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Sénat de Belgique

Annales

JEUDI 17 OCTOBRE 2002 - SÉANCE DE L'APRÈS-MIDI

(Suite)

Demande d'explications de M. Philippe Monfils au ministre de la Défense sur «la reconnaissance d'un statut en faveur des victimes juives de la guerre» (nº 2-876)

M. Philippe Monfils (MR). - Cette année marque le soixantième anniversaire de la déportation des Juifs de Belgique. Plus de 25.000 d'entre eux, par le seul fait de leur localisation sur le territoire belge, et quelle qu'ait été leur nationalité, ont été victimes des mesures de discrimination raciale du régime nazi.

Un certain nombre de ces personnes, trop peu hélas, ont heureusement survécu aux atrocités commises au nom de l'idéologie hitlérienne. Cinquante ans après la fin de la seconde guerre mondiale, la Belgique vient, enfin, de prendre les mesures nécessaires en vue d'indemniser les victimes juives pour les spoliations de biens qu'elles ont subies du fait de la guerre.

Toutefois, cette indemnisation ne vise que l'aspect purement patrimonial du préjudice subi du fait des exactions nazies. À ce jour en effet, la Belgique n'a pris aucune mesure particulière pour reconnaître officiellement, sous forme d'un statut spécifique, les souffrances physiques et morales encourues par les Juifs de Belgique victimes de l'aspect racial de la politique nazie.

Ces victimes juives sont de différents ordres, que l'on pourrait répartir en diverses catégories, à savoir celle des personnes déportées, en ce compris des enfants, celle des adultes contraints à la clandestinité, celle des enfants contraints au même régime et celle des orphelins de la déportation.

Le temps a passé qui, malheureusement, a amenuisé le nombre des survivants de ces diverses catégories. On estime toutefois qu'aujourd'hui subsistent en Belgique plus de 2.700 victimes juives, qui demeurent toujours sans statut ni titre de reconnaissance spécifique.

Je sais que des contacts ont eu lieu entre votre cabinet et les représentants de la communauté juive de Belgique en vue d'élaborer semblable statut. En adoptant celui-ci, la Belgique ne ferait d'ailleurs pas oeuvre pionnière en la matière puisque la France dispose déjà d'une réglementation réparatrice en faveur des Juifs français victimes de la déportation.

Je souhaiterais savoir où en sont actuellement les discussions entre votre cabinet et les représentants de la communauté juive. Un projet de statut ou de reconnaissance sous une autre forme est-il actuellement en cours d'élaboration ? Dans l'affirmative, pouvez-vous nous en rapporter les lignes directrices et les montants d'indemnisation éventuellement retenus ? Dans la négative, pourriez-vous préciser les raisons qui s'opposent à la reconnaissance légitimement revendiquée par les victimes juives de l'holocauste ?

Il est inutile d'insister sur l'urgence à élaborer le statut revendiqué, tenant compte du fait que les déportés encore en vie aujourd'hui ont au minimum 75 ans. Si l'on prend en considération les enfants qui ont dû se cacher pendant cette période trouble de la Seconde guerre mondiale, les plus jeunes d'entre eux ont déjà atteint la soixantaine.

Il est important de rendre justice à ces personnes. J'attends avec confiance vos précisions et vos explications à ce sujet.

M. André Flahaut, ministre de la Défense. - Ainsi qu'il en est ressorti des travaux de la commission Buysse, les victimes juives et tziganes ont été « oubliées » et n'ont pas reçu les réparations attribuées par les textes légaux aux victimes de la guerre.

En effet, d'une part, aucune loi belge n'a tenu compte des persécutions pour raison raciale et, d'autre part, toute la législation qui s'applique en matière de victimes de la guerre est inspirée par le concept de la solidarité nationale.

Ce qui précède a pour corollaire que les avantages prévus par cette législation sont réservés aux nationaux, tant dans la législation relative aux statuts de reconnaissance nationale que dans les lois relatives aux pensions de réparation - victimes militaires et assimilées - et dans la loi du 15 mars 1954 relative aux pensions d'invalidité des victimes civiles de la guerre 1940-1945 et de leurs ayants droit.

Ces dispositions légales ont eu un impact sur le traitement réservé aux membres de la communauté juive, car 95% de la population juive qui vivait en Belgique ne répondait ni au critère de nationalité exigé par les lois coordonnées du 16 octobre 1954 relatives au statut de prisonnier politique, ni au critère d'activité patriotique exigé par la loi du 5 février 1947 organisant le statut des étrangers prisonniers politiques.

Dès lors, seule une minorité des Juifs de Belgique déportés vers l'Allemagne a pu obtenir le statut de prisonnier politique, par exemple ceux qui ont été assimilés aux Belges parce que leur conjoint était belge ou dont un enfant avait acquis ou pouvait acquérir la qualité de Belge ou ceux qui avaient eu une activité patriotique en Belgique.

Signalons que la situation belge ne peut être comparée avec la situation française. En effet, en France, c'est à la suite des travaux de la Commission sur la spoliation des biens juifs, dite « Commission Mattéoli », qu'une mission interministérielle a été mise sur pied afin d'étudier en détail les mécanismes d'indemnisation des victimes de la déportation. La France a ainsi adopté un mécanisme de réparation avantageux en faveur des orphelins de la déportation puisque, quelle que soit leur nationalité, ils peuvent bénéficier d'une rente ou d'un capital. C'est dans le cadre de la reconnaissance, par les plus hautes autorités du pays, des responsabilités particulières de la France dans les exactions commises par le régime de Vichy à l'égard des victimes des persécutions raciales et antisémites, que cette mesure a été adoptée.

Rappelons également qu'en ce qui concerne les étrangers arrêtés en France et déportés, l'article 106 de la loi des Finances pour l'année 1998 ne leur octroie des droits que pour autant qu'ils aient acquis la nationalité française et obtenu le statut de déporté politique.

Pour ma part, je n'ai pas attendu que notre premier ministre reconnaisse les responsabilités des autorités de l'époque à l'égard des victimes des persécutions raciales, lors de son discours à Malines au début de ce mois - à la satisfaction de la communauté juive, je crois -, pour prendre en compte les revendications de cette communauté.

En effet, à la suite des travaux de la première Commission centrale instituée lors de la précédente législature pour examiner les revendications non satisfaites des victimes de guerre, deux avancées importantes ont déjà été réalisées et traduites dans la loi du 26 janvier 1999.

Premièrement, l'article 8 de la loi du 26 janvier 1999 a supprimé, pour les membres de la communauté juive qui résidaient en Belgique au 10 mai 1940, l'obligation, pour accéder au statut de prisonnier politique, d'avoir eu une activité patriotique. Notons qu'il s'agit ici d'une discrimination positive, puisque cette obligation est maintenue pour les étrangers non juifs. Les personnes qui ont fait leur demande dans le délai prévu par la loi peuvent donc être reconnues bénéficiaires du statut de prisonnier politique, le titre étant toujours réservé aux personnes dont l'arrestation est la conséquence d'une activité patriotique.

Deuxièmement, la loi du 26 janvier 1999 a également créé, en son article 6, le statut moral de l'enfant juif caché qui a été réglé par l'arrêté royal du 19 avril 1999. Environ 500 demandes - sur les 800 demandes de reconnaissance introduites - ont déjà donné lieu à une reconnaissance à titre moral.

Ces nouvelles mesures en faveur de la communauté juive n'ont, pour l'instant, aucune conséquence matérielle, mais il s'agit d'un préalable qui favorisera la mise en oeuvre de mesures futures.

C'est la raison pour laquelle, à la suite des travaux de la deuxième Commission centrale présidée par Robert Urbain et à laquelle la communauté juive a participé, il a été proposé d'autres mesures en faveur de la communauté juive.

Premièrement, il a été proposé d'accorder aux déportés raciaux les droits et avantages dont ils ont été privés soit pour des raisons de nationalité soit pour des raisons d'activité patriotique. Il n'était pas utile de créer un nouveau statut. Une mesure de réparation pouvait être octroyée sur la base du fait même de la déportation. Ces personnes devraient bénéficier d'une invalidité forfaitaire de 20%.

Dans le même esprit, il est prévu d'accorder une rente aux enfants cachés, qu'ils aient ou non obtenu le statut d'enfant caché à titre moral, mais dans ce dernier cas, il sera nécessaire qu'ils prouvent les mesures de clandestinité.

En ce qui concerne les adultes qui ont échappé à la déportation raciale par des mesures de clandestinité, même si leur situation n'a jamais été prise en considération auparavant, il n'a pas semblé nécessaire de créer un statut spécifique pour eux, afin d'éviter un double travail qui consisterait à scinder le statut et l'avantage y correspondant. Il est prévu de leur octroyer une rente viagère annuelle. Par la même décision, on constatera la situation de vie en clandestinité et on allouera la rente d'adulte caché.

Enfin, en ce qui concerne les orphelins de déportés raciaux, il est également prévu de leur octroyer une rente basée non pas sur un statut mais sur le fait d'avoir perdu un parent à la suite de la déportation raciale.

Vous me permettrez de relever qu'il est tout à fait inexact de dire que rien n'a été fait par la Belgique pour les orphelins de déportés raciaux. En effet, en raison de la pression des organisations juives de l'époque, il fut décidé que les orphelins des apatrides et des étrangers assimilés aux Belges parce qu'ayant un conjoint belge ou un enfant en âge d'opter pour cette nationalité, seraient assimilés aux orphelins de victimes civiles belges. Ils ont ainsi pu bénéficier de pensions d'orphelins sur la base de la loi du 15 mars 1954 relative aux pensions de dédommagement des victimes civiles de la guerre et de leurs ayants droit.

Je viens d'évoquer une série de mesures qui concernent plus particulièrement la communauté juive. Cependant, je suis ministre ayant en charge l'ensemble des victimes de guerre. Il existe diverses autres revendications provenant d'autres catégories de victimes de guerre ou d'ayants droit qui n'ont pas été rencontrées. C'est la raison pour laquelle les mesures que je viens d'énoncer pour la communauté juive sont contenues dans un ensemble de mesures qui ont tantôt une valeur morale ou un impact budgétaire parfois sérieux, tantôt uniquement une valeur de titre de reconnaissance.

Il existe donc un deuxième plan de mesures pour l'ensemble des victimes de guerre de ce pays. Ce plan a été présenté au gouvernement lors du conseil des ministres du 19 juillet de cette année. Pour l'instant, il fait l'objet de discussions entre le département du budget et mon département pour qu'il soit exécutable dans l'intérêt de toutes les victimes de guerre. Il serait malvenu et certainement peu apprécié par les autres catégories de victimes de guerre que l'on privilégie l'une ou l'autre catégorie, même s'il faut reconnaître que pour les ressortissants de la communauté juive, il a fallu un temps anormalement long pour que l'on reconnaisse enfin que ces personnes avaient aussi subi de graves préjudices lors de la guerre 40-45. Cela a d'abord été fait à titre moral, cela est fait maintenant de manière plus complète.

Les premiers chiffres qui nous avaient été communiqués par la communauté juive étaient différents de ceux dont disposait l'administration des victimes de guerre. Lors du dernier conclave budgétaire, les membres de la communauté juive nous ont communiqué de nouveaux chiffres faisant apparaître un nombre de ressortissants beaucoup moins élevé qu'initialement. Cela signifie que pour l'instant, avec le département du budget, nous refaisons les calculs pour tenter de rencontrer le mieux possible les revendications et, en tout cas, pour poser un acte de reconnaissance à l'ensemble des victimes de guerre. En 1995, de grandes fêtes avaient été organisées pour commémorer le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre. Le moment semblait venu de tourner la page mais on ne peut oublier qu'il y a encore des gens qui ont souffert et qui ont droit à une reconnaissance. C'est ce à quoi nous travaillons.

M. Philippe Monfils (MR). - Je remercie le ministre de sa réponse extrêmement détaillée qui est tout à fait positive. Je le remercie également de nous avoir annoncé la parution prochaine d'un plan pour l'ensemble des victimes de la guerre. C'est tout à fait positif et satisfaisant.

Comme il nous a dit que l'on y travaillait actuellement en conseil des ministres, je ferai l'économie d'une deuxième demande d'explications sur les problèmes restant en souffrance concernant les victimes de la guerre. J'attends donc avec intérêt les décisions que le conseil des ministres prendra sur la base de l'approbation du plan du ministre Flahaut.

-L'incident est clos.