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18 SEPTEMBRE 2003
La collectivité et les autorités de notre pays sont confrontées depuis des siècles à la problématique de la place qu'occupe la prostitution au sein de notre société. La prostitution se situe dans la « zone grise ». Nous pouvons parler d'une politique de tolérance en la matière, ce qui ne nous disculpe pas pour autant d'une certaine hypocrisie.
Ces dix dernières années, nous avons assisté à un glissement très net du phénomène vers une prostitution issue de la traite des êtres humains.
La prostitution est devenue un terreau propice à l'éclosion des formes de criminalité les plus diverses. Lentement mais sûrement, elle est infiltrée par la criminalité organisée, avec toutes les conséquences qui en découlent pour les prostituées et pour la société.
Peu à peu, on prend conscience de la nécessité d'adapter la politique pénale en matière de prostitution, car elle est trop souvent perçue comme ambiguë, voire contradictoire.
En outre, les rapports de la sous-commission « Traite des êtres humains et prostitution » (doc. Sénat, nº 2-152) et de la commission du suivi en matière de criminalité organisée (doc. Sénat, nº 2-425) du Sénat ont chaque fois mis l'accent sur l'inquiétante augmentation de l'exploitation sexuelle, tant des personnes majeures que mineures.
L'heure est venue d'infléchir la politique en la matière. Pour justifier la nécessité de cette démarche, il suffit d'évoquer les principes fondateurs de la loi pénale belge.
Le législateur pénal belge de 1867 a accordé la préférence à la répression du proxénétisme. La prostitution en tant que telle n'était pas inquiétée à condition de ne pas troubler l'ordre public, les bonnes moeurs et la tranquillité publique.
En 1836, le législateur avait confié la réglementation de la prostitution au collège des bourgmestre et échevins, ce qui avait eu pour effet de priver cette réglementation de toute cohérence. Chaque commune était libre d'arrêter ses propres règlements (De Cant, P. et Screvens, R., La loi du 21 août 1948 supprimant la législation officielle de la prostitution, dans Revue de droit pénal et de criminologie, 1948, p. 163).
En abrogeant la réglementation précédente, le législateur de 1948 a opté pour une dérégulation totale de la prostitution. Cela s'est traduit, dans les faits, par une politique de tolérance vis-à-vis de l'exploitation sexuelle.
Il en était arrivé à la conclusion qu'étant donné les conditions sociales de l'époque, une approche purement répressive n'était pas la solution optimale.
Notre pays s'inscrivait alors dans la tendance abolitionniste, si bien que le contrôle de la prostitution, qui était effectif jusqu'alors, finit par disparaître complètement.
Les effets néfastes de cette politique sur la santé publique et sur le bien-être social sautent aux yeux. Une société évoluée comme la nôtre n'a-t-elle pas le devoir d'y être attentive ?
D'aucuns estiment que la prostitution doit être « légalisée », ce qui rendrait également possible l'exploitation des services sexuels d'un tiers, dans le cadre d'un contrat de travail ou non. D'autres pensent au contraire que le recours à des services sexuels doit toujours être sanctionné. Telle est la position défendue par la Suède, par exemple.
Nous estimons qu'aucune de ces deux approches n'est à même d'apporter une solution juste et équilibrée, respectant la dignité de la personne prostituée.
Ainsi, dans son rapport intermédiaire du 17 avril 2001, la commission du suivi en matière de criminalité organisée formule, à l'unanimité et en concertation avec les procureurs du Roi du pays, la recommandation suivante : « Les procureurs des grandes villes proposent de procéder à l'enregistrement systématique de tou(te)s les prostitué(e)s, ce qui peut apparaître comme souhaitable. Cet enregistrement faciliterait le contrôle de la police et favoriserait le nécessaire accompagnement psychosocial de cette catégorie de personnes extrêmement vulnérables » (doc. Sénat, nº 2-425/1).
Nous pensons qu'il convient d'emboîter le pas à la commission du suivi dans sa recommandation approuvée à l'unanimité. La présente proposition de loi qui entend mettre en pratique cette recommandation a dès lors pour objectif principal de promouvoir la protection sociale de la personne prostituée, en tenant compte de la nécessité du maintien de l'ordre public.
Articles 2 et 3
Instauration d'un régime de licence communal
Par le biais de la présente proposition de loi, le législateur pénal réaffirme clairement le caractère illicite de la prostitution.
Par conséquent, la prostitution doit si elle porte atteinte aux bonnes moeurs et si elle est susceptible de troubler la tranquillité publique être inscrite dans la loi pénale en tant que délit spécifique, à moins que les intéressé(e)s ne disposent d'une licence délivrée par la commune.
Cela signifie que la commune qui souhaite réglementer la prostitution doit délivrer des licences.
La pratique de la prostitution dans une commune où elle n'est pas autorisée est punie d'une amende.
D'une part, nous estimons que la peine correctionnelle la plus légère l'amende est indiquée en l'espèce car il ne s'agit que d'un délit contre l'ordre public; d'autre part, nous avons délibérément opté pour l'autorité communale, car l'ordre public et la tranquillité publique sont des matières traditionnellement communales. Les communes sont libres de décider elles-mêmes dans quelle mesure elles souhaitent autoriser la prostitution sur leur territoire.
Les conditions d'octroi individuelles doivent être définies de manière uniforme par le Roi. Cette licence, qui devra être renouvelée tous les deux ans, a pour but de permettre un contrôle public des « conditions de travail » et de « l'état de santé » de toute personne prostituée.
La licence doit permettre de contrôler si la personne prostituée est apte à la prostitution, non seulement physiquement mais aussi mentalement. L'Inspection du travail et de la santé pourrait jouer un rôle important en la matière. Il va de soi que les personnes plus vulnérables mentalement ou physiquement doivent être écartées de la prostitution.
En outre, la commune devra recueillir l'avis de l'auditeur du travail, tant lors de la demande initiale qu'en cas de renouvellement de la licence. L'objectif de cette obligation est double : l'auditeur du travail pourra en tant que représentant du ministère public renseigner la commune sur les antécédents judiciaires du demandeur et il pourra en outre vérifier si les personnes concernées ne se trouvent pas, en réalité, sous un statut de « faux indépendant ».
Enfin, nous avons volontairement opté pour une licence temporaire et renouvelable. En effet, les pouvoirs publics doivent pouvoir exercer un contrôle permanent sur la prostitution.
Article 4
L'amende
Dans la mesure où la pratique de la prostitution sans licence constitue un délit contre l'ordre public et contre les bonnes moeurs et que nous visons avant tout la protection de la prostituée, nous avons opté pour une peine légère, revêtant la forme d'une amende.
Nous pensons toutefois que la possibilité d'une amende doit rester ouverte, afin que l'application effective de la loi puisse être assurée.
Article 5
Protection de la prostituée contre les pratiques malhonnêtes en ce qui concerne la location de l'établissement où elle travaille
Dans de nombreux cas, les loyers qui sont demandés pour des établissements de prostitution sont manifestement trop élevés. Outre qu'il pose un problème social, ce phénomène contribue à l'exploitation de la prostituée. Les prix demandés pour certains immeubles constituent en fait une forme de proxénétisme déguisé, où une large part du bénéfice tiré de la prostitution est cédée au propriétaire de l'immeuble.
Il s'agit là d'un problème très ancien et relativement complexe. La plupart des prostituées n'osent pas porter plainte elles-mêmes auprès des autorités lorsqu'elles sont victimes de ce genre d'abus.
Pour tenter de résoudre ce problème, nous avons choisi de faire enregistrer, outre la licence, tout contrat de bail ayant pour objet un établissement de prostitution.
La présente proposition de loi instaure une « commission de conciliation » chargée de deux missions :
1. vérifier si le prix stipulé correspond à la valeur du bien. Au besoin, la commission peut réduire le loyer d'office;
2. vérifier si le prix effectivement payé correspond au prix stipulé.
Nous sommes bien conscients qu'il s'agit là du point le plus délicat. C'est pourquoi nous avons choisi d'habiliter la commission à informer le procureur du Roi lorsqu'elle présume que le loyer demandé est excessif. Plus la commission contrôlera l'ensemble du marché locatif, plus elle aura de chances de repérer rapidement les bailleurs présumés coupables de malhonnêteté manifeste.
Nous avons également introduit dans la présente proposition de loi un délit basé sur la disposition relative aux « négriers du logement », que l'on retrouve dans la loi du 15 décembre 1980. Toute personne qui, d'une manière ou d'une autre, profite de la faiblesse des prostituées pour demander des prix abusifs, doit être sanctionnée. Il en va de même des bailleurs qui demandent un prix « officiel » auquel s'ajoute toutefois un « surplus ».
Article 6
Protection sociale de la prostituée : un statut d'indépendant
Pour pouvoir lutter plus efficacement contre des phénomènes comme la traite des êtres humains, pour arracher la prostitution à l'emprise du milieu, pour garantir une meilleure protection aux personnes qui travaillent dans ce secteur et pour pouvoir combattre plus sûrement toutes sortes de formes d'exploitation et de proxénétisme, il faut offrir une meilleure protection juridique aux prostituées, car, de par le caractère marginal de leurs activités, elles sont socialement vulnérables.
Ce n'est évidemment pas le secteur de la prostitution en tant que tel, mais bien la personne de la prostituée, qui doit bénéficier d'une protection sociale.
Notre pays dispose d'un vaste réseau de structures sociales, basées essentiellement sur les activités économiques exercées par la personne concernée.
C'est la raison pour laquelle il est souhaitable que la prostituée soit intégrée dans un des cadres sociaux existants.
En l'espèce, nous avons volontairement opté pour le statut d'indépendant.
Ce choix a été dicté par deux préoccupations.
Premièrement, l'embauchage de personnes à des fins de prostitution doit rester explicitement interdit. L'existence d'un contrat de travail implique de jure et de facto un lien de subordination du travailleur vis-à-vis de son employeur, ce qui est non seulement contraire à l'interdiction générale de l'exploitation économique de la prostitution, mais aussi en totale contradiction avec la dignité humaine.
Deuxièmement, il convient de rappeler une fois de plus que la prostitution en tant que telle est contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs.
Un contrat n'a de valeur juridique que si tant son objet que sa cause sont compatibles avec l'ordre public et les bonnes moeurs. Tel ne serait manifestement pas le cas en l'espèce, de sorte que le statut d'indépendant est le seul qui puisse offrir à la prostituée la protection juridique et sociale dont elle a besoin.
Il va de soi que les prostituées qui exercent cette activité depuis un certain temps déjà et qui se feront enregistrer pour la première fois comme indépendantes à la suite de l'entrée en vigueur de la présente loi, ne doivent être lésées ni socialement ni fiscalement.
Conformément à l'article 581, 1º et 2º, du Code judiciaire, le tribunal de travail est compétent pour connaître de toutes les contestations relatives aux droits et obligations qui résultent de la présente loi.
Article 7
Les cotisations sociales
Afin d'éviter que les « nouvelles » indépendantes ne se voient réclamer des arriérés de cotisations, la loi dispose qu'elles sont réputées avoir entamé leur activité d'indépendante à la date de délivrance de la licence. De même, les prostituées sont censées avoir mis fin à leur activité à la date d'expiration de la licence.
Article 8
Protection de la dignité de la prostituée
La présente proposition a pour but non seulement de combattre l'exploitation des prostituées, mais aussi de promouvoir la dignité de la femme.
C'est pourquoi il est souhaitable de ne pas reconnaître la prostitution comme une « profession normale ».
Il faut éviter que les prostituées, en raison de leur activité indépendante, ne soient obligées de se faire inscrire au registre du commerce ou au registre de l'artisanat.
Le corps n'est évidemment pas une marchandise, de sorte qu'il ne peut être question ici d'activité commerciale ou artisanale. La dignité de la prostituée doit primer les intérêts d'un « secteur » déterminé.
En outre, l'immatriculation au registre du commerce ou au registre de l'artisanat constituerait une violation du droit à la vie privée des prostituées, car ces deux registres sont accessibles au public. Il n'est évidemment pas souhaitable que n'importe qui puisse prendre connaissance de l'identité et de l'adresse privée des prostituées. À ce propos, il suffit que les autorités communales conservent les licences dans un registre confidentiel.
Erika THIJS. |
Article 1er
La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.
Art. 2
Afin d'autoriser la pratique de la prostitution sur leur territoire, les communes peuvent octroyer une licence à cet effet, conformément aux dispositions de l'article 3.
Les noms des titulaires sont consignés dans un registre. Ces registres sont strictement confidentiels.
Le Roi fixe les modalités de l'accès au registre et de la gestion de celui-ci.
Art. 3
§ 1er. La demande de licence visée à l'article 2 de la présente loi est adressée au collège des bourgmestre et échevins de la commune où le demandeur a l'intention d'exercer les activités visées à l'article 2, alinéa 1er.
§ 2. Le collège des bourgmestre et échevins transmet la demande à l'auditeur du travail, qui rend un avis dans les quatre mois.
§ 3. La licence expire après deux ans et peut être prolongée à chaque fois d'une période de deux ans par le collège des bourgmestre et échevins, après avis de l'auditeur du travail.
§ 4. Le Roi fixe les conditions d'octroi de la licence visée à l'article 2.
Ces conditions concerneront au moins les antécédents judiciaires de l'intéressé, l'activité prévue, les conditions de travail et la santé physique et mentale du demandeur.
§ 5. La licence visée à l'article 2 peut également être octroyée à des ressortissants de pays qui ne font pas partie de l'Union européenne, à condition qu'ils se conforment aux dispositions de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.
Art. 4
Sera puni d'une amende de 200 EUR à 1 000 EUR, quiconque pratique ou propose de pratiquer des actes sexuels avec un tiers contre paiement, sans être en possession de la licence visée à l'article 2.
Art. 5
§ 1er. Lors de la demande de la licence visée à l'article 2, le demandeur présente un exemplaire du contrat de bail ou du certificat de propriété de l'immeuble où il a l'intention d'exercer son activité.
§ 2. Pour chaque canton judiciaire est créée une Commission de conciliation chargée du contrôle de l'exécution des contrats de bail visés au § 1er.
La commission de conciliation est composée du juge de paix du canton concerné, d'un représentant d'une ASBL ayant pour objet social la défense des droits des prostituées et d'un avocat.
Le Roi fixe la liste des associations visées à l'alinéa 2.
§ 3. La commission de conciliation examine plus particulièrement si le loyer convenu est conforme à la valeur de l'immeuble loué. Le Roi fixe la valeur moyenne des immeubles par canton, d'un commun accord avec le secteur.
Lorsqu'elle constate que le prix excède le loyer normal, elle peut, d'office, réduire le loyer de moitié.
§ 4. Sera puni d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de 500 EUR à 25 000 EUR, quiconque aura, directement ou par un intermédiaire, abusé de la position particulièrement vulnérable du titulaire de la licence visée à l'article 2 par la vente, la location ou la mise à disposition de chambres ou de tout autre espace en vue de réaliser un profit anormal.
Sera puni d'une peine identique, le bailleur qui aura perçu ou tenté de percevoir, directement ou par un intermédiaire, du titulaire de la licence visée à l'article 2 un loyer supérieur au prix convenu dans le contrat de bail avec le titulaire de la licence visée à l'article 2.
§ 5. Si la commission présume que le prix effectivement payé par le titulaire de la licence excède le prix convenu dans le contrat, la commission en avise le procureur du Roi.
Art. 6
L'article 3, § 1er, de l'arrêté royal nº 38 du 27 juillet 1967 organisant le statut social des travailleurs indépendants est complété par l'alinéa suivant :
« Est présumée, jusqu'à preuve du contraire, se trouver dans les conditions d'assujettissement visées à l'alinéa 1er, toute personne physique qui se trouve en possession de la licence visée à l'article 2 de la loi du ... visant à octroyer une licence aux prostituées. »
Art. 7
Le titulaire d'une licence est réputé avoir entamé son activité professionnelle indépendante à la date de délivrance de la licence. Cette activité est présumée se terminer à l'expiration de la licence.
Art. 8
Les titulaires de la licence visée à l'article 2 ne sont pas réputés exercer une activité commerciale au sens de l'article 4 des lois relatives au registre du commerce, coordonnées le 20 juillet 1964.
1er juillet 2003.
Erika THIJS. |