2-533/2

2-533/2

Sénat de Belgique

SESSION DE 2001-2002

6 FÉVRIER 2002


Proposition de loi modifiant l'article 54 de laloi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins


AVIS DU CONSEIL D'ÉTAT

[32.616/2]


Le CONSEIL D'ÉTAT, section de législation, deuxième chambre, saisi par le Président du Sénat, le 28 novembre 2001, d'une demande d'avis, dans un délai ne dépassant pas un mois, sur une proposition de loi « modifiant l'article 54 de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins » (doc. Sénat, 1999/2000, nº 2-533/1), a donné le 21 janvier 2002 l'avis suivant :

COMPÉTENCE DU LÉGISLATEUR FÉDÉRAL

La proposition examinée vise à organiser une procédure obligatoire entre les sociétés de gestion des droits d'auteur et des droits voisins, d'une part, et les câblodistributeurs, d'autre part, pour régler le litige qui les opposent lorsque ces parties ne parviennent pas à conclure ou à reconduire un accord autorisant la retransmission par câble d'oeuvres générant des droits d'auteur et des droits voisins.

La question se pose dès lors de savoir si la proposition examinée relève de la matière de la radiodiffusion et télévision, attribuée aux communautés par l'article 4, 6º, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, ou de la propriété intellectuelle, réservée à l'autorité fédérale par l'article 6, § 1er, VI, alinéa 5, 7º, de la même loi spéciale.

La directive 95/47/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à l'utilisation de normes pour la transmission de signaux de télévision contient, en son article 4, des dispositions ayant trait à la propriété intellectuelle. Saisies d'un avant-projet de décret de la Communauté française visant à assurer la transposition de cette directive, les chambres réunies de la section de législation du Conseil d'Etat ont considéré que les communautés ne pouvaient transposer cette disposition :

« ... qu'au titre des pouvoirs implicites, aux conditions prévues à l'article 10 de la loi spéciale, précitée, et précisées par la Cour d'arbitrage (1).

Cette interprétation a été confirmée par la Cour d'arbitrage en son arrêt nº 109/2000 du 31 octobre 2000 (considérants B.10.1 à B.10.11.).

Il en résulte que, même lorsqu'elles s'appliquent au domaine de la radiodiffusion et de la télévision, les normes en matière de propriété intellectuelle relèvent en principe de la compétence de l'autorité fédérale. Le législateur fédéral est donc compétent pour adopter la proposition examinée.

EXAMEN DE LA PROPOSITION

1. Ainsi que le Conseil d'État l'a déjà souligné à propos d'autres propositions soumises récemment à son avis, lorsqu'il examine une proposition de loi, l'auditeur-rapporteur, chargé d'instruire le dossier de demande d'avis, ne dispose pas d'un interlocuteur pouvant l'éclairer sur la portée du texte.

2. L'actuel article 54 de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins permet, lorsque la conclusion d'un accord n'est pas possible entre la société de gestion des droits et le câblodistributeur, que l'une des parties fasse appel à des médiateurs, chargés d'aider aux négociations et de formuler des propositions. La proposition examinée entend remplacer cette médiation par l'intervention d'une commission. La commission serait convoquée par le ministre compétent pour le droit d'auteur ou par une des parties concernées (article 54, § 1er, alinéa 2, proposé). Les développements de la proposition précisent que cette procédure serait « obligatoire entre les parties ». Cette commission prendrait une décision dans l'hypothèse où la conclusion ou le renouvellement d'un accord n'est pas possible (article 54, § 1er, alinéa 1er, proposé). Cette décision serait rendue obligatoire à l'égard des tiers par arrêté royal, sauf si le ministre compétent estime qu'elle contient des dispositions manifestement illégales ou contraires à l'intérêt général (article 54, § 3, proposé). Comme le relèvent les développements de la proposition, cette procédure « permet d'aboutir au règlement du litige ».

3. Au regard des critères dégagés en la matière tant par la doctrine que par le Conseil d'État (2) et la Cour d'arbitrage (3), le litige dont question, relatif aux droits d'auteur, porte sur un droit civil au sens de l'article 144 de la Constitution. Selon cette disposition :

« ... les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux. »

La Cour d'arbitrage a précisé à ce sujet qu' :

« ... en disposant que les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux, l'article 144 accorde à tous une garantie qui ne peut être arbitrairement retirée à certains : s'il apparaissait qu'une catégorie de personnes est privée du droit de saisir les tribunaux à propos d'une contestation portant sur un droit civil, cette différence de traitement ne pourrait être justifiée puisqu'elle se heurterait à l'article 144, précité. Elle violerait donc les articles 10 et 11 de la Constitution. » (4).

Il résulte de ce qui précède que prévoir l'intervention obligatoire d'une commission permettant d'aboutir au règlement de contestations ayant pour objet des droits civils serait contraire à la Constitution.

4. Telle qu'elle est rédigée, la proposition méconnaît également la directive 93/83/CEE du Conseil du 27 septembre 1993 relative à la coordination de certaines règles du droit d'auteur et des droits voisins du droit d'auteur applicables à la radiodiffusion par satellite et à la retransmission par câble (Journal officiel de CE, nº L. 248 du 6 octobre 1993). En effet, d'une part, en remplaçant l'actuel article 54, elle supprime la possibilité qui y est prévue de faire appel à un collège de médiateurs lorsque la conclusion d'un accord est impossible. Or, en vertu de l'article 11 de la directive, les Etats membres doivent veiller à ce que toutes les parties concernées puissent recourir à la médiation. D'autre part, l'article 12.2 de la directive permet à un État de maintenir un « organisme compétent pour connaître des cas où le droit de retransmission au public par câble dans cet État aura été refusé arbitrairement ou proposé à des conditions abusives par un organisme de radiodiffusion », lorsqu'un tel organisme existait à la date du 1er janvier 1995. Un tel organisme ne peut donc plus être créé après cette date. L'article 12.3 de la directive a repoussé l'option d'un arbitrage obligatoire, un temps envisagé par la Commission européenne : c'est le principe de la libre négociation contractuelle qui a été consacré par la directive (5).

5. L'objectif poursuivi par la proposition semble être d'obtenir une modification de la jurisprudence des tribunaux, jugée défavorable aux auteurs. Les développements contiennent, en effet, la considération suivante :

« Il s'avère dans la pratique que des désaccords sur les montants ou les modalités de droits à verser empêchent le versement aux auteurs d'une juste rétribution.

Les tribunaux considèrent qu'en cas de désaccord, il n'est pas adéquat de suspendre la retransmission en raison de la prise en compte de la proportionnalité entre le fait (non versement des droits) et le dommage causé aux téléspectateurs (interruption des programmes). »

Le Conseil d'État n'a pas connaissance de la jurisprudence invoquée. Il attire cependant l'attention de l'auteur de la proposition sur le fait que, pour obtenir une modification de la jurisprudence, il n'est pas nécessaire de soustraire un contentieux aux juridictions judiciaires. Une modification de la législation appliquée par ces juridictions permettrait, en effet, d'obtenir le même résultat sans méconnaître l'organisation constitutionnelle des pouvoirs ni le principe de la libre négociation contractuelle consacré par la directive.

Il va cependant de soi qu'une telle modification ne pourrait pas interférer dans des litiges en cours et qu'elle devrait être raisonnablement justifiée par rapport au but poursuivi.

La chambre était composée de :

M. Y. KREINS, président de chambre;

MM. P. QUERTAINMONT et J. JAUMOTTE, conseillers d'État;

MM. J. van COMPERNOLLE et B. GLANSDORFF, assesseurs de la section de législation;

Mme G. MINNAERT, greffier assumé.

Le rapport a été présenté par M. X. DELGRANGE, auditeur. La note du Bureau de coordination a été rédigée et exposée par Mme A.-F. BOLLY, référendaire adjoint.

La concordance entre la version française et la version néerlandaise a été vérifiée sous le contrôle de M. J. JAUMOTTE.

Le greffier, Le président,
G. MINNAERT. Y. KREINS.

(1) Avis 27 610/VR/4 des 26 mai et 8 juin 1998 sur un avant-projet devenu le décret de la Communauté française du 4 janvier 1999 modifiant le décret du 17 juillet 1987 sur l'Audiovisuel et assurant la transposition de la directive 97/36/CE du 30 juin 1997 et de la directive 95/47/CE du 24 octobre 1995 (doc. CCF, 1997-1998, nº 267/1). Voir dans le même sens l'avis 29 415/4 du 4 octobre 1999 sur un avant-projet devenu la loi du 8 juillet 2001 modifiant la loi du 30 mars 1995 concernant les réseaux de distribution d'émissions de radiodiffusion et l'exercice d'activités de radiodiffusion dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale (doc. Chambre, 1999-2000, nº 774/1). Dans le même sens, en matière d'enseignement, avis 27 488/1 du 14 mai 1998 sur un avant-projet devenu le décret de la Communauté flamande du 14 juillet 1998 betreffende het onderwijs IX (doc. Vl. R., 1997-1998, nº 1057/1, pp. 29-31, sous l'article 10); avis 26 242/2 du 23 avril 1997 sur un avant-projet devenu le décret de la Communauté française du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l' enseignement fondamental et de l' enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre (doc. CCF, 1996-1997, nº 152/1, sous l'article 18).

(2) Comme l'ont relevé les chambres réunies de la section de législation du Conseil d'État, « par la loi du 22 mars 1886, le législateur a eu pour but non seulement de protéger les artistes mais aussi de favoriser le développement des arts, ce dernier but présentant un intérêt plus large s'étendant à toute la société. Quoi qu'il en soit, par cette loi, le législateur est intervenu pour régler sur des points déterminés des rapports de droit privé, à savoir les rapports qui se nouent entre, d'une part, l'auteur et, d'autre part, les personnes qui veulent représenter ou exécuter publiquement son oeuvre. C'est pourquoi cette loi du 22 mars 1886 est considéré comme ressortissant au droit civil. C'est pourquoi également, si le droit subjectif créé par cette loi au profit de l'auteur, ne peut être classé dans une des catégories traditionnelles des droits reconnus jusque-là, ce droit subjectif est considéré comme un droit civil » (avis 15 196/VR du 13 juillet 1983 sur une proposition de décret de la Communauté française « adaptant les droits réservés aux auteurs et compositeurs à la démocratisation de l'accès aux activités culturelles », cité in doc. Sénat, SE 1988, nº 329-2, p. 667). La section de législation précise encore que « la législation relative au droit d'auteur n'est pas insérée dans le Code civil, mais elle s'y rattache incontestablement et la propriété intellectuelle qu'elle organise, en tant qu'elle se rapporte aux « droits pécuniaires » de l'auteur s'apparente par plus d'un cité la propriété des biens matériels que règle le Code civil. Les « droits moraux » de l'auteur sont régis par des « principes qui forment les droits au respect de la personnalité» (A. Berenboom, Le droit d'auteur, Larcier, Bruxelles, 1984, pp. 122 et 123. Sur la parenté entre le droit d'auteur et les autres droits intellectuels, d'une part, et les droits réels, régis par le Code civil, d'autre part, voyez aussi H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, Bruylant, Bruxelles, 3e éd., nº 133, p. 198). Prise dans son ensemble, la matière du droit d'auteur appartient au droit civil au sens large » (avis 15 404/2 du 1er avril 1985 sur une proposition de loi « portant modification de la loi du 22 mars 1886 sur le droit d'auteur, par l'instauration d'une licence pour la distribution par fil ou par câble d'émissions radiodiffusées », doc. Sénat, 1981-1982, nº 147/1).

(3) Cour d'arbitrage, arrêt nº 133/2001 du 30 octobre 2001, considérants B.6.1. à B.6.4. Voir également : Cour d'arbitrage arrêt nº 14/97 du 18 mars 1997, considérants B.4. à B.7.

(4) Cour d'arbitrage, arrêt nº 14/97, précité, considérant B.3.; Cour d'arbitrage, arrêt nº 133/2001, précité, considérant B.4.2. La Cour s'assure donc que le législateur ne confie à une juridiction extra-judiciaire, en application de l'article 146 de la Constitution, que le règlement de contestations relatives à des droits politiques visés à l'article 145 de la Constitution. Voir dans le même sens, notamment, les avis de la section de législation du Conseil d'État 23 324/9 du 29 avril 1996 sur une proposition de décret relatif à l'existence et au développement d'une presse indépendante et pluraliste (doc. CCF, SE 1995, nº 10/2) et 26 380/2 du 23 juin 1997 sur un avant-projet devenu la loi du 15 mars 1999 relative au contentieux en matière fiscale (doc. Chambre, 1996-1997, nº 1341/1).

(5) Voir notamment V.-L. Benabou, Droits d'auteur, droits voisins et droit communautaire, Bruxelles, Bruylant, 1997, p. 360; A. Berenboom, Le nouveau droit d'auteur et les droits voisins, Bruxelles, Larcier, 1997, 2e éd., p. 96; C. Doutrelepont, « La libre circulation des émissions de radiodiffusion », Rev. du Marché uniq. eur., 1994/2, pp. 10-108.