3-68/1

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Sénat de Belgique

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2003

11 JUILLET 2003


Proposition de loi modifiant l'article 148sexies de la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises publiques, en vue de permettre un contrôle préalable à la diffusion d'imprimés à caractère raciste, xénophobe ou négationniste

(Déposée par MM. Jean Cornil et Philippe Mahoux)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat le 15 mai 2001 (doc. Sénat, nº 2-747/1 ­ 2000/2001).

Elle vise à habiliter La Poste à exercer un contrôle sur le contenu des envois non adressés conformément au protocole d'accord qu'elle a conclu avec le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme le 2 décembre 1998 afin d'empêcher la distribution de matériel dont le contenu constituerait une incitation à la haine raciale, à la xénophobie ou défendrait des thèses négationnistes.

Si la liberté d'expression occupe une place prépondérante dans notre ordre juridique constitutionnel et international, il ne saurait être toléré que des entreprises publiques participent d'une façon quelconque à propager des idées constitutives d'infractions pénales qui représentent des menaces pour la démocratie en niant ses principes fondateurs.

La menace que représente la diffusion de telles idées ne peut être totalement endiguée par une réponse a posteriori intervenant au terme d'une procédure judiciaire longue et aléatoire.

Souvent confrontée à cette problématique de la distribution de brochures liberticides, La Poste avait pris, à l'initiative du ministre des Télécommunications et des Entreprises et Participations publiques, un dispositif prévoyant des mesures spécifiques à l'approche des élections communales du 8 octobre 2000 et mettant en oeuvre le protocole d'accord du 2 décembre 1998 avec le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme.

Par ce dispositif communiqué à chaque parti sous la forme d'une brochure, La Poste indiquait que les envois susceptibles de contenir des discriminations, des incitations à la haine, etc., en raison de la race, de la couleur, de l'ascendance ou de l'origine ethnique feraient l'objet d'une procédure particulière. Conformément aux articles 141, § 1er, et 148sexies, § 1er, 2º, de la loi du 21 mars 1991, les envois adressés seraient contrôlées afin d'éviter des atteintes à l'ordre public et aux bonnes moeurs.

Quant aux envois non adressés, ils pouvaient faire l'objet, sur décision discrétionnaire de La Poste, d'une demande d'avis auprès du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, afin de déterminer si ces envois n'étaient pas susceptibles d'inciter au racisme et la xénophobie ou de soutenir des thèses négationnistes.

Deux décisions de La Poste prises en exécution de ce dispositif ont été attaquées par le Vlaams Blok devant des juridictions judiciaires siégeant en référé.

L'action du Vlaams Blok a été débouté dans les deux cas (Bruxelles, 5 avril 2000, inédit et Bruges, 26 avril 2000, inédit).

Le Vlaams Blok a également introduit un recours devant le Conseil d'État en vue de la suspension du règlement proprement dit. Dans son arrêt du 28 août 2000 (CE nº 89.368, Van Hecke), le Conseil d'État a donné raison au Vlaams Blok et a suspendu le dispositif litigieux.

Le Conseil d'État a constaté qu'il existait un risque de préjudice grave difficilement réparable dans le chef des requérants dans la mesure où, spécialement en période électorale, il existe des tarifs préférentiels pour les bans électoraux et que la diffusion d'un programme électoral est d'un intérêt primordial.

Le Conseil d'État a également considéré qu'une telle diffusion en période électorale appartient aux missions légales de La Poste dans le cadre du service universel que celle-ci doit assurer. Dès lors, il a constaté que la restriction apportée aux articles 19 et 25 de la Constitution (liberté d'expression et liberté de presse) ne pouvait être établie à défaut d'une base légale explicite.

Plusieurs auteurs dont notamment H. Dumont et F. Tulkens ont exprimé leurs réserves à propos de cet arrêt et, particulièrement sur la conception que se faisait le Conseil d'État de la notion de service postal universel (H. Dumont et F. Tulkens, « Les activités liberticides et le droit public belge », Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Groupements liberticides et droit, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 237-241).

Ces auteurs soulignent toutefois que l'effet erga omnes d'un tel arrêt rend cette controverse purement théorique et invitent le législateur à clarifier les textes légaux applicables.

C'est ce que se propose de faire la présente proposition de loi.

Il convient de rappeler les principes selon lesquels des restrictions peuvent être imposées à la liberté d'expression et à la liberté de presse.

L'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose que :

« 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

2. Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

a) au respect des droits ou de la réputation d'autrui;

b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publique. »

Il n'est pas inutile de rappeler que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose, pour sa part que :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratiques, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

Il résulte de deux dispositions que la garantie des libertés d'expression, prévue à l'article 19 de la Constitution, et la liberté de la presse, selon l'article 25 de la Constitution, n'empêchent pas que soient prises des mesures préventives lorsqu'il s'agit de protéger d'autres libertés constitutionnelles ou l'ordre public.

Il convient cependant de s'assurer que les conditions pour imposer des mesures restrictives à la liberté de la presse sont bien respectées, à savoir :

1. La mesure doit être prévue par une loi;

2. Elle doit viser un objectif légitime énuméré par l'article 10, 2 (c'est-à-dire que les restrictions doivent constituer des mesures nécessaires « à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire »);

3. Elle doit être nécessaire dans une société démocratique.

La première exigence met en exergue la nécessité de l'existence d'une norme légale.

La seconde exigence est indéniablement rencontrée par la mesure proposée.

En effet, il ne peut être sérieusement contesté que la limitation apportée à la liberté d'expression poursuivrait bien un tel objectif légitime. Il suffit d'ailleurs de rappeler que, dans une décision du 14 juillet 1983, la Commission européenne des droits de l'homme a estimé que la nature d'un texte mettant en doute la réalité de l'extermination des juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale justifiait la mesure prise.

Un État est autorisé à prendre des mesures restrictives à la liberté d'expression lorsqu'il s'agit d'empêcher la propagation d'idées racistes prohibées non seulement par la Convention elle-même qui, en son article 14, interdit formellement toute discrimination fondée sur la race, mais également par l'article 20, § 2, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui impose aux États contractants d'interdire tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse.

En ce qui concerne le respect de la troisième condition, il peut être fait référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

En vertu de celle-ci, il appartient au premier chef aux États contractants de juger de la nécessité de cette ingérence, la Cour européenne contrôlant, par la suite, si ces derniers n'ont pas excédé leur marge d'appréciation (arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A, § 1er, 59).

Dans l'affaire Observer et Guardian, la Cour européenne a précisé le type de contrôle auquel elle se livrait en définissant son rôle de la façon suivante : « il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » » (arrêt Observer Guardian contre Royaume-Uni du 26 novembre 1991, § 59).

En outre la Cour européenne se montre beaucoup plus souple « dans l'appréciation des restrictions à la liberté d'expression motivées par des considérations de protection de la morale et du respect de la liberté de religion d'autrui » (Russen Ergec et Annemis Schaus, « La Convention européenne des droits de l'homme ­ Examen de jurisprudence (1990-1994) », RCJB, 1995, p. 409; voyez, à cet égard, l'arrêt Otto-Preminger-institut contre Autriche du 20 septembre 1994, §§ 49-57).

Au vu de cette jurisprudence, il apparaît que la possibilité pour La Poste de refuser de diffuser des envois non adressés dont le contenu constituerait des infractions aux lois réprimant le racisme, la xénophobie et la négationnisme, n'est pas une mesure disproportionnée par rapport au but visé.

Jean CORNIL.
Philippe MAHOUX.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Dans l'article 148sexies, § 1er, 2º, de la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises publiques, inséré par l'arrêté royal du 9 juin 1999, le tiret suivant est inséré entre le 5e tiret et le 6e tiret :

« ­ l'interdiction de transporter et de distribuer des envois non adressés dont le contenu constituerait des infractions aux lois du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, et du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l'approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la Seconde Guerre mondiale; »

19 juin 2003.

Jean CORNIL.
Philippe MAHOUX.