4-733/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2007-2008

6 MAI 2008


Proposition de loi modifiant le Code civil en vue d'instaurer le saut de génération volontaire et la donation sans problème aux petits-enfants avec le consentement des autres héritiers

(Déposée par M. Guy Swennen)


DÉVELOPPEMENTS


Les héritages ont toujours été des sources de conflits et de disputes sans fin entre héritiers. Pourtant, notre société s'est manifestement accommodée de ce phénomène, comme s'il s'agissait d'une fatalité. Il ressort d'une enquête récente parue dans le supplément « Mon Argent » du journal L'Écho (9 juin 2007) que les conflits d'héritage sont légion. Sur dix personnes interrogées ayant déjà hérité au moins une fois dans leur vie, pas moins de quatre ont été ou sont encore en conflit avec un autre héritier. Autrement dit, près d'une succession sur deux débouche sur des disputes. Dans 60 % de ces cas, le conflit entraîne une rupture irrémédiable des liens familiaux. Selon un article publié le 1er avril 2005 par le quotidien néerlandais De Volkskrant, une enquête de l'organisation professionnelle des notaires néerlandais (Koninklijke Notariële Beroepsorganisatie — KNB) révèle que plus d'un quart des familles sont divisées par des disputes sur des questions d'héritage et que le phénomène ne cesse de prendre de l'ampleur. La KNB a tiré cette conclusion après avoir interrogé plus d'une centaine de ses membres. Selon dix pour cent des notaires interrogés, une succession sur deux dégénérerait en conflit. Une autre étude néerlandaise (Het Volk, 10 avril 2007) a également constaté que les partages de successions entraînaient des disputes ou des ruptures familiales dans un quart des cas. La thérapeute familiale Else-Marie van den Eerenbemt a interrogé 1 821 personnes à ce sujet. Quand on sait par ailleurs que les membres de la famille et l'entourage direct des héritiers sont impliqués dans ces disputes et compte tenu du fait que les disputes soi-disant résolues, qui ne sont pas reprises par les statistiques, laissent néanmoins des marques indélébiles, il est clair que les héritages sont une véritable pomme de discorde entre une myriade de personnes, les Pays-Bas n'échappant bien sûr pas à la règle.

La Fédération royale du notariat belge confirme l'ampleur des conflits d'héritage. Nous ne disposons pas de statistiques sur le nombre d'actions judiciaires intentées en matière successorale, mais un tour d'horizon nous apprend que ce nombre n'est pas particulièrement élevé. Que ce soit après un laps de temps relativement court ou au terme de plusieurs années de disputes, les héritiers finissent en effet par opter pour un règlement amiable car ils préfèrent jouer la sécurité, ils n'ont pas envie de s'embarquer dans une procédure judiciaire longue et coûteuse et ils veulent en même temps mettre fin à cette douloureuse expérience marquée par une accumulation de malheurs, de soucis et d'autres misères. Ce constat n'enlève pourtant rien au fait qu'une telle épreuve, dont on ressort avec des blessures qui marquent à jamais, est une réalité sociale très répandue, celle des innombrables querelles d'héritages. La sagesse populaire les impute généralement aux frictions refoulées, qui couvent de longue date à l'intérieur de la sphère familiale et qui refont surface à l'ouverture d'une succession. Cette même sagesse populaire affirme que l'argent et la cupidité provoquent toujours des disputes. Ces affirmations ont sans conteste un fond de vérité. Les études néerlandaises précitées imputent également les conflits d'héritage (de plus en plus fréquents) à des causes multiples qui s'appliquent aussi aux successions conflictuelles enregistrées dans notre pays: meilleure connaissance de leurs droits par les citoyens, relâchement des liens familiaux, avènement d'une société de plus en plus dure, nombre croissant de remariages et, plus généralement, de familles recomposées, et absence de testament.

Une étude approfondie de notre droit successoral révèle par ailleurs une autre vérité, tout à fait surprenante: notre droit successoral est lui-même la cause de très nombreux conflits d'héritage.

Soit parce qu'il est devenu obsolète, puisqu'il remonte à l'époque napoléonienne; soit parce qu'il manque de clarté; soit parce qu'il est de nature à semer la zizanie entre les héritiers. Nul ne niera qu'il est du devoir du législateur d'abroger ou de modifier toute disposition du droit successoral de nature à favoriser ou à entraîner immanquablement des conflits d'héritage. Mais ce n'est pas tout. Le législateur se doit aussi de relever un défi encore plus considérable: celui d'insérer dans notre droit successoral des dispositions visant à prévenir les successions conflictuelles. Une réforme de la législation doit donc aller de pair avec une modernisation générale de notre droit successoral, qui réponde parfaitement à la nouvelle réalité sociale.

La présente proposition fait partie d'un train de propositions qui ont été déposées simultanément pour induire un réel changement d'orientation.

Elle combine les deux perspectives qui ont été ébauchées ci-dessus en vue d'une réforme du droit successoral belge. D'une part, elle répond aux besoins d'une réalité sociale entièrement nouvelle. D'autre part, elle prend le contrepied des propositions de loi antérieures en la matière, dès lors qu'elle contient une condition qui prévient les conflits d'héritage potentiels ou, du moins, dont le but est de prévenir pareils conflits.

Depuis quelques années, on évoque la possibilité d'autoriser ce que l'on appelle le « saut de génération ».

L'âge moyen auquel on hérite ne cesse d'augmenter en raison du vieillissement de la population. En 1900, l'spérance de vie moyenne du Belge était de 47 ans. Un siècle plus tard, cette moyenne est passée à 78 ans. En 2005, l'espérance de vie était de 81,9 ans pour une femme et de 75,8 ans pour un homme. On hérite donc à un âge de plus en plus avancé, à un âge où, dans de nombreux cas, les enfants ont déjà assuré leurs arrières ou n'ont du moins pas (ou plus) besoin de l'héritage de leurs parents pour subvenir à leurs besoins. Ils héritent en effet alors qu'ils se trouvent en fin de carrière ou qu'ils ont déjà pris leur retraite. Leurs enfants en revanche, c'est-à-dire les petits-enfants du testateur, doivent supporter d'innombrables dépenses et investir beaucoup pour l'éducation des enfants en bas âge et pour acheter, construire ou rénover une maison. La facture est souvent salée et les oblige à contracter des emprunts pour des montants élevés et sur une longue durée.

Si les parents veulent faire parvenir leur part d'héritage à leurs enfants (et éventuellement à leurs petits-enfants), ils doivent le faire par voie de donation et l'opération se révèle assez coûteuse: en plus des droits de succession qu'ils ont payés, ils doivent encore s'acquitter des droits de donation. Cela vaut surtout pour les biens immobiliers (les biens mobiliers et les valeurs sont transmissibles par don manuel et sont donc exemptés de droits de donation). Dans l'état actuel de la législation, les héritiers au degré suivant ne peuvent pas être appelés à la succession par représentation puisque la principale condition n'est pas remplie, à savoir que l'héritier que l'on représente doit être décédé.

Pour résoudre ce problème, il faut autoriser un héritier renonçant à être représenté par ses propres héritiers. Imaginons que les grands-parents décèdent et que les parents renoncent à l'héritage; les petits-enfants pourraient, dans ce cas, hériter directement de leurs grands-parents par le biais de la représentation. De cette manière, les droits de succession ne seraient dus qu'une seule fois sur cet héritage.

L'impossibilité de représenter un héritier renonçant est critiquée depuis longtemps dans la doctrine. Aux Pays-Bas par exemple, le nouveau Code civil autorise la représentation de l'héritier renonçant.

Contrairement aux propositions formulées jusqu'ici dans ce domaine, nous imposons néanmoins comme condition que les autres héritiers y consentent explicitement. En effet, l'objectif est et reste toujours d'éviter les litiges sur ce point entre les différents héritiers.

À ce propos, il convient de garder à l'esprit qu'une réglementation légale doit pouvoir s'appliquer à toutes les successions ouvertes, et donc aussi aux héritages comprenant des biens immobiliers (songeons seulement à la problématique liée à l'obligation actuelle du rapport en nature que nous avons traitée en détail dans le cadre d'une autre proposition de loi) ou aux successions autres qu'en ligne directe (où il s'agit de respecter l'égalité des souches).

En outre, les membres d'un même ménage ou d'une même famille apprécieront de manière très variable s'ils ont ou non « besoin » de leur part d'héritage. Nous estimons que toutes ces préoccupations doivent être prises en compte pour garantir l'égalité entre les héritiers, y compris en matière de saut de génération, ce qui n'est possible que moyennant l'accord de tous les héritiers.

À titre d'exemple théorique:

Marc est propriétaire d'un garage où travaille Nic, l'un de ses trois fils. Les deux autres frères consentent (tacitement) à ce que Nic reprenne le garage au décès de leur père Marc, à condition qu'il leur verse la contre-valeur de leur part. Mais ces frères veulent aussi qu'au décès de Marc, leurs enfants respectifs reçoivent leur part de l'héritage. Rien ne garantit cependant qu'un des enfants ne va pas demander le rapport en nature du garage, ce qui mettrait Nic pour ainsi dire à la rue. L'accord entre tous les héritiers (Nic y compris) est de nature à éviter les problèmes, puisqu'il permet à Nic de conclure un accord à ce sujet avec les petits-enfants (versement de la contre-valeur de leur part).

Le même problème se pose en matière de successions. Voici un exemple qui illustre notre propos:

Joëlle a deux enfants, Marthe et Helena. Elle souhaite donner une maison à son petit-fils, le fils de Marthe, à charge pour celui-ci de verser à ses enfants une somme convenue d'un commun accord. C'est impossible, car les enfants ont droit à leur réserve en nature. La seule solution pour Joëlle est de vendre la maison à son petit-fils. Une situation similaire se présente si Joëlle fait une donation sans charges et décède dans les trois ans. En pareil cas, la maison doit en effet être rapportée à la succession.

En vue de remédier à cette situation, nous proposons de modifier l'article 847 du Code civil, encore une fois moyennant le consentement des autres héritiers. Dans l'état actuel de la législation, les donations aux petits-enfants sont possibles, mais il s'agit d'un droit limité, assorti d'obstacles, de risques et de problèmes. La modification légale proposée vise à ce que ces donations se déroulent sans problème, d'où l'intitulé de la présente proposition de loi.

Guy SWENNEN.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

À l'article 745 du Code civil, modifié par la loi du 31 mars 1987, l'alinéa suivant est inséré entre les alinéas 1er et 2:

« Par dérogation à l'article 744, un ou plusieurs héritiers peuvent renoncer à leur part de la succession au profit de leurs héritiers respectifs qui sont alors appelés à la succession par représentation, à condition que tous les héritiers y consentent. »

Art. 3

L'article 847 du même Code est remplacé par la disposition suivante:

« Art. 847. — Les dons et legs faits à un petit-enfant ou à un descendant plus lointain doivent être rapportés par ce dernier, à moins que ceux-ci ne lui aient été faits expressément, avec le consentement des héritiers au moment de la donation ou du legs, par préciput et hors part ou avec dispense du rapport. »

18 avril 2008.

Guy SWENNEN.