5-302/1

5-302/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2010-2011

13 OCTOBRE 2010


Proposition de loi modifiant le Code civil en ce qui concerne la portion de biens disponibles

(Déposée par M. Guy Swennen)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat le 6 novembre 2007 (doc. Sénat, nº 4-354/1 - 2007/2008).

Tout citoyen ayant la capacité civile peut, de son vivant, disposer librement de ses biens, aussi à titre gratuit. La loi permet aussi à chaque individu de régler lui-même, par testament, le sort qu'il convient de réserver à ces biens après sa mort. En l'absence de testament, c'est la loi elle-même qui règle le sort des biens. Il s'agit là, dans les grandes lignes, des principes qui sont énoncés dans le Code civil.

Les articles 913 et suivants du Code précité assortissent toutefois ce droit de disposer librement de ses biens d'une restriction quantitative, afin de protéger quelque peu certains parents et alliés.

En effet, lorsque le de cujus laisse des parents proches, la dévolution d'une portion de la succession est soustraite à la libre disposition et cette portion échoit obligatoirement à ces parents conformément aux règles de la succession légale. Cette portion, dont le testateur ne peut donc disposer librement, est appelée « réserve ». Les parents protégés de la sorte sont les héritiers réservataires. À l'heure actuelle, il s'agit des descendants (les enfants et, en cas de prédécès de ceux-ci, les petits-enfants), du conjoint survivant et, s'il n'y a pas de descendant, des ascendants (les parents et, le cas échéant, les grands-parents).

Le testateur peut régler l'attribution du reste de la succession, c'est-à-dire la « portion disponible », sans que ses choix puissent être contestés.

Cette protection accordée sous la forme d'une réserve ne limite pas véritablement la liberté du disposant. En effet, de son vivant, il peut disposer librement de ses biens à titre gratuit. La protection offerte par la réserve consiste en ce que, lors du décès du testateur, l'on confère à certains de ses parents proches, venant à la succession, le droit de contester la libéralité ainsi faite si celle-ci excède la quotité disponible du patrimoine. L'on détermine si tel est le cas lors du décès du donateur, en tenant compte des héritiers réservataires venant à ce moment à la succession, mais sans tenir compte du moment ou la(les) donation(s) entre vifs a(ont) été fait(es). La protection visée est effective même si les donations ont été faites à un moment où ces parents proches n'étaient pas encore nés (enfants) ou à un moment où ces derniers ne pouvaient pas encore faire valoir leur droit à la réserve (conjoint survivant).

En instaurant le régime légal actuel, les auteurs du Code civil entendaient concilier deux principes fondamentaux: la protection des droits légitimes de certains parents, d'une part, et le principe de la liberté testamentaire, d'autre part.

La réserve telle qu'elle existe actuellement dans notre Code civil a été influencée par des institutions du droit romain et du droit français d'avant la révolution et par les idées mêmes des révolutionnaires.

La légitime du droit romain a été d'une grande influence. Elle était fondée sur ce que l'on appelait l'officium pietatis, le droit moral des parents proches de ne pas être totalement déshérités, c'est-à-dire une sorte d'obligation et de droit d'entretien après la mort.

L'ancien droit coutumier français connaissait la réserve coutumière, qui visait à conserver les biens au sein de la famille. Elle relevait du droit positif et sa portée s'étendait même au droit public dans une société d'inspiration féodale. Elle visait à assurer une protection collective et était attribuée globalement à l'ensemble des réservataires, tous parents. Elle constituait une protection contre la perte des biens mêmes de la famille. Dans le droit coutumier, elle a débouché sur une réserve en nature, la pars hereditatis.

La réserve coutumière n'offrait qu'une protection limitée et n'empêchait pas la donation de biens propres au cours de la vie ni les dons de biens immobiliers ou d'acquisitions. C'est la raison pour laquelle la légitime a été insérée dans le droit coutumier. Elle avait un caractère subsidiaire et visait essentiellement la protection des enfants puînés contre tous les dons, y compris donc les dons entre vifs, et ce, à l'égard de l'ensemble du patrimoine du de cujus. Au fil du temps, elle acquit toutefois, à l'instar de la réserve coutumière, un caractère successoral et devint une pars hereditatis.

Ce sont surtout la légitime (droit romain: solidarité fondée sur la parenté proche) et la légitime coutumière (droit coutumier: en ce sens que la réserve implique un droit sur l'héritage lui-même et ne revient qu'à ceux qui ont la qualité d'héritiers), ainsi que Paris dénommait cette institution, qui ont influencé la réserve du Code Napoléon.

La Révolution française et son objectif d'égalitarisme absolu ont constitué un troisième facteur important qui a façonné l'institution de la réserve. Leur influence a conduit à mettre tous ces descendants, tant qualitativement que quantitativement, sur un pied d'égalité absolue et obligatoire. Le but de la réserve n'était plus de maintenir les biens dans la famille, mais de morceler les patrimoines, afin de réaliser la nouvelle justice sociale.

La nature de la réserve a donné lieu à des divergences de vues dans la doctrine.

« Il importe de souligner », écrit R. Dillemans, « que la réserve n'est pas tant une mesure destinée à maintenir les biens dans la famille dans son ensemble qu'une assurance, un privilège de certains héritiers fondé sur leur qualité d'héritier ainsi que sur le degré de leur relation propre avec le défunt ». La restriction est, selon lui, davantage liée à la qualité de certains héritiers et constitue donc une protection individuelle pour le réservataire.

(Dillemans, R., De erfrechtelijke reserve, 1960, Louvain, Uystpruyst, nº 24).

De Page définit la réserve comme « La partie du patrimoine du défunt que la loi soustrait dans l'intérêt de la famille au régime de l'autonomie de la volonté » et met donc l'accent sur la protection de la famille. (De Page, Traité VIII/2, nº 1398).

Si la réserve était initialement destinée aux descendants en ligne directe, le législateur y a néanmoins ajouté une série de catégories ces dernières années. La loi du 14 mai 1981 a ainsi promu le conjoint survivant au rang d'héritier réservataire, même s'il s'agit d'une réserve en usufruit, tandis que la loi du 31 mars 1987 a ajouté les enfants naturels à la liste des réservataires.

Dans ce sens, la quotité disponible est une notion évolutive, qui a clairement un impact social.

Elle peut varier en fonction de la nature du réservataire (descendant ou ascendant).

Dans le cadre du débat que nous amorçons, nous ne tenons pas compte de la réserve du conjoint survivant, étant donné que nous ne remettons pas cette réserve en question.

Lorsque des descendants viennent à la succession, la quotité disponible varie en fonction du nombre de descendants. L'article 913 du Code civil dispose que lorsqu'il y a un enfant, le testateur peut disposer librement de la moitié de ses biens. Lorsqu'il y a deux enfants, il peut disposer librement d'un tiers de ses biens et lorsqu'il y a trois enfants ou plus, d'un quart.

En vertu de cette disposition légale, ces héritiers peuvent faire annuler les libéralités du de cujus, dans la mesure où elles excèdent certaines limites quantitatives par rapport à l'ensemble du patrimoine. Cette annulation a un effet rétroactif.

La présente proposition de loi vise à porter la quotité disponible du testateur qui décède en laissant des descendants à la moitié de la succession, quel que soit le nombre de descendants.

Le testateur qui laisse des descendants peut donc, indépendamment du nombre de descendants, disposer dans tous les cas librement de la moitié de la succession. Il s'agit naturellement d'un droit de disposition libre. Lorsqu'il n'y a pas de libéralités ni de dispositions testamentaires, il y a lieu d'appliquer les règles successorales normales.

La proposition tient ainsi compte de l'évolution du contexte social, en renforçant le droit de disposer librement de ses biens au détriment de la volonté de conserver coûte que coûte les biens au sein de la famille. Elle simplifie également la règle étant donné que la quotité disponible ne variera plus suivant le nombre d'enfants. Elle présente également l'avantage que le disposant, dès l'instant où il a un descendant, connaît avec précision la quotité dont il pourra disposer librement.

Étant donné, par ailleurs, que les descendants conservent leur qualité d'héritiers réservataires, la modification que nous proposons d'apporter à la loi, ne porte pas atteinte à la solidarité naturelle existant au sein d'une famille. Une fois de plus, il s'agit d'un compromis entre les partisans d'une suppression totale de la réserve légale, avec une liberté totale pour le disposant, et les partisans du maintien du système actuel.

Cette modification est également motivée par le fait que l'obligation alimentaire à l'égard des membres de la famille est, aujourd'hui, en grande partie remplacée par un système de sécurité sociale, basé sur la solidarité entre tous les citoyens. En conséquence, le ratio legis qu'invoque Dillemans pour justifier la réserve a, aujourd'hui, perdu de sa pertinence.

Enfin, la modification que nous proposons vise également à tenir compte d'une réalité sociale: les diverses formes de vie commune ne sont en effet plus exclusivement axées sur la famille en tant que telle.

Lorsqu'il n'y a aucun descendant, mais qu'il y a des ascendants, la quotité disponible varie selon qu'il y a des ascendants dans les deux lignes ou dans l'une des deux lignes seulement. L'article 915 du Code civil dispose que, lorsqu'il y a des ascendants dans chacune des lignes, la quotité disponible ne peut excéder la moitié des biens. Si le défunt ne laisse des ascendants que dans une ligne, la quotité disponible peut atteindre les trois quarts.

Dès lors que la nécessité de conserver les biens au sein de la famille en cas de succession a disparu dans le contexte social actuel et qu'il n'y a pas — ou guère — de raisons économiques qui puissent justifier que les ascendants conservent la qualité d'héritiers réservataires, nous proposons d'ôter aux parents en ligne ascendante la qualité d'héritiers réservataire, ce qui permettra d'ailleurs également de prendre en compte la réalité actuelle de la société, dans laquelle les cohabitants sont de plus en plus nombreux. Ces cohabitants pourront ainsi, en l'absence de descendants, léguer l'essentiel de leurs biens à leur partenaire par voie testamentaire.

COMMENTAIRE DES ARTICLES

Article 2

L'article 913 du Code civil détermine la quotité réservée aux descendants en ligne directe en fonction de leur nombre. Afin de conférer au disposant une plus grande liberté dans la disposition de ses biens, la réserve est limitée à la moitié de ceux-ci, quel que soit le nombre de ses descendants. Par ailleurs, cette limitation est également une simplification, dès lors que la quotité disponible reste inchangée, quel que soit le nombre d'enfants.

Article 3

À l'article 915 du Code civil, les alinéas instituant les ascendants héritiers réservataires sont supprimés. Après modification de la loi, les seuls héritiers réservataires seront les parents en ligne descendante.

Le contexte social actuel ne requiert en effet plus que des biens soient conservés au sein d'une famille.

De plus, il n'existe aucune raison économique de prévoir la transmission de l'actif successoral aux ascendants.

Enfin, cette modification tient compte des nouvelles formes de vie en commun hors du mariage et permet d'exprimer son désir de léguer l'intégralité de ses actifs au/à la partenaire qui partage cette forme de vie.

Articles 4 et 5

Aux articles 916 et 917, les références aux ascendants sont supprimées en conséquence logique de l'article 3.

Guy SWENNEN.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

L'article 913 du Code civil est remplacé par la disposition suivante:

« Art. 913. — Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s'il laisse à son décès un ou plusieurs enfants. »

Art. 3

À l'article 915 du même Code, les alinéas 1er et 3 sont abrogés.

Art. 4

L'article 916 du même Code est remplacé par la disposition suivante:

« Art. 916. — À défaut de conjoint survivant et de descendants, les libéralités par actes entre vifs ou testamentaires pourront épuiser la totalité des biens. »

Art. 5

À l'article 917 du même Code, les mots « ou de l'article 915, » sont supprimés.

24 septembre 2010.

Guy SWENNEN.