4-325/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2007-2008

23 OCTOBRE 2007


Proposition de loi modifiant la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police en vue, d'une part, d'instaurer l'arrestation administrative des toxicomanes en certaines circonstances et, d'autre part, de mettre en place une synergie entre les fonctionnaires de police et les CPAS dans le but d'endiguer la mendicité et le vagabondage sur la voie publique en assurant une meilleure accessibilité à l'aide sociale

(Déposée par Mmes Christine Defraigne et Marie-Hélène Crombé-Berton)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat le 2 septembre 2005 (doc. Sénat, nº 3-1336/1 — 2004/2005).

La réforme des polices a certes amélioré la sécurité de nos concitoyens. Cependant, il existe toujours un sentiment d'insécurité dans les grandes villes. C'est un problème récurrent qui prend de plus en plus d'ampleur.

Ainsi, une étude sur la qualité de la vie menée dans 31 villes européennes par la Direction de la politique régionale de la Commission européenne place Liège en tête en ce qui concerne ce sentiment d'insécurité. Les chiffres sont édifiants: 18 % des Liégeois se sentent en sécurité dans leur ville, 45 % parfois et 37 % rarement ou jamais. Conclusions du journaliste relatant ces chiffres: « 82 % des Liégeois ont la trouille ! » (1) .

Quelles sont les origines de ce sentiment d'insécurité ?

La cité ardente est touchée par un fléau qui se répand dans d'autres grandes villes: la toxicomanie. Les faits divers dans les journaux locaux à ce sujet sont nombreux: menace à l'aide d'une seringue (2) , personnes sous l'emprise de la drogue qui jonchent les trottoirs ou squattent les parkings. Combien de riverains n'osent plus se rendre dans certaines rues, voire certains quartiers, de jour comme de nuit, de crainte de se trouver nez à nez avec une personne en train de se piquer, ou de se faire agresser verbalement ou physiquement.

Le sentiment d'insécurité est également généré par le harcèlement constant pratiqué par les mendiants et vagabonds, qui sont souvent, par ailleurs, également toxicomanes. Les commerçants liégeois se plaignent « des marginaux, des clochards et autres SDF, qui font fuir la clientèle et induisent un sentiment d'insécurité en ville » (3) . Il est courant, en effet, qu'à certains endroits de cette ville (place Cathédrale, piétonnier du Vinâve d'Ile, gare, etc.) ces personnes accostent de manière inopportune ou intempestive les passants qui réfléchiront à deux fois avant d'y revenir. C'est ainsi que l'échevin du Commerce de la ville de Liège n'a pas hésité à tenir ces propos: « la suppression de la loi sur le vagabondage a été une erreur historique. Aujourd'hui nous ne disposons plus d'instruments pour prendre ces personnes en charge, malgré elles et pour leur bien (4) . ».

Afin de mettre fin à cette situation préoccupante, la présente proposition de loi donne la possibilité aux fonctionnaires de police d'arrêter administrativement les toxicomanes qui perturbent l'ordre public. Actuellement, ils ne disposent pas de cet outil. Ce vide juridique a été vivement décrié par certains commissaires en chef de grandes villes.

En effet, si notre arsenal législatif possède un arrêté-loi du 14 novembre 1939 relatif à la répression de l'ivresse qui permet aux forces de l'ordre d'écrouer, pendant deux heures au moins et douze heures au plus, quiconque est trouvé en état d'ivresse sur la voie publique et qui « occasionne du désordre, du scandale ou du danger pour autrui ou pour lui-même », une telle disposition n'existe pas pour les personnes trouvées dans les mêmes conditions sous l'emprise de la drogue. Pourtant les temps évoluent. À côté des personnes ivres sur la voie publique, nous trouvons aujourd'hui bien plus souvent des personnes sous l'influence néfaste de la drogue.

Il est également impossible de recourir, lorsque cela s'avère nécessaire, à une arrestation administrative d'une personne sous l'influence de la drogue sur base de l'article 31 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police dont la mise en application requiert l'absolue nécessité, ce qui prive la police de pratiquement toute marge de manœuvre.

Il est donc proposé d'introduire un nouvel alinéa dans cet article 31 qui permettra aux fonctionnaires de police d'arrêter administrativement, avec une certaine marge d'appréciation quant au degré de nécessité, une personne trouvée sous l'emprise de la drogue sur la voie publique et occasionnant du désordre, du scandale ou du danger pour autrui ou pour elle-même.

Cette nouvelle mesure dont disposeront les services de police est d'autant plus justifiée que les villes font des efforts pour mettre en place des plans drogues. Le plan drogue de la ville de Liège, par exemple, qui devrait bientôt être d'application comprend un volet « action thérapeutique et action sociale » prévoyant le renforcement des moyens d'accueil des toxicomanes, l'ouverture d'une salle de consommation et la délivrance contrôlée d'héroïne. Il est dès lors inacceptable que les toxicomanes se droguent en rue devant nos enfants ou le passant ayant droit à sa tranquillité.

Avant que l'intéressé ne soit amené dans les locaux de la police, il sera examiné par un centre hospitalier afin de s'assurer que sa santé n'est pas en danger ou qu'elle ne le sera pas durant son arrestation administrative. Contrairement à l'arrêté-loi sur la répression de l'ivresse, la prise en charge médicale est systématique, car les risques liés à la prise de drogue sont beaucoup plus nombreux et graves et, par ailleurs, moins appréhendables par des personnes n'ayant pas de bases médicales, que ceux liés à l'ivresse.

Les fonctionnaires de police profiteront de cette intervention sécuritaire pour établir le lien entre l'intéressé et le centre public d'action sociale, qui pourra lui venir en aide, comme par exemple, l'inciter à prendre rendez-vous dans un centre de guidance.

À côté de ce volet répressif visant exclusivement les toxicomanes, la proposition de loi met en place une synergie entre les services de police et les CPAS ayant pour but d'endiguer la mendicité et le vagabondage.

Le phénomène recrudescent de la mendicité et du vagabondage est un véritable problème. On ne peut le nier. Comment s'enorgueillir d'avoir une des meilleures sécurités sociales au monde alors qu'à chaque coin de rues de nos villes des personnes vivent dans des conditions en-deçà de la dignité humaine ? Particulièrement lors des périodes de grands froids, nous sommes tous les jours confrontés à la réalité de la misère humaine la plus noire. La presse relate l'histoire de personnes qui mendient dans le vent glacial, qui attendent la soupe populaire dans les gares ou cherchent désespérément, le soir venu, un abri pour se réfugier. Comme l'indiquait maître Jacques Fierens, « Il est regrettable que des personnes soient encore acculées à la mendicité et le droit de mendier ne saurait être qu'un pis-aller (...) » (5) .

Se pose la question de savoir quelle mesure permettrait d'endiguer la mendicité et le vagabondage.

Historiquement, la Belgique sort, en cette problématique, d'une répression à tous crins. Il a fallu attendre la loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d'urgence pour une société plus solidaire pour que soient abrogés, d'une part, les articles du Code pénal incriminant la mendicité dite qualifiée (6) et, d'autre part, la loi du 27 novembre 1891 pour la répression du vagabondage et de la mendicité. Rappelons que cette dernière loi prévoyait des mesures « administratives » d'enfermement dans des dépôts de mendicité qui n'étaient autre chose que des prisons (7) . Nous ne pouvons en être fiers.

Par ailleurs, conformément à l'esprit et à la lettre de la Convention européenne des droits de l'homme qui ne permet pas de privation de liberté pour cause de mendicité, il est inconcevable de réprimer la mendicité par des peines d'emprisonnement.

Dès lors, afin de mettre fin au sentiment d'insécurité présent dans toutes les grandes villes, de mettre fin au harcèlement dont les passants font l'objet et, dans le même temps, d'optimiser l'aide que peut apporter notre société aux plus démunis, les auteurs de la proposition de loi proposent que les fonctionnaires de police s'assurent systématiquement que les personnes se livrant à la mendicité, se trouvant dans un état de vagabondage ou sous l'influence manifeste d'une drogue sur la voie publique sont en relation avec un CPAS. À cet effet, elles y seront conduites.

Grâce à cette mesure, toute personne se trouvant dans des difficultés telles qu'elle en est réduite à la mendicité ou au vagabondage sera mise en contact avec un CPAS qui lui octroiera l'aide sociale, ce qui lui permettra, conformément à l'article 1er de la loi organique des centres publics d'action sociale, « de mener une vie conforme à la dignité humaine. ».

À ce sujet, il est intéressant de savoir que, dans le cadre de demandes de régularisation de la part de demandeurs d'asile déboutés, la jurisprudence considère que le refus ou la suppression de l'aide sociale est contraire à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (8) car cette décision condamne « l'intéressé à la mendicité, au travail clandestin, voire à la criminalité, ce qui constitue certainement une situation d'humiliation et d'avilissement contraire à la dignité humaine (9) . ».

L'aide sociale qui est accordée par les CPAS peut prendre diverses formes. Conformément à l'article 57, § 1er, dernier alinéa, de la loi sur les CPAS, elle « peut être matérielle, sociale, médicale médico-sociale ou psychologique. ». La synergie services de police/CPAS qui donnera plus facilement accès à cette aide aux personnes démunies ne peut être que bénéfique.

D'une part, certaines personnes en détresse ne savent pas qu'elles ont droit à l'aide sociale ou comment l'obtenir. Les CPAS, quant à eux, ne savent pas qu'une personne est dans le besoin si elle ne frappe pas à leur porte. C'est ainsi que la presse relatait l'histoire d'un SDF (10) louant un studio à 225 euros par mois sans chauffage, ce qui le contraignait à devoir trouver un refuge lors des nuits froides. Si le CPAS avait connaissance de cette situation, il pourrait lui octroyer une aide sociale concrétisée par un chèque combustible. Cette personne ne serait plus à la rue.

D'autre part, on peut espérer que, par les contacts, la guidance, l'aide qu'ils recevront dorénavant régulièrement des travailleurs sociaux, ces personnes choisiront de faire autre chose de leur vie. Grâce à cette mesure, certains auront, en tout cas, une ouverture vers leur émancipation. Un premier pas sera fait contre la marginalisation, vers l'insertion dans notre société qui s'en sortira grandie.

On peut conclure que cette synergie promouvra la dignité humaine tout en conciliant le respect des droits de l'homme plutôt que de retomber dans une répression moyenâgeuse telle que celle mise en place par la loi sur le vagabondage.

Ajoutons encore que la ville de Namur a mis sur pied un système rejoignant la philosophie de la présente proposition de loi. Le plan zonal de sécurité de la police locale de cette ville comprenait, pour les années 2003 et 2004, la mendicité parmi ses priorités avec une attention particulière portée sur la traite des êtres humains. À cette époque, l'agressivité de certaines personnes pratiquant la mendicité perturbait la tranquillité des passants et commerçants de la ville. Dans le cadre des contrôles qu'elle réalisait dans les endroits fréquentés par les mendiants, tels que les marchés et les portes de grandes surfaces, la police locale s'est trouvée confrontée à des personnes se trouvant illégalement sur le territoire de la Belgique et prenait, dès lors, les mesures adéquates qui s'imposaient. Cependant, elle rencontrait également des personnes ayant besoin de l'aide des services sociaux. En accord avec l'échevin des Affaires sociales de la ville, elle passait alors la main au service des affaires sociales, au CPAS de la ville, aux abris de nuit.

Les résultats furent concluants. La sérénité a regagné la ville. Cette ligne de force n'a plus dû être réinscrite dans les priorités du plan zonal de 2005.

La présente proposition de loi systématise et légalise en quelque sorte cette approche dont les résultats sont concluants.

Bien que ce ne soit pas le but de la proposition de loi, l'exemple de Namur prouve qu'elle contribuera également à mettre fin à certaines filières de trafics humains qui amènent des personnes en Belgique dans le but de les obliger à mendier dans les grandes villes.

Par ailleurs, complémentairement à cette mesure, la proposition de loi prévoit également, pour que ces démunis connaissent toutes les associations où ils peuvent trouver chaleur, ressources et aide, que les services de police leur donneront au cours de leur rencontre la liste des services d'aide sociale en fonction sur le territoire de la ville.

Pour assurer l'effectivité de cette proposition de loi, son auteur dépose concomitamment une proposition de décret modifiant la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'action sociale telle qu'elle est applicable en Communauté française.

Actuellement, l'article 28, § 1er, de cette loi permet au président d'un CPAS à la porte duquel un sans-abri demande l'aide sociale de la lui accorder à charge pour lui de faire avaliser sa décision par la suite par le conseil.

Concrètement, le travailleur social qui reçoit le sans-abri ouvre un dossier à son nom et détermine avec lui quelle est l'aide dont il a besoin: aide financière, alimentaire, chauffage, etc. Le président, averti sans délai, donne sa décision.

La proposition de décret met en place le même mécanisme rapide et efficace pour assurer que l'aide urgente soit accordée aux mendiants, vagabonds et drogués conduits aux CPAS par les services de police sur base du nouvel article 17bis de la loi sur la fonction de police, ainsi que les toxicomanes faisant l'objet d'une arrestation administrative sur base des nouveaux alinéas 3 et 4 de l'article 31 de la même loi.

Un dossier sera également ouvert au nom de ces personnes, ce qui permettra au CPAS de leur accorder toute aide urgente dont ils ont besoin, et, dans un deuxième temps, tenter, avec eux, de les réinsérer.

Christine DEFRAIGNE
Marie-Hélène CROMBÉ-BERTON.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Un article 17bis, rédigé comme suit, est inséré dans la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police:

« Art. 17bis. — Les services de police s'assurent que les personnes se livrant à la mendicité, se trouvant dans un état de vagabondage ou sous l'influence manifeste d'une drogue sur la voie publique sont en rapport avec un centre public d'action sociale. À cet effet, ils les y conduisent pour qu'un dossier soit ouvert à leur nom afin de faire valoir leurs droits à l'aide sociale.

Ils leur procurent également la liste des services d'aide sociale en fonction sur le territoire de la ville dans laquelle ils se trouvent. »

Art. 3

Dans l'article 31 de la même loi, les alinéas suivants sont insérés entre les alinéas 1er et 2:

« Les fonctionnaires de police peuvent également procéder à l'arrestation administrative de toute personne trouvée sous l'emprise d'une drogue et occasionnant du désordre, du scandale ou du danger pour autrui ou pour elle-même dans un lieu public.

Elle est conduite sans délai dans un centre hospitalier afin de déterminer si son état ne nécessite pas de soins urgents. En tout état de cause, les fonctionnaires de police se mettent sans délai en rapport avec le centre public d'action sociale afin que celui-ci prenne toute mesure utile à l'égard de l'intéressé. »

12 juillet 2007.

Christine DEFRAIGNE
Marie-Hélène CROMBÉ-BERTON.

(1) Sud Presse, 23 février 2005.

(2) Le Soir, « Toxicomane menaçant », 22 novembre 2004.

(3) Compte-rendu d'un souper-débat organisé par le Commerce Liégeois et son président, M. Gaston Deckers, à l'hôtel Mercure auquel a participé l'échevin du Commerce, La Meuse, « Vagabondage: supprimer la loi fut une erreur ».

(4) Ibidem.

(5) Fierens, J., observations sous Pol. Bruxelles, 27 janvier 2004, dans J.T., 2004, p. 544.

(6) Faisaient l'objet d'une répression les mendiants qui auraient usé de menaces ou seraient entrés sans permission dans les propriétés, ceux, qui, en mendiant, auraient feint des plaies ou des informités, ou ceux qui auraient mendié en réunion, à moins que ce ne fût le mari et la femme, le père ou la mère et leurs jeunes enfants, l'aveugle ou l'invalide et leur conducteur.

(7) Fierens., J., op. cit.

(8) L'article 3 de la CEDH stipule que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. ».

(9) C.T. Bruxelles, 8 juin 2000, J. dr. jeun., 2000, liv. 197, p. 44. Dans le même sens: T.T. Bruxelles, 22 janvier 2002, Rev. dr. étr., 2002, liv. 117, p. 106; T.T. Bruxelles, 24 décembre 2001, J. dr. Jeun., 2002, liv. 212, p. 39.

(10) Libre Belgique, « La nuit la plus froide. Surtout sans abri », le 28 février 2005.