3-1322/2

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2006-2007

28 NOVEMBRE 2006


Accès indépendant de l'Europe à l'espace


RAPPORT

FAIT AU NOM DU GROUPE DE TRAVAIL « ESPACE » (FINANCES ET AFFAIRES ÉCONOMIQUES) PAR

MME KAPOMPOLÉ


I. INTRODUCTION

Le jeudi 23 novembre 2006, le Groupe de travail Espace du Sénat a organisé une réunion avec Mme Françoise Bouzitat, secrétaire générale d'Arianespace. Celle-ci remplaçait M. Jean-Yves Le Gall, CEO d'Arianespace, empêché.

Cette réunion traduit la volonté du groupe de travail de souligner l'importance stratégique d'un accès indépendant à l'espace. Une première réunion en présence de représentants d'Arianespace a eu lieu le jeudi 7 juillet 2005, à l'occasion de l'inauguration officielle d'un modèle réduit d'Ariane 4 au Sénat.

Mme Françoise Bouzitat est la secrétaire générale d'Arianespace depuis septembre 1993. Nommée directrice financière en janvier 2003, elle siège actuellement au Conseil d'administration d'Arianespace.

II. EXPOSÉ INTRODUCTIF DE MME FRANÇOISE BOUZITAT, ARIANESPACE

Introduction

Arianespace se porte bien. Entreprise européenne, elle est soutenue par 23 actionnaires de 10 pays, parmi lesquels la Belgique. Sa mission a été définie par (les États membres de) l'ESA en 2003. D'une part, il faut pouvoir garantir un accès indépendant de l'Europe à l'espace; d'autre part, il est indispensable de disposer d'un potentiel suffisant pour répondre à la demande de capacité de lancement de la part de l'industrie.

Si la situation n'était pas vraiment brillante il y a deux ans, on peut dire aujourd'hui, non sans un certain soulagement, qu'Arianespace a le vent en poupe. En 2006 ont été effectués cinq lancements, lors desquels dix satellites ont été mis sur orbite dans l'espace. Dans le carnet de commande figurent encore 39 satellites, à mettre en orbite à l'aide de 20 lanceurs, ce qui représente une activité et une garantie d'emploi pour trois ans. La demande des clients peut être satisfaite sans problème.

La clientèle a d'ailleurs évolué d'un public d'ingénieurs vers une clientèle d'investisseurs prêts à consacrer 500 millions de dollars par lancement pour mettre en orbite autour de la terre des satellites de télécommunications, des satellites internet ou des satellites de TV à haute définition.

Mais tout cela a un prix. Toutefois, Arianespace se trouve actuellement en tant que leader du marché en bonne place, et elle peut à nouveau augmenter les prix jusqu'à un niveau réaliste. Cette faculté est très importante pour compenser l'écart entre l'euro (devise utilisée pour la fabrication) et le dollar (devise utilisée pour la vente).

L'objectif actuel d'Arianespace est de consolider la situation existante et de recueillir les dividendes de 25 années d'expérience ponctuées de 173 lancements.

La gamme de lanceurs actuelle et future

Actuellement, le lanceur lourd Ariane 5 ECA, capable de mettre un poids de 9 tonnes en orbite géostationnaire autour de la terre, est le seul lanceur en activité. À la suite de la diversification croissante du marché et du souhait des clients de pouvoir disposer d'un back-up en cas de dysfonctionnement d'un lanceur donné, il a été décidé de lancer également, depuis la base de Kourou, fin 2008-début 2009, le lanceur moyen Soyouz et le petit Vega.

Le marché des satellites

Arianespace réalise un chiffre d'affaires d'1 milliard d'euros et affiche un résultat d'exploitation positif, grâce notamment à un plan d'économies efficace, qui a été couronné de succès.

Ce chiffre d'affaires est réalisé sur un marché européen qui est commercial à 80 % et gouvernemental à 20 %. À titre de comparaison, on peut préciser qu'aux États-Unis, les fusées américaines Atlas V et Delta IV sont utilisées presque exclusivement pour le lancement de satellites gouvernementaux. Cela s'explique essentiellement par le fait que les deux systèmes sont trop onéreux pour être viables sur un marché commercial. Le marché américain des lancements gouvernementaux est donc fermé aux opérateurs non américains.

Le marché est en constante évolution et diverses tendances s'y dessinent:

— en Europe, les missions militaires se multiplient et les télécommunications y jouent un rôle prépondérant. La taille des satellites utilisés dans ce cadre ne cesse de croître;

— dans le cadre des autres missions militaires, on tend vers plus de compacité et de légèreté;

— le marché civil des télécommunications a besoin de satellites de toutes tailles;

— il y a deux pôles de croissance, celui des satellites visant à la diffusion de la télévision à haute définition et celui des satellites permettant le développement de la téléphonie mobile au niveau européen ou mondial. Jadis, il fallait des constellations complètes de satellites; aujourd'hui, seuls quelques satellites suffisent.

C'est de Russie que vient essentiellement la concurrence. Les seules missions concurrentes sont les missions Zenit et Proton mais elles ont atteint leur plafond en termes de capacité de lancement. De surcroît, leur fiabilité laisse à désirer. Cela se traduit par une impossibilité à respecter les obligations contractuelles ainsi que par une perte de qualité combinée à une hausse des coûts de production. Les systèmes américains ne sont pas compétitifs. À terme, les vieux missiles balistiques russes et le système indien pourront concurrencer Vega. Quant aux autres lanceurs, tels ceux de la Chine ou du Japon, leur viabilité dépend entièrement des missions gouvernementales de ces deux pays.

Cette situation n'est pas idéale car, si Arianespace occupe une position de monopole, l'industrie se mettra en quête d'alternatives et les lanceurs américains, par exemple, pourraient bien faire leur retour sur le marché. Une concurrence saine (russe) est donc souhaitable.

Défis pour Arianespace

Ce qu'il faut surtout faire dans le contexte précité, c'est industrialiser l'offre. Ce qui signifie qu'il faut disposer d'un produit stable, tel que le modèle actuel d'Ariane 5, disponible en permanence et suffisamment flexible pour permettre huit lancements par an. Le marché n'est pas demandeur d'une nouvelle amélioration d'Ariane 5, car il faudrait pour cela organiser de nouveaux vols d'essai et se tailler à nouveau une réputation de fiabilité.

Cela nécessiterait aussi une diversification de l'offre par le biais de Soyuz et de Vega ainsi que l'entretien, le maintien et, si nécessaire, le renouvellement des installations de Kourou.

Exploitation d'Arianespace

Le plan de travail, qui devra servir de base à la poursuite d'une exploitation réussie d'Arianespace, devra tenir compte des éléments suivants:

— la conclusion récente d'un contrat avec Astrium en vue de la construction de 30 lanceurs;

— l'exploitation de Soyouz et de Vega à partir de la base de Kourou;

— l'expansion du marché des lancements;

— le taux de change défavorable entre l'euro et le dollar;

— la faiblesse de la concurrence sur le marché;

— l'augmentation des prix sur le marché.

Grâce à la prise en compte de ces éléments, on pourra parvenir sans problème à un bilan en équilibre. C'est là la seule chose qui compte, étant donné que le but d'Arianespace n'a jamais été de faire du profit.

Avenir des lanceurs européens

En dépit des modifications et des évolutions qu'a connues le marché, les fondements qui permettront à l'Europe de conserver un accès autonome à l'espace demeurent inchangés. Avant tout, il faut que l'Europe engrange un succès commercial qui lui procure suffisamment de marge pour être indépendante. Ensuite, elle doit ancrer solidement ce succès industriel et commercial.

Dans le futur, il conviendra de prendre les mesures suivantes:

— à court terme, il faudra compléter la gamme des lanceurs;

— à moyen terme (2012-2015), il faudra conserver un potentiel d'évolution suffisant pour pouvoir s'adapter aux exigences du marché;

— à long terme (2020-2025), il faudra innover suffisamment pour pouvoir assurer l'avenir du lanceur européen.

L'objectif n'est pas de développer une version Ariane 6 faisant suite à Ariane 1, 2, 3, 4 et 5. La mise au point d'une nouvelle génération ne doit être envisagée que si elle débouche sur un renouvellement fondamental et ouvre de nouvelles possibilités d'application.

III. ÉCHANGE DE VUES

M. François Roelants du Vivier, président, se réjouit de l'évolution favorable qu'Arianespace a connue depuis la dernière réunion au Sénat. Il est un fait que le cours des devises ne suit pas cette évolution. D'où l'appel qui a été lancé pour envisager à bref délai la création d'un euromarché, pas uniquement pour le marché spatial, mais aussi pour des marchés tels que l'aéronautique, etc. Un nombre croissant de pays vont en effet opter en partie pour l'euro afin de limiter les risques de change au strict minimum.

Une seconde observation concerne l'infrastructure et l'implantation à Kourou en Guyane française. Outre un climat météorologique stable, il importe à cet égard d'avoir aussi un climat politique stable. La concertation et l'association des pouvoirs locaux à l'exploitation de la base sont dès lors plus qu'utiles.

M. Théo Pirard, Wallonie Espace, demande si l'on en sait déjà un peu plus sur le prochain contrat pour la construction des nouveaux lanceurs. L'industrie belge aura-t-elle un rôle à jouer et à quelles conditions ? Il demande en outre dans quelle mesure Arianespace participe au financement des frais d'exploitation de la base de Kourou.

M. Eric Beka, haut représentant belge pour la politique spatiale, considère l'évolution ultérieure d'Arianespace comme un point d'une importance extrême pour le prochain Conseil de l'ESA de 2008. L'on a créé un groupe de haut niveau composé de représentants de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, de la Suède, de l'Espagne et de la Belgique, qui est chargé de réfléchir à l'avenir des lanceurs européens. Ce groupe de Stockholm a posé une série de questions pertinentes auxquelles la Belgique s'associe.

La première question concerne la concurrence et le rôle que jouera la future alliance Boeing — Lockheed. Il convient en outre d'examiner aussi le rôle d'une série d'initiatives privées.

Par ailleurs, certaines remarques ont été formulées concernant un éventuel retard dans le développement du programme Vega. Cette préoccupation est-elle justifiée ?

La troisième observation concerne la crainte qu'une uniformisation des services offerts par Arianespace et les efforts visant à arriver à une configuration fixe (Ariane 5 ECA) n'entraînent un manque de flexibilité et un certain immobilisme.

Enfin, il faut voir jusqu'où les gouvernements sont prêts à aller dans leur soutien au programme de lanceur européen. Ce soutien ne passe pas uniquement par les missions de l'ESA; les programmes nationaux aussi doivent donner la priorité à Arianespace comme en matière de lancement.

IV. RÉPONSES DE MME FRANÇOISE BOUZITAT, ARIANESPACE

Fin 2007-début 2008, un nouveau contrat sera conclu avec l'industrie en vue de la construction d'une nouvelle série de lanceurs. Les 30 lanceurs Ariane 5 déjà commandés seront en effet épuisés d'ici 2010. La prochaine commande portera plus que probablement sur une trentaine d'Ariane 5 ECA, semblables à ceux utilisés actuellement. Un point qui pourrait devenir problématique est l'engagement que l'industrie a pris au cours du dernier Conseil de l'ESA et qui est de réaliser une économie de 10 à 12 % sur les frais de production. Il faudra faire une projection chiffrée afin de voir si cet engagement est encore réalisable compte tenu des circonstances changeantes.

La base de Kourou se compose de deux parties. Les centres techniques sont gérés et financés par l'ESA et le CNES. Les installations de lancement proprement dites (1 existante, 2 en construction) sont à charge d'Arianespace qui les gère en collaboration avec l'industrie. Compte tenu du financement spécifique de chacun de ces trois sites, on arrivera vraisemblablement à la constitution de trois groupes: Ariane 5 qui sera plutôt allemand, Vega qui sera plutôt italien et Soyuz qui sera plutôt français.

En ce qui concerne la concurrence, il n'y a vraiment aucun souci à se faire concernant l'alliance américaine qui est en train de voir le jour. Si Boeing et Lockheed ont décidé de s'unir, c'est surtout pour comprimer les frais et pour rationaliser la production. La même réflexion devrait d'ailleurs être menée en Europe. À l'heure actuelle, rien ne semble indiquer que cette alliance ait l'ambition de se profiler sur le marché commercial. Mais si ce marché permet de dégager plus de bénéfices, un retour n'est pas à exclure. Dans ce cas, la Chine pourrait aussi franchir le pas. Les initiatives privées méritent qu'on leur accorde une plus grande attention. Des projets comme « SpaceShipX » ont un potentiel considérable. La conclusion doit être que l'Europe doit tout faire pour conserver l'avance qu'elle a toujours eue grâce à son sens de l'innovation.

Une industrialisation d'Ariane 5 ne signifie pas qu'aucune évolution n'est possible. On devrait par exemple étudier la possibilité d'un étage supérieur réallumable. À l'heure actuelle, Ariane 5 n'est par exemple pas en mesure de lancer les satellites pour Galileo. Il faut toutefois éviter d'apporter des modifications simplement pour le plaisir. Toute modification qui n'est pas fondamentalement innovante doit être proscrite afin d'éviter de devoir procéder à de nouveaux vols d'essai coûteux en temps et surtout en argent (130 millions d'euros par vol).

Le retard pris par le programme Vega n'a rien d'inquiétant. Le développement continue progressivement. Fin novembre, on testera par exemple les moteurs d'un des étages. Un retard de six mois ne pose aucun problème, mais il vaudrait mieux faire en sorte qu'il ne finisse pas par atteindre deux ans par exemple.

La question relative à l'aide et à la participation gouvernementale revêt une importance cruciale. Le programme européen de fusées porteuses ne pourra survivre qu'avec l'appui des différentes autorités. Il ne le pourra pas uniquement sur la base de ses succès commerciaux. Cette donnée a toutefois aussi des conséquences pour les autorités concernées. Jusqu'à ce jour, on s'est en effet basé sur un prix d'environ 110 millions d'euros pour le lancement d'un satellite gouvernemental, alors que le prix du marché pour les satellites commerciaux tourne actuellement autour des 135 millions d'euros.

Il y a lieu de réfléchir à de nouveaux mécanismes de financement qui appliquent les principes qui ont cours, par exemple, dans le domaine de la location d'habitations. Certains frais fixes pourraient être pris en charge par les pouvoirs publics, d'autres par l'industrie et d'autres encore par les clients d'Arianespace, de la même manière que certains frais sont pris en charge par le locataire et d'autres par le bailleur. Mais le chemin à parcourir est encore long.

La rapporteuse, Le président,
Joëlle KAPOMPOLÉ. François ROELANTS du VIVIER.