3-1289/1

3-1289/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2004-2005

7 JUILLET 2005


Proposition de loi modifiant la loi du 25 février 2003 tendant à lutter contre la discrimination et modifiant la loi du 15 février 1993 créant un Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme

(Déposée par Mme Mia De Schamphelaere et M. Wouter Beke)


DÉVELOPPEMENTS


Par son arrêt nº 157/2004 du 6 octobre 2004, la Cour d'arbitrage a annulé en partie certains articles de la loi du 25 février 2003 tendant à lutter contre la discrimination et modifiant la loi du 15 février 1993 créant un Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme. Certaines dispositions ont été partiellement annulées, d'autres ont reçu une interprétation conforme à la Constitution. Pour le surplus, les recours qui avaient été introduits contre la loi précitée ont été rejetés, sous réserve toutefois d'un certain nombre d'interprétations formulées par la Cour d'arbitrage en ce qui concerne les dispositions légales entreprises. Les auteurs de la présente proposition de loi visent à mettre la loi en conformité avec l'arrêt rendu.

A) Dispositions annulées

1) Dans les articles 2, § 1er; 2, § 2; 2, § 6; 2, § 7; 4

Dans son article 2, § 1er, la loi antidiscrimination avait interdit toute discrimination fondée sur le sexe, une prétendue race, la couleur, l'ascendance, l'origine nationale ou ethnique, l'orientation sexuelle, l'état civil, la naissance, la fortune, l'âge, la conviction religieuse ou philosophique, l'état de santé actuel ou futur, un handicap ou une caractéristique physique.

La Cour d'arbitrage a jugé que la loi antidiscrimination lèse les victimes d'une discrimination fondée sur la langue ou sur les convictions politiques en ce qu'elle n'inclut pas ces deux motifs de discrimination dans la liste précitée.

La Cour d'arbitrage a annulé tous les motifs de discrimination. La discrimination sera désormais simplement définie comme « toute différence de traitement qui manque de justification objective et raisonnable », comme c'était déjà le cas dans les conventions européennes et dans la jurisprudence internationale (1) , mais aussi conformément à l'intention du législateur. Selon la Cour d'arbitrage (2) , le législateur a expressément opté pour un système de protection contre la discrimination dans lequel un traitement inégal ne constituera une discrimination que si cette différence de traitement n'est pas objectivement et raisonnablement justifiée (3) .

Dans ce système, compte tenu de l'objectif général de la loi, il n'est pas pertinent, selon la Cour, d'exclure certains motifs de discrimination du champ d'application de la loi. Indépendamment des considérations politiques qui pourraient être à l'origine de pareille mesure, celle-ci aurait en effet pour conséquence d'offrir une protection moindre à certaines personnes victimes de discriminations en raison de leur langue ou de leur conviction politique.

Les dispositions des articles 2 à 4 et 18 à 31 de la loi entreprise sont dès lors applicables à toutes les discriminations, quel que soit le motif sur lequel elles sont fondées, étant entendu que ceci ne porte pas atteinte à l'exclusion de la discrimination fondée sur le « sexe » dans les missions confiées par l'article 23 au Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, mission que le législateur pouvait attribuer à l'Institut pour l'égalité des femmes et des hommes créé par la loi du 16 décembre 2002 (Moniteur belge du 31 décembre 2002, quatrième édition). L'article 108 de la loi-programme du 9 juillet 2004 (Moniteur belge du 15 juillet 2004, deuxième édition) a d'ailleurs complété l'article 31, alinéa 1er, de la loi attaquée, afin de retirer au Centre la compétence en matière de discrimination fondée sur le sexe et de l'attribuer à l'Institut précité, y compris le droit d'ester en justice (4) .

Pour les mêmes raisons, la Cour d'arbitrage annule également la limitation des motifs de discrimination faite par référence à l'article 2, § 1er (dans les paragraphes 2, 6 et 7 de l'article 2), et par référence à l'article 2 (dans l'article 4).

Les modifications que l'actuelle proposition de loi vise à apporter suppriment les passages annulés par la Cour d'arbitrage.

2) Article 2, § 4, cinquième tiret

La disposition annulée était libellée comme suit:

« Toute discrimination directe ou indirecte est interdite, lorsqu'elle porte sur:

[...]

— la diffusion, la publication ou l'exposition en public d'un texte, d'un avis, d'un signe ou de tout autre support comportant une discrimination;

[...] »

La liberté d'expression constituant l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, les exceptions à celle-ci doivent, selon la Cour, s'interpréter strictement. Il faut démontrer que les restrictions sont nécessaires dans une société démocratique, qu'elles répondent à un besoin impérieux et qu'elles demeurent proportionnées aux buts légitimes poursuivis.

À cet égard, la Cour déclare que l'article 2, § 4, cinquième tiret, de la loi vise, non pas des actes mais des propos qui impliquent une différence de traitement qui manque de justification objective et raisonnable. La loi n'indique pas en quoi ou quand ces propos discriminatoires excèdent le seuil admissible, dans une société démocratique, de l'expression d'idées susceptibles de « choquer, inquiéter ou heurter », ce qui, en principe, ne peut pas être admis comme motif d'interdiction (5) .

Cette disposition ne satisfaisait donc pas aux exigences rigoureuses auxquelles est soumise la limitation de la liberté d'expression, laquelle est consacrée par l'article 19 de la Constitution (6) .

Étant donné que la disposition annulée est contraire à l'interdiction de la censure préventive visée à l'article 19 de la Constitution, il convient de la supprimer.

3) Article 6, § 1er, deuxième tiret

S'agissant des infractions définies à l'article 6, § 1er, qui contient une référence à l'article 444 du Code pénal (7) , ce ne sont pas des comportements qui sont sanctionnés, mais des propos ou des écrits. Ceux-ci constituent donc des ingérences dans l'exercice de la liberté d'expression garantie par l'article 19 de la Constitution et par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. De plus, les dispositions en question ne se limitent pas à la pénalisation des fonctionnaires publics, comme c'est le cas à l'article 6, § 2, mais sont applicables à toute personne.

Selon la Cour d'arbitrage, l'interdiction de donner une publicité à une intention exprimée dans les circonstances décrites à l'article 444 du Code pénal va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif poursuivi. Une telle interdiction, en ce qu'elle se réfère aux motifs de discrimination énumérés à l'article 6, § 1er, deuxième tiret, revient à étouffer le débat puisqu'elle empêche que celui qui exprime cette intention puisse être contredit et dissuadé de la mettre à exécution (8) .

Il est vrai, toujours selon la Cour, que l'expression de cette intention peut devenir un acte de propagande si elle s'exprime par des écrits, images ou emblèmes, ainsi que le prévoit l'article 444, alinéa 4, du Code pénal. Mais l'intention exprimée de cette manière peut donner lieu aux mesures civiles qui entrent dans le champ d'application de la loi. En outre, si l'expression d'une telle intention comporte une incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence, elle est punissable en application de l'article 6, § 1er, premier tiret, de la loi (9) .

L'article 6, § 1er, deuxième tiret, a dès lors été annulé.

Il va de soi, selon les auteurs de la proposition, qu'il est possible, moyennant une interprétation correcte de l'article 6, § 1er, de la loi, telle qu'elle est définie ici, de garantir une protection suffisante contre la discrimination, sans que le législateur ne doive, en violation de la Constitution, soumettre pour contrôle au juge pénal toute intention réfutable ou modifiable par une simple argumentation. La présente proposition de loi réintroduit dès lors, sans le modifier, le passage en question.

4) Article 6, § 2

L'article 6, § 2, de la loi antidiscrimination, la seule disposition de cette loi qui rende la discrimination elle-même passible de sanctions pénales (10) , donne une énumération des motifs de discrimination qui exposent à des sanctions, parmi lesquels ne figurent ni la conviction politique, ni la langue, alors que ces motifs de discrimination sont mentionnés explicitement à l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et à l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Selon la Cour, les considérations invoquées par le législateur pour exclure la conviction politique et la langue ne peuvent suffire à justifier cette différence de traitement entre victimes de discriminations, alors qu'il s'agit de réprimer des comportements dont se rendent coupables des autorités publiques.

S'il est vrai que pour censurer l'inconstitutionnalité de l'article 2, § 1er, de la loi, qui n'est pas une disposition pénale, la Cour aurait pu n'annuler que les mots qui limitent les motifs de discrimination, en revanche, il ne serait pas satisfait aux exigences du principe de légalité en matière pénale consacré par l'article 12 de la Constitution si la discrimination devenait, sans autre précision, un élément constitutif d'une infraction (11) .

L'ensemble de l'article 6, § 2, a dès lors été annulé.

La Cour invoque à cet égard le fait qu'aucune disposition de droit international n'impose d'assortir de sanctions pénales les comportements discriminatoires (12) . Par ailleurs, spécialement lorsqu'il s'agit de prendre des mesures qui peuvent limiter la liberté d'expression, la Cour estime que l'État doit éviter de recourir à des mesures pénales lorsque d'autres mesures, telles que des sanctions civiles, permettent d'atteindre l'objectif poursuivi (13) .

Les auteurs de la proposition estiment que les actes discriminatoires commis par des fonctionnaires doivent continuer à relever, d'une part, de la compétence de l'autorité disciplinaire, et, d'autre part, pour ce qui est des intérêts lésés des citoyens, des juridictions administratives et civiles. On pourrait en effet parfaitement annuler une discrimination commise par un fonctionnaire lors du traitement d'un dossier en invoquant une violation du principe de l'égalité; de plus, il ne faut pas oublier que, dans sa nouvelle lecture, l'article 2, §§ 1er et 2, constitue en soi un motif suffisant pour faire sanctionner civilement toute infraction commise à son égard sur la base de l'article 1382 du Code civil.

B) Dispositions interprétées

En dehors de l'annulation de plusieurs dispositions ou parties de dispositions, la Cour d'arbitrage a également confirmé la constitutionnalité de la loi. Elle a toutefois formulé des réserves quant à l'interprétation des notions utilisées dans un certain nombre d'articles.

Par des adaptations de texte, les auteurs de la proposition visent à inscrire dans la loi cette interprétation conforme à la Constitution.

1) La notion de discrimination

Le législateur n'a pas défini dans l'article 6 de la loi la notion de discrimination. Cette notion a fait l'objet d'une jurisprudence abondante, notamment de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour d'arbitrage, et il a été répété tout au long des travaux préparatoires que le législateur entendait se référer à cette jurisprudence (14) . Il a notamment été rappelé que, selon une jurisprudence constante de la Cour européenne, « une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Les dispositions de la loi ne visent donc que la notion de discrimination qui correspond à la définition concordante que donnent de cette notion tant la Cour européenne que la Cour d'arbitrage, de même que la Cour de cassation et le Conseil d'État (15) .

Selon la Cour, étant donné

a) que, dans le langage courant, le terme « discrimination » désigne une différence de traitement arbitraire et doit donc recevoir l'interprétation qu'une jurisprudence constante lui donne;

b) que les articles 6 à 14 de la loi précisent, dans chacune de leurs dispositions, les éléments en raison desquels une discrimination est incriminée et

c) que les sanctions prévues par la loi ne sont possibles que si une discrimination cause un préjudice aux personnes qui en sont victimes, directement et personnellement (16) .

En outre, selon la Cour, une différence de traitement qui fait l'objet d'un large débat public et toute manifestation qui relève de la liberté d'expression ne constituent pas une discrimination lorsque l'intention particulière requise est absente (17) .

Dans cette interprétation, toujours selon la Cour, la notion de « discrimination » de l'article 6 ne viole pas le principe de légalité en matière pénale.

Les auteurs proposent de définir la notion de discrimination ainsi que la condition d'intention particulière à l'article 6 sur la base du principe de légalité en matière pénale.

Les auteurs proposent également d'inscrire explicitement au § 2 de l'article 2 la condition d'intention particulière, eu égard à l'importance que revêt la protection de la liberté d'expression. La liberté d'expression s'arrête donc là où commence l'intention de nuire.

2) Les notions « inciter à », « la discrimination, la haine ou la violence » et l'intention particulière

Conformément à l'article 6, § 1er, premier tiret, l'incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence est punissable.

Selon la Cour, le terme « incitation » indique par lui-même que les actes incriminés vont au-delà de ce qui relève des informations, des idées ou des critiques. Le verbe « inciter à », dans son sens courant, signifie « entraîner, pousser quelqu 'un à faire quelque chose ». Il ne peut y avoir incitation que si les propos tenus ou les écrits diffusés dans les conditions décrites à l'article 444 du Code pénal comportent un encouragement, une exhortation ou une instigation à la discrimination. Compte tenu de la définition de ce terme, telle qu'elle est retenue par la Cour d'arbitrage, l'incitation à traiter différemment ne sera punissable que si cette différence de traitement est dénuée de toute justification objective et raisonnable. L'incitation ne s'expliquera, dans ce cas, que par la volonté d'inciter à la haine ou à la violence, de telle sorte que les trois termes utilisés par l'article 6, § 1er, premier tiret, désignent les degrés différents d'un même comportement (18) .

Selon la Cour, les termes « haine » et « violence » ont un contenu suffisamment connu pour que chacun puisse raisonnablement savoir que les propos qu'il tient ou les écrits, images ou emblèmes qu'il diffuse tombent dans le champ d'application de la loi pénale. Ils permettent de distinguer l'expression d'une opinion, qui reste libre — même si elle est vive, critique ou polémique —, de l'incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence qui n'est punissable que si est démontrée l'intention d'inciter à des comportements discriminatoires, haineux ou violents (19) .

Il ressort enfin des travaux préparatoires qu'il s'agit d'une infraction intentionnelle. Elle doit être considérée comme requérant l'existence d'un dol spécial. En raison de la portée qu'il convient de donner aux termes d'incitation, de discrimination, de haine et de violence, il ne peut s'agir d'une infraction dont l'existence serait présumée dès lors que ses éléments matériels sont réunis. Au contraire, l'infraction exige que soit établi l'élément moral spécifique qu'impliquent les termes mêmes utilisés par la loi (20) .

Alors que le texte voté par le Sénat ne visait que la première forme de discrimination (doc. Chambre, 2001-2002, nº 50-1678/001, p. 4), la suppression du mot « directe », qui découle de l'adoption par la Chambre des représentants d'un amendement du gouvernement (doc. Chambre, 2001-2002, nº 50-1678/003, p. 7, et nº 50-1678/008, pp. 56-57), indique que la loi vise les deux formes de discrimination.

Selon la Cour, l'incrimination créée par l'article 6, § 1er, premier tiret, ne satisfait cependant au principe de légalité en matière pénale qu'à la condition qu'elle soit interprétée comme ne visant que l'incitation intentionnelle à la discrimination directe (21) .

La Cour estime que l'absence des motifs de discrimination « conviction politique » et « langue » n'est pas inconstitutionnelle lorsqu'il s'agit de dispositions pénales s'appliquant aux motifs de discrimination qui paraissent les plus répréhensibles au législateur, et qu'il y a suffisamment d'autres garanties permettant de lutter contre la discrimination pour des motifs qui ne sont pas assortis de sanctions pénales (22) .

Sur ce point aussi, les auteurs estiment que le dol spécial requis, la limitation à la discrimination directe et la définition précise de la notion d'« incitation » doivent figurer dans la loi.

3) L'action en cessation

L'article 19, § 1er, de la loi dispose ce qui suit:

« À la demande de la victime de la discrimination ou d'un des groupements visés à l'article 31, le président du tribunal de première instance ou, selon la nature de l'acte, le président du tribunal du travail ou du tribunal de commerce, constate l'existence et ordonne la cessation d'un acte, même pénalement réprimé, constituant un manquement aux dispositions de la présente loi.

Le président du tribunal peut ordonner la levée de la cessation dès qu'il est prouvé qu'il a été mis fin aux infractions. »

La Cour a constaté que ce n'est pas tant le principe même de l'action en cessation qui est attaqué par les requérants dans la procédure, lequel principe est d'empêcher la poursuite de la diffusion de supports d'opinion, mais la possibilité d'empêcher la publication elle-même, ce qui aurait pour effet d'instaurer une forme de censure préventive, prohibée par les articles 19 et 25 de la Constitution.

Lors de l'application de l'article 19, § 1er, le juge devra, d'après la Cour, tenir compte de l'interdiction de mesures préventives en général et de l'interdiction de censure en particulier, prévues par les articles 19 et 25 de la Constitution, ce qui implique que l'intervention judiciaire n'est possible que lorsqu'une diffusion a déjà eu lieu.

En outre, toujours selon la Cour, le juge devra vérifier si la limitation de la liberté d'expression, qui peut découler de l'application de cette disposition, est nécessaire in concreto, si elle répond à une nécessité sociale urgente et si elle est proportionnée à l'objectif légitime poursuivi par cette disposition. En application de l'article 19, § 1er, attaqué, des restrictions ne peuvent donc être imposées au droit des citoyens d'exprimer leurs opinions, fût-ce sur le ton polémique qui peut caractériser le débat public, concernant des phénomènes de société, même lorsque ces opinions « choquent, inquiètent ou heurtent » l'État ou l'un ou l'autre groupe de la population (23) .

C'est uniquement dans cette interprétation que l'article 19, § 1er, ne viole pas les articles 10, 11, 19 et 25 de la Constitution.

Les auteurs estiment que l'interdiction de cessation avant la diffusion d'un écrit doit figurer explicitement à l'article 19, § 1er, de la loi.

Par ailleurs, ils considèrent qu'en ce qui concerne la mise en balance de la cessation et de la liberté d'expression, il suffit d'une définition de l'acte discriminatoire conforme à la jurisprudence, comme celle qui figure dans la présente proposition de loi, et de la mention d'un dol spécial aux articles 2 et 6, § 1er, premier tiret, pour garantir la liberté d'expression; il n'est dès lors pas nécessaire, sur ce point, de préciser davantage l'article 19, § 1er.

4) En ce qui concerne les conditions auxquelles sont soumises les mesures d'action positive

L'article 4 de la loi antidiscrimination est libellé comme suit:

« Les dispositions de la présente loi ne constituent aucunement un empêchement à l'adoption ou au maintien de mesures qui, afin de garantir la pleine égalité dans la pratique, visent à prévenir ou à compenser les désavantages liés à un des motifs visés à l'article 2. »

Les motifs de discrimination s'appliquant désormais à toutes les différences de traitement qui ne sont pas raisonnablement justifiables, l'article 4 doit être interprété en ce sens que les dispositions de la loi attaquée n'empêchent aucunement l'adoption ou le maintien de mesures qui, afin de garantir la pleine égalité dans la pratique, visent à prévenir ou à compenser des désavantages, et ce quel que soit le motif sur lequel la mesure d'action positive est fondée.

Par la disposition attaquée, le législateur entend éviter que l'application de la loi n'entre en conflit avec des mesures ayant pour objet de prévenir ou de compenser des inégalités. En d'autres termes, la loi autorise la « discrimination positive », pour autant qu'elle vise non pas à avantager au-delà de la norme, mais à supprimer les inégalités ou les discriminations.

Ainsi que la Cour l'a dit déjà dans son arrêt nº 9/94, une norme ou disposition législative ne peut avoir une portée telle qu'elle empêcherait le juge compétent, lorsqu'il apprécie les applications de mesures d'action positive, de vérifier concrètement a) que ces mesures sont appliquées dans des cas où une inégalité manifeste existe, b) que la disparition de cette inégalité est désignée par le législateur comme un objectif à promouvoir, c) que les mesures sont de nature temporaire, étant destinées à disparaître dès que l'objectif visé est atteint, et d) qu'elles ne restreignent pas inutilement les droits d'autrui. Dans ses mémoires, le Conseil des ministres a d'ailleurs confirmé que la disposition entreprise devait être interprétée à la lumière des conditions que la Cour a attachées, par le passé, aux mesures d'action positive.

C'est uniquement dans cette interprétation que l'article en question est constitutionnel (24) .

Pour plus de clarté, les auteurs estiment qu'il est nécessaire de compléter l'article 4 de la loi par des dispositions reprenant les critères défendus par la Cour. Cela permet de concrétiser les mesures possibles et de protéger les droits de tiers qui, le cas échéant, peuvent invoquer cet article devant la juridiction civile sur la base de l'article 1382 du Code civil.

5) Le renversement de la charge de la preuve

L'article 19, § 3, de la loi antidiscrimination dispose que:

« Lorsque la victime de la discrimination ou un des groupements visés à l'article 31 invoque devant la juridiction compétente des faits, tels que des données statistiques ou des tests de situation, qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, la charge de la preuve de l'absence de discrimination incombe à la partie défenderesse. »

Cette disposition repose sur la constatation que la victime d'une discrimination est généralement en position de faiblesse par rapport à l'auteur de l'acte, de sorte qu'il semblait opportun de renverser la charge de la preuve (25) .

Faisant référence aux dispositions des directives européennes précitées, le gouvernement s'est rallié à ce principe, mais il a toutefois déposé un amendement tendant à retirer des dispositions générales les règles relatives au renversement de la charge de la preuve afin qu'elles ne s'appliquent pas en matière pénale (26) .

Il ressort également des travaux préparatoires que le renversement de la charge de la preuve n'est pas automatique. La personne qui prétend être victime d'une discrimination doit en effet apporter d'abord suffisamment d'éléments faisant apparaître une possible discrimination. À cette fin, la partie demanderesse peut invoquer par exemple un test de situation, mais le juge doit ensuite apprécier si ce test permet de conclure à une discrimination (27) .

Selon les parties requérantes en cause devant la Cour, il n'était toutefois pas exclu que la décision prise en application de l'article 19, § 1er, ait une incidence sur la procédure pénale lorsque l'acte qui enfreint les dispositions de la loi contre la discrimination constitue un fait punissable. Conformément à l'article 22, alinéa 6, de la loi, l'action en cessation a en effet priorité sur l'action pénale, qui est suspendue entre temps.

La Cour leur a répondu que la mesure instaurée par le législateur repose sur un critère objectif, à savoir la nature des actions pour lesquelles le renversement de la charge de la preuve est instauré. Elle est certainement pertinente pour répondre au but qu'il poursuit, c'est-à-dire une protection efficace contre la discrimination, et elle n'est pas disproportionnée à cet objectif, compte tenu des conditions dont elle est entourée.

La Cour admet qu'ainsi qu'il ressort du texte de l'article 19, § 3, le renversement de la charge de la preuve ne concerne pas le fait punissable lui-même, mais la nature discriminatoire du comportement. Dans l'hypothèse où le renversement de la charge de la preuve, appliqué dans une affaire civile, pourrait influencer ultérieurement la preuve dans une affaire pénale, par l'effet de l'article 22, alinéa 6, de la loi attaquée, le juge pénal serait néanmoins tenu d'apprécier concrètement les éléments de preuve et de respecter la présomption d'innocence du prévenu (28) .

Sous réserve de cette interprétation, la Cour estime que la disposition n'est pas inconstitutionnelle.

Les auteurs entendent souligner le pouvoir d'appréciation souverain du juge pénal en complétant l'article 22, alinéa 6.

C) Adaptations de texte non prévues par la Cour d'arbitrage

Différence de traitement dans le cadre des relations de travail

L'article 2, § 4, deuxième et troisième tirets, de la loi dispose ce qui suit:

« Toute discrimination directe ou indirecte est interdite, lorsqu'elle porte sur:

...

— les conditions d'accès au travail salarié, non salarié ou indépendant, y compris les critères de sélection et les conditions de recrutement, quelle que soit la branche d'activité et à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle, y compris en matière de promotion, les conditions d'emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération, tant dans le secteur privé que public;

— la nomination ou la promotion d'un fonctionnaire ou l'affectation d'un fonctionnaire à un service; »

L'article 2, § 5, de la loi dispose ce qui suit:

« Dans le domaine des relations de travail telles qu'elles sont définies au § 4, 2e et 3e tirets, une différence de traitement repose sur une justification objective et raisonnable lorsque, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée. »

Il est clair que les termes « la caractéristique en cause » font référence à un des motifs qui figuraient à l'article 2, § 1er, et qui ont été annulés. Le § 5 risque ainsi de se voir dénué de toute signification.

Si le § 5 devait rester inchangé, il pourrait par ailleurs être interprété comme s'appliquant à toute différence de traitement, eu égard à l'interdiction générale de discrimination qui figure à l'article 2, § 1er. Alors que les problèmes étaient déjà nombreux quand les motifs de discrimination étaient limités à seize, il ne fait aucun doute qu'ils se poseront avec acuité dès lors que les motifs de discrimination sont illimités. On risque ainsi d'en arriver à une situation où les entreprises ou les pouvoirs publics devront justifier tout recrutement ou, le cas échéant, toute nomination, promotion ou augmentation, tout bonus ou licenciement, uniquement en invoquant l'« exigence professionnelle essentielle et déterminante », ce qui ne va absolument pas de soi.

Il sera dès lors impossible, pour une entreprise ou les pouvoirs publics, d'opter à l'occasion d'une promotion pour la personne qui a le plus d'ancienneté ou même le diplôme le plus élevé, parce que ce serait un motif de discrimination qui ne constituerait pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante répondant aux critères de l'objectif suffisamment légitime et de la nécessaire proportionnalité entre l'objectif à atteindre et la distinction pratiquée. Tout recrutement, toute promotion, toute augmentation, etc. de membres du personnel risque ainsi de s'enliser dans une joute juridique, le juge devant apprécier au cas par cas quelle exigence professionnelle peut en tout cas être considérée comme « essentielle et déterminante » et si chaque demandeur répond tout autant ou mieux à cette exigence que la personne qui a été nommée, promue, etc.

Les auteurs estiment que cet état de choses peut gravement perturber la vie économique et ne profite à aucune des parties concernées.

C'est pourquoi il est proposé de recourir à une autre formulation.

COMMENTAIRE DES ARTICLES

Article premier

Un certain nombre d'articles de la loi susvisée attribuent une nouvelle compétence au président du tribunal de première instance, au président du tribunal du travail et au président du tribunal de commerce; ils concernent donc l'organisation des cours et tribunaux et règlent de ce fait une matière visée à l'article 77 de la Constitution.

Ces articles ne font toutefois l'objet d'aucune modification, de sorte que la proposition à l'examen règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Article 2

Cet article se fonde sur l'arrêt 157/2004 pour donner une définition de la discrimination qui soit conforme à la jurisprudence nationale et internationale en la matière et souligne la nécessité d'un dol spécial, consistant à consacrer ou à occasionner un dommage d'une manière illégitime et disproportionnée. Le § 1er concerne la discrimination directe, le § 2 la discrimination indirecte.

Il est exact que la formule suggérée par la Cour ne contenait pas de référence au dol spécial, mais elle le présupposait. La Cour souligne en effet qu'une différence de traitement qui fait l'objet d'un large débat public et toute manifestation qui relève de la liberté d'expression ne constituent pas une discrimination lorsque l'intention particulière requise est absente (29) . En cas d'infraction à l'interdiction visée à l'article 2, § 1er, la liberté d'expression et la responsabilité des dommages ne peuvent être invoquées que si l'intention était bel et bien de causer un dommage en faisant une distinction non objective et dénuée de justification raisonnable.

Article 3

En remplaçant le § 5 de l'article 2, on rétablit la lisibilité de cet article, qui renvoyait aux motifs annulés. De même, on le rend à nouveau applicable en permettant à l'employeur privé ou public de justifier une différence de traitement de son personnel sur la base de critères objectifs en satisfaisant aux conditions du but légitime et du rapport de proportionnalité entre la mesure envisagée et le but visé.

Article 4

Cet article précise, conformément à l'interprétation de la Cour d'arbitrage, les modalités auxquelles les mesures d'action positive doivent répondre pour que les droits fondamentaux d'autrui soient préservés.

Article 5

Cet article insère dans l'article 6, § 1er, de la loi, qui est réduit à un seul alinéa, conformément à l'arrêt 157/2004, la notion requise de dol spécial, la limitation à la discrimination directe et la définition de la notion « incitation à ». Il précise également que l'incitation doit concerner des comportements discriminatoires, haineux ou violents, qui constituent des degrés du même type de comportement. Étant donné que l'article 6 ne comportait à l'origine que 2 paragraphes et que la Cour a annulé le deuxième, la subdivision en paragraphes est devenue superflue.

Article 6

Cet article permet de préciser le point de vue de la Cour, qui ne reconnaît la constitutionnalité de la disposition en question que si l'action en cessation n'a aucune influence sur l'appréciation des faits par le juge pénal.

Mia DE SCHAMPHELAERE.
Wouter BEKE.

PROPOSITION DE LOI


Article premier

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

L'article 2, §§ 1er et 2, de la loi du 25 février 2003 tendant à lutter contre la discrimination et modifiant la loi du 15 février 1993 créant un Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, annulé partiellement par l'arrêt nº 157/2004 de la Cour d'arbitrage du 6 octobre 2004, est remplacé par les dispositions suivantes:

« § 1er. Il y a discrimination directe lorsqu'une différence de traitement entre des personnes a pour objectif direct d'occasionner ou de consacrer un résultat dommageable qui ne poursuit pas de but légitime ou qui ne présente pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

§ 2. Il y a discrimination indirecte lorsqu'une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre a pour objectif d'occasionner à des personnes un résultat dommageable qui ne poursuit pas de but légitime ou qui ne présente pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. »

Art. 3

L'article 2, § 5, de la même loi est remplacé par la disposition suivante:

« § 5. Dans le domaine des relations de travail telles qu'elles sont définies au § 4, 2e et 3e tirets, une différence de traitement ne repose pas sur une justification objective et raisonnable lorsque, en raison de la nature spécifique d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, cette différence ne poursuit pas de but légitime ou ne présente pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. »

Art. 4

L'article 4 de la même loi, annulé partiellement par le même arrêt, est remplacé par les dispositions suivantes:

« Art. 4. — Les dispositions de la présente loi ne constituent aucunement un empêchement à l'adoption ou au maintien de mesures qui:

a) visent à supprimer, prévenir ou compenser une inégalité manifeste;

b) sont désignées par le législateur comme un objectif à promouvoir;

c) sont de nature temporaire et sont destinées à disparaître dès que l'objectif visé est atteint;

d) et ne restreignent pas inutilement les droits d'autrui. »

Art. 5

L'article 6, § 1er, de la même loi, annulé partiellement par le même arrêt, est remplacé par la disposition suivante:

« Est puni d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de cinquante euros à mille euros ou d'une de ces peines seulement quiconque, dans l'une des circonstances indiquées à l'article 444 du Code pénal, stimule ou encourage directement, dans le but d'occasionner ou de consacrer un résultat dommageable, des comportements discriminatoires, haineux ou violents à l'égard d'une personne, d'un groupe, d'une communauté ou des membres de celle-ci, en raison du sexe, de l'orientation sexuelle, de l'état civil, de la naissance, de la fortune, de l'âge, de la conviction religieuse ou philosophique, de l'état de santé actuel ou futur, d'un handicap ou d'une caractéristique physique. »

Art. 6

L'article 22, alinéa 6, de la même loi est complété par une troisième phrase, libellée comme suit:

« Le juge pénal apprécie souverainement si les faits dont il est saisi constituent un comportement punissable. »

22 novembre 2004.

Mia DE SCHAMPHELAERE.
Wouter BEKE.

(1) Voir e.a. Cour eur. Dr. Homme, 23 juillet 1968, Publ. Cour. Eur. D. h., série A, n° 6; Cour eur. Dr. Homme, 26 novembre 1991, Publ. Cour. Eur. D. h., série A, n° 217; Cour eur. Dr. Homme, 16 septembre 1996, Gaygusus c. Autriche; Cour eur. Dr. Homme, 18 février 1999, Carkos c. Chypre.

(2) Arrêt 157/2004, B.13.

(3) La différence réside bien entendu dans le fait que les articles 14 de la CEDH et 26 du PIDCP ainsi que la jurisprudence développée par la Cour européenne des droits de l'homme consacrent uniquement un droit du citoyen à l'égard de l'État, alors que la loi antidiscrimination permet également des actions d'une personne contre une autre.

(4) Arrêt 157/2004, B.15.

(5) Concernant le principe de la liberté d'expression, voir l'arrêt de la Cour d'arbitrage no 10/2001: « La liberté d'expression est l'un des fondements d'une société démocratique. Elle est garantie tant par l'article 19 de la Constitution que par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ainsi que l'exprime la Cour européenne des droits de l'homme, la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui choquent, inquiètent ou heurtent l'État ou une fraction quelconque de la population: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique; voy., notamment, les arrêts du 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, § 49; 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c. France, § 55, et 28 septembre 1999, Öztürk c. Turquie, § 64. ».

(6) Arrêt 157/2004, B.73.

(7) C'est-à-dire: « — Soit dans des réunions ou lieux publics; — Soit en présence de plusieurs individus, dans un lieu non public, mais ouvert à un certain nombre de personnes ayant le droit de s'y assembler ou de le fréquenter; — Soit dans un lieu quelconque, en présence de la personne offensée et devant témoins; — Soit par des écrits imprimés ou non, des images ou des emblèmes affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposés aux regards du public; — Soit enfin par des écrits non rendus publics, mais adressés ou communiqués à plusieurs personnes. »

(8) Arrêt 157/2004, B.60.

(9) Arrêt 157/2004, B.61.

(10) En effet, il s'agit, à l'article 6, de l'incitation à la discrimination ou de la publicité de l'intention d'y recourir; aux articles 7 à 14, il s'agit d'une aggravation du minimum des peines pour des délits existants, lorsqu'un des mobiles du délit est la discrimination.

(11) Arrêt 157/2004, B.21.

(12) Arrêt 154/2004, B.17.

(13) Arrêt 157/2004, B.18; voir dans ce sens, entre autres, Cour européenne des droits de l'homme, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54; arrêt Sürek no 2 c. Turquie, 8 juillet 1999, § 34.

(14) Doc. Sénat, SE 1999, n° 2-12/1, p. 4; 2001-2002, n° 2-12/15, pp. 99, 121.

(15) Arrêt 157/2004, B.35.

(16) Comme mentionné dans les considérants B.36 à B.38 de l'arrêt 157/2004.

(17) Arrêt 157/2004, B.40.2.

(18) Arrêt 157/2004, B.49.

(19) Arrêt 157/2004, B.50.

(20) Arrêt 157/2004, B.51.

(21) Arrêt 157/2004, B.56.

(22) Arrêt 157/2004, B.25 à B.29.

(23) Arrêt 157/2004, B.75.

(24) Arrêt 157/2004, B.79.

(25) Doc. Sénat, 2000-2001, no 2-12/15, pp. 8 et 27.

(26) Doc. Sénat, 2000-2001, no 2-12/15, pp. 56-57, 185 et 190.

(27) Doc. Sénat, 2000-2001, no 2-12/15, pp. 196-197.

(28) Arrêt 157/2004, B.84.

(29) Arrêt 157/2004, B.40.2.