3-479/1 | 3-479/1 |
3 FÉVRIER 2004
Le 14 octobre 2003, la commission des Relations extérieures et de la Défense a profité de la présence de Sa Béatitude le Cardinal Boutros Sfeir, patriarche maronite d'Antioche et de tout l'Orient, établi au Liban, pour entendre celui-ci.
À la mi-décembre 2003, une délégation parlementaire libanaise a séjourné en visite officielle dans notre pays. Le 9 décembre 2003, un échange de vues intensif a eu lieu en commission avec cette délégation, constituée de MM. Boutros Harb, Mohammed Kabbani et Nicolas Fattouch, parlementaires.
Le présent rapport est un compte rendu synthétique de ces deux rencontres.
A. Exposé de Sa Béatitude le Cardinal Mar Nasrallah Boutros Sfeir, Patriarche maronite d'Antioche et de tout l'Orient
Le Moyen-Orient a toujours été une poudrière et c'est ce qui a fait dire au Général de Gaulle : « Je suis venu dans cet Orient compliqué avec des idées simples ». Le conflit palestinien, la guerre en Irak, l'insécurité de quelques pays arabes, le problème du Liban, tout cela a des répercussions sur l'ensemble de la situation du monde arabe.
Le conflit israëlo-palestinien
Le conflit israélo-palestinien, qui fait tous les jours des victimes innocentes, des blessés et des handicapés, des destructions de quartiers et de maisons et jette des familles entières dans la rue et la misère, semble s'éterniser. Les Nations unies assistent à cette tragédie humaine sans pourtant trouver le moyen d'intervenir efficacement. On peut s'attendre, après tout, à voir les deux peuples en état de belligérance, s'exterminer, ce qui paraît impossible et immoral. En face de cette tragédie sanglante, il n'y a qu'une solution possible : donner à chacun des deux peuples, en conflit ouvert, le moyen de vivre dans un État qui soit le sien, aux frontières bien délimitées, sur lequel il serait en mesure d'exercer son autorité et de se sentir responsable de son destin. La guerre n'a jamais résolu les problèmes et ne les résoudra jamais; encore moins les murs de séparation qui, tôt ou tard, vont nécessairement tomber.
La guerre en Irak
Notre position, comme celle de l'Église universelle, au sujet de cette guerre, a été claire :
on ne peut accepter le principe de la guerre préventive;
les raisons avancées par les États-Unis pour justifier cette guerre n'ont convaincu personne;
d'ailleurs, jusqu'à présent on n'a trouvé aucune trace des armes de destruction massive que l'Irak était accusé de posséder;
le fait qu'un ou deux pays imposent au monde des décisions aussi graves, sans tenir compte de l'organisation des Nations unies, menace l'existence même de cette organisation et laisse place à l'arbitraire et à la raison du plus fort;
la guerre n'a jamais résolu les problèmes. Seuls, la justice, le respect des droits des personnes et des peuples, le dialogue et l'acceptation mutuelle pourraient mener à une solution juste;
la démocratie ne peut pas être imposée aux peuples par la force, mais c'est un processus d'éducation et de formation de plusieurs générations successives.
L'insécurité de quelques pays arabes
Toute la région du Proche et du Moyen-Orient est en ébullition :
l'Arabie Saoudite, l'Iran, les pays du Golfe, la Syrie, la Jordanie et même l'Égypte sont menacés de troubles et de conflits;
tant que le problème des Palestiniens n'aura pas trouvé une solution juste, et que le droit de tous les pays de la région à jouir de l'indépendance et de la liberté n'aura pas été reconnu, la région ne pourra pas connaître la paix;
l'injustice commise envers ces peuples est la véritable source du terrorisme qui s'alimente au fanatisme religieux;
ce risque pourrait atteindre l'Europe et les différents pays d'Occident plus rapidement qu'on ne pense.
La situation du Liban
Quatre grands problèmes nous préoccupent :
1. La restauration de l'indépendance politique du pays qui ne peut se réaliser que par le retrait des troupes syriennes et la cessation des ingérence syriennes dans les affaires intérieures du Liban. Nous avons intérêt à avoir les meilleures relations de bon voisinage avec la Syrie, mais nous avons le droit d'avoir notre indépendance, notre souveraineté et notre liberté de décision, comme tous les pays qui se respectent.
2. L'implantation des réfugiés palestiniens au Liban risquerait de faire éclater ce pays. Cette implantation est refusée par toute la population pour les raisons suivantes :
le droit de ces réfugiés à rentrer dans leur pays en application des résolutions des Nations unies, en particulier la résolution 194 adoptée par l'Assemblée générale le 11 décembre 1948;
le respect de la Constitution libanaise adoptée à l'unanimité des Libanais, qui prohibe clairement cette implantation;
le risque de déstabilisation de l'équilibre communautaire et démographique au Liban;
l'incapacité du Liban d'absorber les quelques 400 000 Palestiniens à cause de l'exiguïté de son territoire et de la faiblesse de son économie.
3. La nécessité de préserver les libertés publiques et d'édifier un véritable État de droit. Nous assistons, malheureusement, ces dernières années à des comportements du gouvernement libanais qui menacent les libertés publiques :
arrestations arbitraires, non-respect du principe d'indépendance du pouvoir judiciaire mais ingérence de toute sorte au niveau de la justice;
fermeture de la station de télévision MTV et censure des mass media;
interdiction et répression des manifestations estudiantines, syndicales et autres;
non-existence d'une loi électorale juste qui assure une représentation correcte de la population.
4. La crise économique. La situation économique au Liban continue à se détériorer. La dette supportée par les citoyens s'élève à 35 milliards de dollars. Sur le plan social, le chômage grandissant, la quasi-disparition de la classe moyenne, l'appauvrissement de la population, l'augmentation des taxes, la corruption au niveau de l'administration, la dilapidation des fonds publics, etc., tout cela pousse les jeunes Libanais à émigrer et menace les chances de redressement et de reconstruction du pays.
En conclusion, le Patriarche émet le souhait que la Belgique et l'Europe puissent jouer un rôle efficace dans la solution de ces problèmes.
M. Hostekint estime qu'une solution durable garantissant la paix et la stabilité au Moyen-Orient ne peut être imposée purement et simplement. Une telle solution de paix suppose la participation active et la bonne volonté de toutes les parties concernées.
Dans quelle mesure le cardinal, dont l'autorité morale est très grande, peut-il contribuer à la résolution de ce conflit, dans lequel le Liban joue lui aussi un rôle clé ?
Sa Béatitude remarque que l'Orient a été souvent une poudrière. Actuellement, plus que jamais, compte tenu des événements en Irak.
Sa Béatitude déclare qu'en tant que cardinal de l'Église catholique, il prêche la paix, la réconciliation et la justice.
Le délogement du peuple palestinien de sa terre est à l'origine des actes de terrorisme qui se commettent actuellement.
M. Roelants du Vivier, vice-président, de la commission, demande si les efforts de la diplomatie du Vatican sont suffisants.
L'intervenant souhaite savoir en outre si le retrait des troupes syriennes ne serait pas de nature à améliorer la situation au Liban.
En réponse à cette question, le Patriarche dépeint une situation de division et de mésententes. Il appartient aux Libanais de prendre leurs responsabilités, ce qu'ils ne font pas actuellement.
En ce qui concerne la question des démarches diplomatiques du Vatican, le Patriarche explique que celles-ci sont certes limitées, mais très efficaces. Bien que les synodes soient peu nombreux, l'un d'eux a été consacré au Liban en 1995.
Récemment encore, le pape s'est adressé aux cardinaux, afin de les sensibiliser davantage à la situation au Liban.
M. Van Overmeire se demande dans quelle mesure la communauté chrétienne en général, et maronite en particulier, ne risque pas de disparaître à terme.
M. Boutros Harb précise que la visite de la délégation parlementaire libanaise à Bruxelles s'inscrit principalement dans le cadre du Parlement européen, où l'on a adopté, en octobre 2003, une résolution « Paix et dignité au Proche-Orient ». Dans cette résolution, le Parlement européen demande entre autres aux pays arabes qui accueillent des réfugiés palestiniens de faciliter, pour ces derniers, l'acquisition de la nationalité du pays d'accueil concerné. C'est la raison pour laquelle le Parlement libanais a souhaité être entendu par le Parlement européen.
Cette résolution a provoqué une certaine inquiétude au Liban. D'une part, le Parlement libanais applaudit aux efforts déployés par le Parlement européen pour contribuer à la résolution du conflit au Moyen-Orient; d'autre part, il entend faire part de l'inquiétude du Liban face à d'éventuelles initiatives qui iraient à l'encontre de l'intérêt national libanais et ne s'inscriraient pas dans le cadre d'une solution globale.
Le Liban estime en effet que la solution au conflit du Moyen-Orient doit en tout cas prévoir le droit au retour, même si les autorités libanaises se rendent bien compte que le futur État palestinien ne sera jamais en mesure d'accueillir tous les réfugiés (qui sont aujourd'hui 4 millions), et qu'un certain nombre d'entre eux préféreront du reste rester dans leur pays d'accueil.
Le Liban craint également que l'intégration des réfugiés palestiniens au Liban ne compromette l'équilibre sur lequel repose le consensus national, qui n'a été atteint qu'en 1989, après quinze années de guerre.
Or, le rejet de tout droit d'établissement pour les Palestiniens sur le territoire national est précisément un des piliers du consensus national. Cet accord figure d'ailleurs explicitement dans le préambule de la Constitution libanaise.
Le Liban ne comprendrait pas que la communauté internationale « résolve » un problème en en créant un autre.
L'intervenant rappelle que l'accord national repose sur cinq piliers :
1. l'unité du pays;
2. la vie en communautés;
3. la recherche permanente d'un équilibre entre les communautés et les partis politiques au Liban;
4. le rétablissement de l'autonomie et de l'indépendance du pays;
5. le refus unanime de toute idée d'implantation des Palestiniens sur le territoire libanais.
Le Liban est un État qui vit dans des conditions très spéciales. Plusieurs idéologies et religions cohabitent et sont déterminées à vivre en commun et en paix. Sauvegarder la formule libanaise pourrait aider à dépasser le stade d'affrontement entre les gens qui sont d'idéologie et de religion différentes.
M. Roelants du Vivier souligne que, dans le passé, la question du retour des réfugiés a souvent bénéficié d'une solution ad hoc dans le cadre d'autres conflits historiques (en Amérique latine et en Asie du Sud-Est).
La conclusion d'un accord de paix entre les Palestiniens et Israël devrait logiquement aboutir à ce que les réfugiés palestiniens puissent retourner dans les lieux d'où ils étaient originaires en 1948. On peut s'attendre à ce que tous les réfugiés palestiniens ne soient plus disposés à rentrer chez eux : certaines familles vivent depuis plusieus générations au Liban ou dans d'autres pays de la région.
L'intervenant évoque l'évolution économique de la région, où par le biais d'accords de libre échange une sorte de marché commun (informel) est en train de se constituer. C'est l'Arabie Saoudite qui a été à l'origine de l'initiative et un accord similaire a été conclu récemment avec la Syrie.
Il pourrait se développer un flux d'échanges, de commerce, de prospérité à l'intérieur de la région. Cela pourrait résoudre un certain nombre de tensions, entre autres dans le contexte nouveau donnant aux réfugiés sans travail un meilleur futur.
M. Cornil souligne la situation épouvantable dans laquelle les populations palestiniennes vivent au sud du Liban. Vu les attaches culturelles et familiales, il sera pour certains réfugiés palestiniens difficile de retourner à la situation d'avant 1948. Quelle est l'appréciation des Libanais du volet « retour des réfugiés » tel que stipulé dans les Accords de Genève de décembre 2003 ?
Quelle est la relation de l'État libanais avec la Syrie ?
La présidente constate au sein de tous les partis au Liban des opinons extrêmement tranchées contre les Palestiniens. Il faut reconnaître que la reconnaissance des réfugiés palestiniens comme une partie de la population libanaise provoquerait un déséquilibre entre les communautés au Liban.
La solution ne se situe-t-elle pas au niveau d'une volonté progressive d'intégration d'une partie des camps de réfugiés ?
Le Liban refuse-t-il cette solution en attendant les négociations plus importantes comme celles entre la Syrie et Israël ? Quel est l'état d'esprit dans les camps de réfugiés au Liban ?
Au sujet de la position de principe concernant le droit au retour des réfugiés palestiniens, les représentants parlementaires libanais soulignent que le « droit au retour » n'implique nullement une « obligation de retour » : le principe de l'autodétermination doit s'appliquer en l'espèce, les réfugiés devant avoir la possibilité d'adopter la nationalité palestinienne et de décider individuellement où ils souhaitent finalement s'établir.
Pour ce qui est de l'évolution économique dans la région concernée, M. Boutros Harb constate que la globalité des immenses richesses de certains pays arabes n'a pas été bien mise à profit. Cependant, une amélioration est peut-être en vue : les efforts de toute sorte en vue de la création d'un marché commun régional pourraient favoriser l'essor économique de la région. À l'heure actuelle, la société est encore trop souvent confrontée à des actes de violence et au fondamentalisme. Si l'on parvenait à régler le conflit israélo-palestinien et à résoudre le problème israélo-arabe, les perspectives de la population marginalisée sur le plan socio-économique évolueraient rapidement dans un sens positif.
Une solution au conflit israélo-palestinien, qui menace la paix non seulement de la région, mais aussi du monde, permettrait déjà de lever une grande partie de la frustration, du désespoir et de la violence qui sont latents.
Il faut trouver une solution équitable.
L'hostilité des Libanais à l'égard des Palestiniens était compréhensible dans le contexte de guerre que le Liban a connu de 1968 à 1989.
Cette animosité se dissipe tout doucement, et la compréhension grandit pour la situation de victime qui est la leur. On plaide aujourd'hui pour une attitude positive à l'égard des Palestiniens.
D'autre part, on souligne une fois encore clairement que l'intégration des Palestiniens, même progressive, outre qu'elle est interdite par la Constitution libanaise, est inacceptable. L'unité du Liban est la préoccupation prioritaire.
Les membres de la délégation libanaise sont réticents à l'égard des récents Accords de Genève, qui n'approfondissent pas la question du retour des réfugiés palestiniens. On ne peut pas se limiter aux Accords de Genève. Le processus de paix doit être envisagé dans son ensemble.
Les trois millions de Palestiniens qui vivent aujourd'hui dans les territoires occupés de Palestine et les quatre millions qui vivent en dehors de leur patrie ont droit à une identité et à un passeport palestiniens. Certains choisiront vraisemblablement de rester au Liban, mais avec une identité et un passeport palestinien. Dans ce cas, ils bénéficieront d'un statut et d'un traitement équivalents à ceux des autres ressortissants étrangers intégrés au Liban.
Même si pas mal de Palestiniens le critiquent, le leader palestinien Arafat recueille les suffrages d'une immense majorité.
Pour ce qui est des relations entre la Syrie et le Liban, les représentants libanais insistent sur le fait que cette question doit être débattue par les deux parties concernées.
Le présent rapport a été approuvé à l'unanimité des neuf membres présents.
Le rapporteur, | La présidente, |
Jacques TIMMERMANS. | Anne-Marie LIZIN. |
(1) Il est le 3e Cardinal maronite et le 76e Patriarche de l'Église maronite.