5-48/1

5-48/1

Sénat de Belgique

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2010

2 SEPTEMBRE 2010


Proposition de loi modifiant le Code civil en ce qui concerne la responsabilité objective des parents pour les dommages causés par leurs enfants mineurs

(Déposée par Mme Martine Taelman)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat le 19 janvier 2009 (doc. Sénat, nº 4-1124/1 - 2008/2009).

En droit belge, on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait (article 1383 du Code civil), mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre.

La responsabilité des parents pour les actes illicites commis par leurs enfants mineurs est réglée par l'article 1384, alinéas 2 et 5, du Code civil. Depuis la loi du 6 juillet 1977 (1) , l'article 1384, alinéa 2, du Code civil dispose: « Le père et la mère sont responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs. » L'article 1384, alinéa 5, du Code civil dispose: « La responsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère, instituteurs et artisans, ne prouvent qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité. »

Pour que la responsabilité extra-contractuelle soit engagée, trois conditions fondamentales doivent être réunies: une faute doit avoir été commise, un dommage doit avoir été causé et il doit y avoir un lien causal entre l'une et l'autre. Souvent, la charge de la preuve relative à ces trois éléments est très lourde. Le législateur est par conséquent intervenu en faveur de la victime en introduisant le principe de la « responsabilité présumée » des parents du fait de leurs enfants mineurs. Pour évaluer si l'enfant a commis un fait dommageable, on cherche à établir comment un enfant normal, prudent et raisonnable se comporterait dans les mêmes circonstances.

La règle veut que les parents soient responsables de leurs enfants mineurs. S'il a été démontré que les conditions d'application de l'article 1384, alinéa 2, sont réunies, la victime peut invoquer une présomption de faute à charge du père et de la mère. La victime bénéficie ainsi d'une protection: une présomption de responsabilité a été créée dans le chef des parents.

La présomption de responsabilité est toutefois réfragable. Les parents peuvent se soustraire à leur responsabilité s'ils prouvent qu'ils n'ont pu empêcher le fait dommageable commis par leur enfant mineur (article 1384, alinéa 5, Code civil).

La Cour de cassation a estimé, à plusieurs reprises, que cette présomption de responsabilité repose sur une faute dans la surveillance ou dans l'éducation du mineur (2) . Un de ces manquements suffit pour engager la responsabilité des parents (3) . La coexistence des deux fautes n'est pas requise (4) . Si les parents peuvent apporter la preuve contraire démontrant que la faute commise par leur enfant ne peut être imputée à un manque de surveillance ou qu'ils ont éduqué correctement cet enfant, le juge peut décider de ne pas engager leur responsabilité. Les parents doivent toutefois toujours prouver que les deux conditions étaient réunies; une seule ne suffit donc pas.

Si les parents souhaitent se dégager de leur responsabilité, ils doivent en premier lieu apporter la preuve qu'ils ont bien éduqué leur enfant. La justice se fonde souvent sur une preuve contraire générale (l'enfant fréquente régulièrement l'école, il se développe normalement, il a de bons rapports avec les autres, il a un comportement équilibré, ...) lorsque la faute elle-même n'indique pas d'éventuelles lacunes dans l'éducation (5) . La souplesse des juges s'explique par la difficulté d'apporter une preuve complète de bonne éducation. La jurisprudence n'est pas unanime sur la question de savoir si la nature et la gravité de la faute commise influent en principe sur l'appréciation de la preuve contraire. La conception classique est qu'il ne peut y avoir d'influence (6) , mais il ressort de jugements plus récents que les juges se montrent plus sévères, en décidant notamment que la faute en tant que telle est la preuve d'une mauvaise éducation (7) .

Pour prouver que les parents ont exercé une surveillance suffisante à l'égard de l'enfant, il faut démontrer que la surveillance normalement requise était présente, sans que l'enfant doive nécessairement être « surveillé » en permanence. À cet égard, le juge peut tenir compte de plusieurs critères: le milieu dans lequel l'enfant grandit, l'âge de l'enfant, les conceptions sociales en matière d'éducation, qui évoluent constamment, les circonstances concrètes de l'acte de l'enfant, ...

Cela fait plusieurs années déjà que certains juristes critiquent le régime légal de la responsabilité des parents pour les actes de leurs enfants mineurs (8) . La polémique porte essentiellement sur la double présomption de faute dans l'éducation et la surveillance.

Dans la pratique, les juges disposent d'une trop grande latitude pour interpréter les notions de « bonne éducation » et de « surveillance suffisante » en fonction de leurs propres conceptions, ce qui débouche sur des jugements contradictoires, en fonction du juge qui les prononce, et a généré une casuistique confuse. Certains juristes y voient la conséquence logique du fait que les notions de « bonne éducation » et de « bonne surveillance » sont étrangères au droit (9) . Certains juges utilisent des critères vagues et théoriques pour constater une faute dans l'éducation, alors que d'autres exigent des preuves contraires complètes et précises de surveillance adéquate et d'éducation scrupuleuse (10) .

Il est certain que les juges doivent pouvoir tenir compte, dans une certaine mesure, des circonstances concrètes de l'affaire. Toutefois, l'indemnisation de la victime ne doit pas être le seul objectif. La présomption de faute est souvent une fiction juridique créée spontanément en vue de permettre l'indemnisation des victimes sans devoir renoncer au critère de la faute (11) .

Le problème essentiel se situe au niveau de la preuve de l'existence d'un lien clair et manifeste entre l'acte de l'enfant et la mauvaise éducation. Le lien causal entre la faute et le défaut de surveillance des mineurs est généralement aisé à démontrer. Par contre, il existe rarement un lien de causalité — tout au plus une corrélation — entre la mauvaise éducation et la faute (12) .

Signalons enfin que les lacunes de l'instruction sont également invoquées à l'encontre du fondement actuel. Pour écarter ou admettre la responsabilité des parents, le juge du fond ne peut pas fonder sa motivation sur la seule nature des faits: il doit se rapporter aux éléments de fait du dossier. Les tribunaux sont souvent confrontés à de sérieuses lacunes en la matière (13) .

En France, le régime actuel de l'article 1384, alinéas 4 et 7, du Code civil fait, lui aussi, l'objet d'une controverse depuis un certain temps (14) . C'est surtout le fondement de la responsabilité des père et mère — c'est-à-dire la double présomption de faute en matière d'éducation et de surveillance — qui est contesté (15) . Tout comme en Belgique, plusieurs auteurs français soulignent le caractère particulièrement casuistique de la jurisprudence relative à la responsabilité des parents. Dans l'arrêt Bertrand du 19 février 1997 (16) , la Cour de cassation a abandonné la double présomption de faute et jugé que l'arrêt attaqué « ayant exactement énoncé que seule la force majeure ou la faute de la victime pouvait exonérer le père de la responsabilité de plein droit encourue du fait des dommages causés par son fils mineur habitant avec lui, et n'ayant pas à rechercher l'existence d'un défaut de surveillance du père » était légalement justifié. Le fondement traditionnel (double présomption de faute) de la responsabilité des parents est donc remplacé par un fondement objectif. Tous s'accordent à considérer que la responsabilité objective des parents doit s'accompagner d'une assurance obligatoire (17) .

La présente proposition de loi vise à supprimer la double présomption de faute et à introduire les notions de force majeure ou de faute de la victime en tant que causes d'exonération de la responsabilité. Les parents sont donc toujours réputés responsables, sauf en cas de force majeure ou de faute de la victime. Ils ne pourront plus se dégager de leur responsabilité en prouvant qu'ils ont exercé une surveillance suffisante et donné une éducation convenable à leur enfant mineur. Leur responsabilité sera uniquement écartée s'ils peuvent prouver la force majeure ou la faute propre de la victime. Nous estimons, à l'instar d'une partie de la doctrine (18) , que ce système est celui qui préserve le mieux les intérêts de la victime, de l'enfant mineur et de ses parents. L'instauration de ce régime de responsabilité objective permettra incontestablement de gagner du temps et de l'argent. Dès qu'il y aura une faute objective, les parents seront automatiquement et toujours responsables.

Martine TAELMAN.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

À l'article 1384 du Code civil, modifié par la loi du 6 juillet 1977, sont apportées les modifications suivantes:

a) l'alinéa 2 est complété comme suit:

« sauf en cas de force majeure ou de faute propre de la victime. »

b) à l'alinéa 5, les mots « père et mère, » sont supprimés.

20 juillet 2010.

Martine TAELMAN.

(1) Loi du 6 juillet 1977 modifiant l'article 1384, deuxième alinéa, du Code civil, relatif à la responsabilité des parents pour les dommages causés par leurs enfants mineurs, Moniteur belge du 2 août 1977.

(2) Cass., 8 février 1960, Arr. Cass., 1960, 516; Cass., 25 mai 1964, JT, 1965, 20; Cass., 15 avril 1971, Arr. Cass., 1971, 758; Cass., 28 octobre 1971, Arr. Cass., 1971, 219; Cass., 23 novembre 1971, Arr. Cass., 1972, 305; Cass., 30 mai 1984, Arr. Cass., 1984, 1286; Cass., Arr. Cass., 1989-90, 130.

(3) Vandenberghe, H., Van Quickenborne, M. et Wynant, L., « Overzicht van rechtspraak: aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad (1985-1993) », in: TPR, 1995, (1115), p. 1384, no 124; Cass. 23 juin 1988, Arr. Cass., 1987-88, 1400.

(4) Vandenberghe, H., et al., o.c., in: TPR, 1995, (1115), p. 1384, no 124; Civ. Bruxelles, 12 novembre 1986, TBBR 1987, 87; Civ. Brugge, 10 octobre 1988, RW, 1990-91, 1340.

(5) Kruithof, R., « Aansprakelijkheid voor andermans daad: kritische bedenkingen bij enkele ontwikkelingen », in: Hulde aan Prof. dr. R. Kruithof. Naar een « gouvernement des juges » in: Het Belgische verbintenissenrecht en andere opstellen, Anvers, Maklu et Bruxelles, CED Samsom, 1992, p. 96, no 16.

(6) Cass. 5 août 1952, Pas., 1952, I, 215.

(7) Mons, 9 juin 1993, JT, 1993, 688; Trib. Termonde, 24 novembre 1994, TGR, 1995, 173.

(8) Voir notamment Fagnart, J.-L., Examen 1968-1975, p. 79; Cornelis, L., Beginselen van het Belgische buitencontractuele aansprakelijkheidsrecht, Anvers, Maklu et Bruxelles, CED Samsom, 1989, p. 312, no 182; Bocken, H., « Aansprakelijkheid van de ouders voor de schade veroorzaakt door hun kinderen », Intermediair, 1980.

(9) Fagnart, J.-L., Examen 1968-1975, p. 79, no 89.

(10) De Tavernier, P., « Naar een objectieve aansprakelijkheid van de ouders voor de onrechtmatige daden van hun minderjarige kinderen ? Beschouwingen bij het arrest « Bertrand'van het Franse Hof van Cassatie van 19 februari 1997 », in: RW, 1999-2000, 273-294.

(11) Dans le même sens: Fagnart, J.-L., Examen 1968-1975, p. 80, no 89; Glansdorf, F. et Legros, P., note sous Civ. Bruxelles, 20 février 1970, RCJB, 1974; Vandenberghe, H., e.a., o.c., in: TPR, 1980, (1115), 1301, no 135.

(12) Dalcq, R.O., Traité, I, p. 534, no 1636.

(13) P. De Tavernier, o.c., 286.

(14) Pour une critique approfondie de la réglementation française en matière de responsabilité, voir notamment Ollier, La responsabilité civile des père et mère. Étude critique de son régime légal (art. 1384, al. 4 & 7 C. civ), Grenoble, Imprimerie Allier, 1960, 235 p.).

(15) P. De Tavernier, o.c., 287.

(16) Cass. fr., 19 février 1997 (« Bertrand »), JCP, 1997, II, no 22848, p. 247-254.

(17) P. De Tavernier, o.c., 291.

(18) P. De Tavernier, o.c., 287, no 82; Kruithof, R., o.c., p. 100, no 18; Vandeurzen, A., « De aansprakelijkheid van de ouders in deze tijd », in: RW, 1972-73, (979), 989.