4-1106/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2008-2009

9 JANVIER 2009


Proposition de résolution visant à supprimer progressivement les « cabinets ministériels »

(Déposée par M. Yves Buysse)


DÉVELOPPEMENTS


Depuis la création de la Belgique, en 1830, les ministres se font assister par les conseillers de leur choix. Cette pratique s'est ensuite institutionnalisée sous la forme de cabinets, dont l'ampleur n'a cessé de grandir depuis lors (1) . Cette croissance s'explique par le fait que les ministres se sont vu confier des attributions de plus en plus larges, au détriment du pouvoir royal (2) .

Une autre explication, non moins importante, réside dans le fait que la succession de gouvernements libéraux et catholiques et leur intervention dans la nomination des fonctionnaires ont fait naître une dialectique entre l'administration et les ministres. Du fait de la présence dans la fonction publique de différentes influences partisanes, un ministre qui arrive au pouvoir se retrouve souvent à la tête de départements peuplés par des fidèles du parti de son prédécesseur. Des études ont montré que les sympathisants des partis de l'opposition étaient sous-représentés au sein de l'administration, au contraire des sympathisants des partis au pouvoir depuis longtemps qui y sont, eux, surreprésentés. Ce phénomène a entraîné un sentiment de méfiance chez le ministre, qui craint de devoir faire face à une opposition et des retards au sein de l'administration. Autrement dit: « Un fonctionnaire bleu ou rouge qui devait exécuter la politique d'un ministre orange, ça ne pouvait pas marcher (3)  ». Guidé par ce sentiment de méfiance, le ministre s'est alors armé en s'entourant d'un cabinet ministériel fort (4) , ce qui a entraîné progressivement la monopolisation de l'ensemble des tâches stratégiques préparatoires, la création d'une bureaucratie parallèle dupliquant les fonctions exécutives de l'administration (5) , la démotivation des fonctionnaires, la politisation de l'appareil de l'État et la mise au placard de hauts fonctionnaires, confinés dès lors dans des fonctions marginales. En d'autres termes, « ils (les cabinets) sont trop volumineux et coûtent trop cher; ils politisent trop la gestion publique; ils s'arrogent un trop grand pouvoir et privent les administrations de tout le travail intéressant; ils s'immiscent trop souvent dans les décisions administratives; ils rendent les ministres trop puissants par rapport au Parlement. De plus, les cabinets collaborent à la politisation du personnel de la fonction publique (6)  » (traduction).

Personne ne sera donc surpris d'apprendre que les fonctions des cabinets ministériels et le rôle qu'ils jouent dans le processus politique faisaient déjà l'objet de discussions dans les années 60. Au cours de la première moitié des années 90, à une époque où la politique belge était rongée par la corruption et, qui a vu éclater, en 1996, le scandale de l'affaire Dutroux, on a assisté à l'émergence d'un nouveau mouvement social opposé aux pratiques politiques du passé. Celui-ci plaidait en faveur d'une réforme en profondeur, ce qui conduisit à définir ce que l'on a appelé la « Nouvelle culture politique » (NCP). Il s'agirait désormais de restaurer la confiance dans la politique et les institutions publiques, notamment en mettant fin aux arrangements politiques, en réduisant le volume des cabinets ministériels et en considérant la fonction publique comme une instance politique à part entière.

En 1999, après la crise dite « de la dioxine », un consensus a donc été obtenu en vue de rapprocher la politique et l'administration. Cette initiative fut formulée de la sorte dans l'accord de gouvernement Verhofstadt I: « Ces dernières années, les administrations ont été de plus en plus exclues de la préparation des choix politiques et de l'élaboration des textes législatifs et réglementaires qui les concrétisent. (...) C'est pourquoi, au niveau du travail préparatoire, l'administration doit redevenir un partenaire du cabinet ministériel. Pour ce faire, il y a lieu de limiter le nombre des membres du cabinet et d'optimaliser le dialogue entre le cabinet et l'administration. » Lors de sa déclaration gouvernementale, le premier ministre Verhofstadt avait précisé ce qui suit: « L'an 2000 arrive à point nommé pour notre pays. En effet, nous avons besoin d'un nouveau départ. Ces dernières années, les citoyens ont été confrontés à un appareil en crise. Des scandales successifs ont miné la crédibilité de la politique. Dans de nombreux domaines, les autorités et l'administration ont démontré qu'elles n'étaient plus capables d'exercer leurs tâches avec suffisamment d'attention (7) . » Le gouvernement arc-en-ciel Verhofstadt a donc présenté un plan visant à moderniser en profondeur l'administration fédérale. L'une des propositions de ce plan appelé Copernic avait pour but de supprimer les cabinets ministériels pour les remplacer par des cellules et conseils stratégiques intégrés à l'administration. Dans le rapport intitulé « Vers une modernisation des administrations publiques » (16 février 2000), on pouvait lire ce qui suit: (traduction) « Le rapprochement entre la politique et l'administration et, par voie de conséquence, la réduction drastique du volume des cabinets ministériels peuvent être opérés par le biais des mesures suivantes: créer un conseil stratégique, nommer un président du comité de direction pour la durée d'une législature, mettre sur pied un comité de direction chargé de la gestion opérationnelle du service public fédéral et former une cellule stratégique au sein de chaque service public fédéral. »

À ce propos, le premier ministre de l'époque a fait, le 17 octobre 2000, la déclaration suivante au Sénat: « Les arrêtés requis ont été pris afin de transformer les départements de manière à ce que les cabinets politiques puissent être supprimés avant la fin de la législature. Une structure plus détaillée des nouveaux services publics sera prochainement soumise au Conseil des ministres. Cette structure doit être concrétisée avant la fin de la présente législature (8) . » L'arrêté royal y relatif a été publié le 18 novembre 2000 au Moniteur belge.

Mais au cours des années qui suivirent, cette promesse s'éroda de plus en plus, notamment sous la pression des socialistes francophones (9) . Tant l'arrêté royal du 19 juillet 2001 (créant notamment les secrétariats personnels) que celui du 19 juillet 2003 (qui restituait aux ministres le contrôle de la cellule stratégique), sonnèrent le glas d'un aspect important de la réforme Copernic. On renonça dès lors complètement au projet de « dégraissage » des cabinets ministériels, en transformant notamment la cellule « beleidsvoorbereiding » en une « beleidscel » qui, hormis sa dénomination, était assimilée à un cabinet ministériel. Durant la discussion de la déclaration du gouvernement de 2003, la sénatrice Sabine de Bethune (CD&V) résuma ainsi cette évolution, au nom de son groupe politique: « Je regrette cependant que, dès le départ, la crédibilité de son cabinet ait été entamée à cause de la profusion de portefeuilles et de collaborateurs de cabinets, du labyrinthe qui est à nouveau créé au sein des services fédéraux et des administrations et du morcellement. Mon président de parti a déclaré que le « bricolage » réalisé au moment de la répartition des compétences témoigne d'une « nouvelle culture politique » très particulière (10) . »

Durant la période 2005-2006, la Cour des comptes a mené une enquête horizontale (11) sur la politique du personnel des organes stratégiques fédéraux et des cabinets ministériels, afin d'examiner entre autres si la division des tâches entre les divers organes stratégiques avait été respectée. Elle a ainsi vérifié si le travail stratégique préparatoire était effectivement confié à la cellule stratégique et si le secrétariat ministériel était chargé uniquement de l'appui politique ou personnel du ministre, ainsi que le prévoit l'arrêté royal du 19 juillet 2001. L'enquête a montré que cette répartition des tâches n'était pas toujours évidente. Autre constat: les conseils stratégiques, qui devraient faire office d'organe de liaison entre l'autorité politique et l'administration, n'étaient pas établis ou pas opérationnels. En fin de compte, seuls deux services publics fédéraux avaient installé un conseil stratégique au cours de la législature précédente (2003-2007). Christian Dupont, ministre de la Fonction publique à l'époque, donna à ce propos l'explication suivante: « Cela indique, me semble-t-il, que la disposition concernée prise en 2000 au début de la réforme de la fonction publique fédérale, n'est pas apparue chez la plupart de mes collègues comme un élément indispensable de cette réforme (12) . » La Cour des comptes a en outre démontré que les crédits inscrits pour ces conseils stratégiques — pour la plupart encore à créer — étaient quand même bien utilisés pour le paiement « d'experts » ... des conseils stratégiques. Il s'est toutefois avéré en pratique qu'il s'agissait d'employés de restaurant ou d'huissiers. L'arrêté royal du 27 avril 2008, qui devait répondre à ces critiques de la Cour des comptes, a par conséquent prévu que les conseils stratégiques ne doivent plus être considérés comme des organes communs à tous les SPF, mais que la décision de leur création relève du membre du gouvernement qui exerce l'autorité sur le service public fédéral. Le rapport au Roi du même arrêté royal précise également que lorsqu'un tel conseil (stratégique) n'est pas créé, l'enveloppe budgétaire « experts conseil stratégique » peut être utilisée pour renforcer la cellule stratégique. Le membre du gouvernement peut ainsi faire appel à une expertise externe pour la préparation de la politique.

Bref, huit ans après l'annonce de la réforme Copernic, il ne reste plus grand-chose des refontes draconiennes et salutaires annoncées. Bien au contraire, les budgets de fonctionnement des cabinets dépassent aujourd'hui les montants qui prévalaient avant la réforme Copernic (même sans tenir compte de l'inflation) et le nombre moyen de membres de cabinet par ministre a augmenté depuis le début de la réforme (sans qu'on puisse imputer cette hausse à des temps partiels). Plus grave encore, l'évolution qui s'est dessinée dans le cadre de la réforme Copernic a entraîné une hausse plus importante que jamais du nombre de collaborateurs des ministres. « Comble de l'ironie, l'effectif des cabinets est aujourd'hui plus important encore qu'avant Copernic » (13) . Une comparaison entre les années 1999 et 2003 fait apparaître une hausse du nombre moyen de membres de cabinet par ministre de 16,2 à 28, soit une augmentation de pas moins de 73 % (14) . Des experts de la KULeuven n'ont pas hésité, dans une évaluation critique, à qualifier les cabinets de « test décisif de Copernic ». Et si, entre-temps, le gouvernement Leterme a insisté sur la nécessité d'un écrémage du corps des fonctionnaires, il ne dit mot d'une réduction des effectifs des cabinets.

Malheureusement, les dysfonctionnements sont encore bien présents dans les cabinets ministériels: la politisation y joue encore un rôle crucial et les cabinets détiennent encore le monopole des missions principales et des fonctions de définition des politiques, au détriment de l'administration. Par conséquent, les relations entre les cabinets ministériels et l'administration sont toujours aussi délicates. « Malgré le constat que les différences entre cabinet et administration s'amenuisent de plus en plus, cela reste deux mondes distincts (15)  ». Cette thèse a encore été confirmée récemment par les sénateurs Isabelle Durant et Josy Dubié: « Coexistent alors de manière autonome, d'une part, des cabinets qui définissent les politiques et, d'autre part, des services administratifs qui assurent l'exécution des mesures. La coopération dans la loyauté doit redevenir la règle. L'administration doit retrouver, au-delà de la mise en œuvre au quotidien des politiques publiques, un rôle prépondérant dans l'aide à l'élaboration des décisions (16) . »

Par ailleurs, on constate que les cabinets ministériels érodent le pouvoir du parlement en ce qu'ils sont bien souvent directement sollicités par les groupes de pression. Le parlementaire, qui est censé contrôler le gouvernement, se trouve démuni face aux cabinets dont les effectifs de personnel vont croissant et aux ministres dont les moyens financiers sont en constante augmentation.

En outre, l'exercice d'une fonction dans un cabinet est et reste le tremplin par excellence pour accéder à une fonction supérieure dans l'administration. La boucle est ainsi bouclée:  « (...) Les préférences partisanes et/ou les antécédents professionnels d'un haut fonctionnaire dans un cabinet ne devraient en rien altérer sa capacité à diriger un département ou une agence. Toutefois, les nominations politisées jettent d'emblée les bases d'une méfiance institutionnalisée entre les ministres et leurs cabinets, d'une part, et les fonctionnaires dirigeants, d'autre part.(traduction) (17)  »

L'auteur de la présente proposition de résolution constate qu'en dépit de ces dysfonctionnements, il n'y a manifestement pas de volonté de la part de l'élite politique fédérale d'en finir avec les cabinets politisés. L'échec total de la réforme Copernic dans ce domaine ne fait que le confirmer. C'est aux politiques qu'il revient à présent de prendre la décision d'attribuer ou non de véritables responsabilités aux fonctionnaires. « Or, les responsables politiques eux-mêmes ont contribué à la mise en place du système politico-administratif tel qu'il existe aujourd'hui. L'administration a beau se présenter comme un partenaire à part entière, encore faut-il que les responsables politiques acceptent de collaborer avec elle. Pour mettre en place des cabinets ministériels allégés, il faut à la fois une administration compétente et une volonté politique dans ce sens, mais ce n'est que si ces deux conditions sont remplies cumulativement que l'on peut réaliser cette transition. Si les responsables politiques craignent de se heurter à des résistances de la part de l'administration, ils peuvent y remédier en créant un système qui repose purement et simplement sur les mérites (18) . »

L'auteur est conscient que la suppression des cabinets doit s'inscrire dans le cadre d'un processus de réforme. Et pour mener celui-ci à bien, il faut prendre le temps nécessaire. Étant donné qu'à l'heure actuelle, on ne parle plus guère des intentions louables de la réforme Copernic, alors que celle-ci bénéficiait du soutien d'une grande partie de la population ainsi que du parlement, il y aurait lieu, selon l'auteur de la présente proposition de résolution, de lancer au plus vite une nouvelle procédure de réforme.

Yves BUYSSE.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION


Le Sénat,

A. Considérant que des études scientifiques montrent qu'à l'heure actuelle, les budgets de fonctionnement des cabinets sont supérieurs à ce qu'ils étaient avant la réforme Copernic (y compris lorsque l'on tient compte de l'inflation) et que le nombre moyen de collaborateurs de cabinet par ministre a encore augmenté depuis que celle-ci a été lancée;

B. Vu les intentions exprimées antérieurement de mettre en place une nouvelle culture politique et une meilleure politique administrative;

C. Vu le refus manifeste, surtout des responsables politiques francophones, de démanteler progressivement les cabinets ministériels;

D. Vu le rapport de la Cour des comptes relatif à la politique du personnel des organes stratégiques fédéraux et des secrétariats ministériels (janvier 2007), dans lequel il est précisé entre autres:

— que la répartition des tâches entre la cellule stratégique et le secrétariat ministériel n'était pas toujours respectée;

— que les conseils stratégiques soit n'avaient pas été mis en place, soit n'étaient pas opérationnels;

— que les crédits inscrits pour des conseils stratégiques fantômes avaient été utilisés pour le paiement « d'experts ».

E. Considérant qu'en ce qui concerne le démantèlement et/ou la suppression des cabinets ministériels, le plan Copernic a été entièrement vidé de sa substance et est resté lettre morte, vu les arrêtés royaux des 7 novembre 2000, 19 juillet 2001, 19 juillet 2003 et 27 avril 2008;

F. Vu les différents dysfonctionnements des cabinets ministériels, dont l'existence est reconnue à la fois par des scientifiques et par des responsables politiques tous partis confondus;

Demande au gouvernement:

par la mise en œuvre d'un plan de réforme:

1. d'attribuer à l'administration un rôle à part entière dans le processus de préparation stratégique;

2. de procéder à une réorganisation des différents organes stratégiques afin de supprimer effectivement et de manière progressive les cabinets ministériels fédéraux.

10 décembre 2008.

Yves BUYSSE.

(1) C. Pelgrims, Brans, An institutional perspective on personal advisors in Belgium. Political actors and the failure to change an institution during a critical juncture, KUL, p. 19.

(2) M. Vandamme, Profielstudie van de medewerkers op de Vlaamse ministeriële kabinetten van de regering Leterme I 2004-2006, mémoire, UGent, 2007, p. 30.

(3) S. Samyn, « 2 830 kabinetslui voor 55 regeringsleden », De Standaard, 21 décembre 2004 (Traduction).

(4) C. Pelgrims, Ministeriële kabinetsleden en hun loopbaan, p. 26.

(5) M. Suetens et S. Walgrave, « Belgian politics without ministerial cabinets ? On the possibilities and limitations of a new political culture », Acta Politica, 2001, pp. 180-205.

(6) G. Tegenbos, « Onderzoekers twijfelen aan verdwijnen kabinetten », De Standaard, 21 août 2002.

(7) Déclaration du gouvernement, Sénat de Belgique, Annales, nº 2-5, 12 octobre 1999.

(8) Déclaration du gouvernement sur sa politique générale, Sénat de Belgique, Annales no 2-71, 17 octobre 2000.

(9) B. Brinckman, « PS blokkeert sluitstuk Copernicus-hervorming », in De Tijd, 8 avril 2003, p. 3.

(10) Discussion de la déclaration du gouvernement, Sénat de Belgique, Annales, no 3-5, 17 juillet 2003, p. 4.

(11) Cour des comptes, La politique du personnel des organes stratégiques fédéraux et des secrétariats ministériels, Rapport de la Cour des comptes transmis à la Chambre des représentants, Bruxelles, janvier 2007.

(12) Réponse du ministre de la Fonction publique, de l'Intégration sociale, de la Politique des grandes villes et de l'Égalité des chances à la question écrite no 48 de M. Gerolf Annemans, QRVA 51-067, 24 janvier 2005.

(13) « Duur Fiasco », in Knack, 27 juillet 2005.

(14) C. Pelgrims et S. Dereu, « Ministeriële kabinetten in de Copernicushervorming. De terugkeer van iets dat nooit weg was », in Burger bestuur en beleid, 3e année, no 1, 2006, p. 25-33.

(15) M. Vandamme, o.c., 2007, p. 65.

(16) Proposition de loi spéciale modifiant l'article 87 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, ainsi que l'article 79 de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises, en vue d'accroître le rôle des assemblées parlementaires dans l'organisation de l'administration et des cabinets ministériels, déposée par Mme Isabelle Durant et M. Josy Dubié, doc. Sénat, no 4-191/1, 19 septembre 2007.

(17) P. Martens, « Copernicus op zijn Vlaams », in Knack, 2006, 31, p. 10.

(18) A. Hondeghem A. et R. Depré, De Copernicushervorming in perspectief; veranderingsmanagement in de federale overheid, 2005, Vanden Broele, Bruges, p. 172.