la rémunération du droit d'auteur. Elle vise à prendre acte de l'évolution technologique, de permettre le paiement du droit d'auteur à l'heure où la distribution des œuvres se fait par le réseau mondial, tout en protégeant la vie privée des usagers d'Internet en Belgique.

3. Un usager d'Internet protégé

L'établissement d'une « licence globale » a pour objectif de financer forfaitairement les ayants droit du contenu disponible sur Internet, ce qui en conséquence sécurisera juridiquement les pratiques culturelles contemporaines des internautes. Parallèlement, cette proposition veille à plafonner le prix des abonnements Internet haut-débit au moment de l'instauration de la « licence globale ». En effet, la contribution créative ne doit pas être répercutée sur la facture de l'usager. Cette dernière est déjà trop élevée en Belgique, en raison d'un manque de concurrence dans ce secteur.

Enfin, cette proposition de loi souhaite objectiver la réalité du trafic Internet en Belgique et propose d'ajouter une mission supplémentaire à l'actuel Institut belge des services postaux et de télécommunications (IBPT) pour créer un « Observatoire de l'Internet ». En effet, il est extrêmement difficile aujourd'hui de mesurer les usages actuels de l'Internet en Belgique. C'est pourquoi cette instance administrative indépendante veillera à objectiver le flux Internet via des enquêtes de terrain strictement anonymes menées auprès d'internautes volontaires. La proposition laisse au Roi le soin d'organiser cette mission d'étude mais balise très clairement et explicitement les limites en termes de respect de la vie privée des internautes, comme l'interdiction de conserver quelque donnée à caractère personnel que ce soit, et ce à aucun moment.

L'IBPT pourra ainsi établir une cartographie générale et anonyme de la réalité du téléchargement en Belgique. Il ne s'agit en aucun cas d'une instance de contrôle des internautes, qui aurait pour objectif de punir les éventuelles atteintes au droit d'auteur, mais une cellule administrative et de recherche qui de façon périodique pourra établir de façon indicative et générale (et non individuelle) les proportions et le type de fichiers partagés. Cette étude (sondages volontaires) pourra ainsi servir de base indicative et facultative pour l'élaboration de la clé de répartition des droits générés par la licence globale vers les diverses sociétés de gestion qui gèrent les droits des auteurs.

COMMENTAIRE DES ARTICLES

Article 2

Afin de trouver un équilibre entre l'accès à Internet pour tous et une juste rémunération des auteurs, producteurs, éditeurs et interprètes dont les œuvres sont distribuées, le présent article propose d'instaurer un système de licence globale.

Ainsi le nouveau chapitre réaffirme d'emblée le principe du droit exclusif de l'auteur. Par la licence globale, les auteurs, interprètes, producteurs et éditeurs ne perdent donc à aucun moment leur droit à faire valoir leur droit exclusif.

Ce régime permet que soit intégré automatiquement tout acteur n'ayant pas pris part aux négociations, ainsi aucun acteur n'est lésé.

Les sociétés de gestion représentatives négocieront avec les fournisseurs d'accès internet une rémunération différente pour deux catégories d'abonnement internet: moyen et haut-débit. Les abonnements bas-débit (qui permettent un volume mensuel d'upload et download inférieur ou égal à 5 GB) ne sont pas visés.

Les articles suivants contiennent les dispositions qui encadrent la conclusion des licences globales et la répartition des rémunérations perçues. Pour créer une base objective à la négociation et à la répartition des droits issus cette licence globale, les agents de l'IBPT sont chargés d'établir annuellement une cartographie générale du type de fichiers téléchargés selon les catégories auxquelles ils appartiennent (musique, film, livre, textes, programmes, jeux, etc.) mais de manière totalement anonyme et sur base d'enquêtes et de sondage effectués auprès d'un échantillon représentatif et volontaire d'usagers d'Internet. Ces enquêtes seraient menées sur le modèle de ce qui est réalisé aujourd'hui pour mesurer de façon strictement anonyme l'audience des radios en Belgique. Il ne s'agit pas d'une instance de contrôle du trafic internet chargée de punir le consommateur qui télécharge mais d'un Observatoire de l'Internet qui a pour mission d'objectiver la réalité du flux Internet en Belgique (dont le téléchargement), de façon indépendante et anonyme. L'article de loi précise clairement qu'aucune donnée à caractère personnel ne pourra, à aucun moment, être recherchée ou conservée par l'IBPT.

Le Roi se voit chargé de créer une société coopérative à responsabilité limitée représentative de l'ensemble des sociétés de gestion des droits qui assurera la perception et la répartition des droits issus de la licence globale. Cette société dont la tâche est comparable à ce qu'effectue aujourd'hui Auvibel ou Reprobel pour la rémunération de la « copie privée », sera le maillon central entre les sociétés de gestion de droit et les fournisseurs d'accès à Internet.

Article 3

La loi du 22 janvier 1945 sur la réglementation économique et les prix, modifiée ultérieurement et coordonnée le 30 juillet 1971 permet au législateur de réguler les prix de certains biens proposés sur le marché en Belgique.

C'est le cas dans certains secteurs encore considérés comme monopolistiques ou à dimension sociale élevée et c'est surtout pour protéger le consommateur ou les populations les plus faibles que les pouvoirs publics décident de maintenir un contrôle des prix dans ces secteurs.

Ainsi, on peut considérer que le prix des abonnements internet est notoirement trop élevé en Belgique, ceci à cause du caractère quasiment monopolistique de la société Belgacom sur le marché des lignes ADSL (téléphones) et des câblodistributeurs sur celui du câble.

Le présent article vise à ne pas pénaliser le consommateur belge lors de l'instauration de la licence globale. Cette disposition de la proposition de loi vise à ce que le montant de la licence globale ne soit pas répercuté sur le prix de la facture d'abonnement à l'Internet haut-débit.

Jacky MORAEL
Freya PIRYNS.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Dans la loi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins est inséré un chapitre VII/1, intitulé « Partage d'œuvres protégées sur Internet » comprenant les articles 78-1 à 78-4 rédigés comme suit:

« Art. 78-1. — § 1er. Sans préjudice de l'article 1er, les sociétés peuvent autoriser les fournisseurs d'accès à internet, ci-après dénommés « FAI », à permettre l'échange par leurs clients à des fichiers dont le contenu est protégé par le droit d'auteur par voie de licence globale.

Ces licences résultent de négociations libres entre une ou plusieurs sociétés de gestion et un ou plusieurs FAI qui s'entendent notamment sur les rémunérations à percevoir par les sociétés de gestion au titre de la licence globale.

§ 2. Au plus tard pour le 31 janvier de chaque année, un accord est obtenu concernant les rémunérations à percevoir pour chacune des catégories d'abonnement Internet mensuel suivantes:

a) abonnement moyen-débit: qui permet un volume mensuel d'upload et de download supérieur à 5 et inférieur ou égal à 30 gigas;

b) abonnement haut-débit: qui permet un volume mensuel d'upload et de download supérieur à 30 gigas.

Cet accord est rendu obligatoire par arrêté royal. Le Roi pourra modifier la catégorie d'abonnement pour l'adapter aux éventuelles évolutions technologiques.

§ 3. À défaut d'accord visé au paragraphe 2, le Roi fixe lui-même les rémunérations pour les catégories d'abonnement visées à l'alinéa 1er sur la base des rémunérations de l'année précédente, éventuellement indexées.

Art. 78-2. — La licence globale bénéficie à l'ensemble des ayants droit associés ou non de la société signataire.

Art. 78-3. — L'Institut belge des services postaux et de télécommunications (IBPT) dressera annuellement, au plus tard pour le 31 janvier de chaque année, une cartographie générale, indépendante et anonyme des usages d'Internet en Belgique pour l'année précédente. Il mènera pour cela une enquête auprès d'un échantillon représentatif et volontaire d'usagers d'Internet. Le Roi fixera les modalités de l'établissement de cette enquête annuelle dans le respect absolu de la vie privée des usagers. Aucune donnée privée (comme des adresses IP), ou toute autre information à caractère personnel ne pourra être recherchée ou conservée par l'IBPT.

Art. 78-4. — § 1er. Selon les conditions et les modalités qu'Il fixe, le Roi charge une société coopérative à responsabilité limitée représentative de l'ensemble des sociétés de gestion des droits d'assurer la perception et la répartition des droits issus de la licence globale.

§ 2. Une fois les montants de la licence globale perçus par la société visée au paragraphe 1er, ceux-ci sont répartis entre les différentes sociétés de gestion au terme d'une clé de répartition qu'elles négocieront entre-elles. Pour objectiver cette clé de répartition, les sociétés de gestion pourront facultativement s'appuyer sur la cartographie générale et anonyme du flux internet en Belgique telle que prévue à l'article 78-3.

§ 3. La rémunération visée à l'art. 78-1 est versée au plus tard le 15 décembre de chaque année aux auteurs, artistes-interprètes ou exécutants, producteurs de phonogrammes et d'œuvres audiovisuelles. »

Art. 3

L'article 2, § 1er, de la loi du 22 janvier 1945 sur la réglementation économique des prix, modifié par la loi du 23 décembre 1969, est complété par un alinéa 2 rédigé comme suit:

« Il fixe à tout le moins un prix maximum pour la fourniture de gaz, d'électricité et d'accès à Internet. Pour la fourniture d'accès à internet il détermine trois catégories distinctes d'abonnement en fonction du volume mensuel d'upload et de download auquel l'abonnement donne accès. »

23 novembre 2010.

Jacky MORAEL
Freya PIRYNS.