2-906/1

2-906/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2000-2001

19 SEPTEMBRE 2001


Proposition de loi visant à lutter contre la marginalisation sociale des personnes prostituées

(Déposée par M. Philippe Monfils)


DÉVELOPPEMENTS


Le Code pénal belge ne réprime pas, en tant que telle la prostitution.

Il punit seulement, en son article 380, § 1er, ceux qui contribuent à la débauche et à la prostitution, c'est-à-dire :

a) celui qui a embauché, entraîné, détourné ou retenu en vue de la débauche et de la prostitution, même de son consentement, une personne majeure;

b) celui qui tient une maison de débauche et de prostitution;

c) celui qui vend, loue ou met à disposition aux fins de la prostitution des chambres ou des locaux en réalisant un profit anormal;

d) celui qui exploite la débauche ou la prostitution d'autrui.

Les quatre infractions mentionnées ci-dessus entraînent des peines beaucoup plus lourdes lorsque l'auteur, soit a usé de manière frauduleuse, de menaces ou de contraintes, soit a abusé de la situation vulnérable d'une personne (situation administrative illégale ou précaire, grossesse, maladie, infirmité, déficience physique ou mentale (article 380, § 3).

De même, toutes les infractions prévues à l'article 380, § 1er, sont plus lourdement sanctionnées si la personne est mineure (de moins de 16 ans ou de moins 10 ans selon les cas) (article 380, § 4).

On mentionne encore l'article 380bis qui punit la provocation à la débauche dans un lieu public (par parole, geste ou signe).

L'article 380ter punit la réalisation, la publication, la distribution, la diffusion, directe ou indirecte « même en dissimulant la nature sous les artifices de langage » de publicités pour les offres de service à caractère sexuel ayant un but lucratif direct ou indirect quand les services sont fournis par un moyen de télécommunication. Cet article punit également la publication visant à faire connaître que l'on se livre à la prostitution, que l'on facilite la prostitution d'autrui ou qu'on désire entrer en relation avec une personne pour se livrer à la débauche.

Bien sûr les peines sont aggravées lorsque les publications visent les mineurs.

Enfin, on rappellera aussi les articles 383 à 385 du Code pénal réprimant les outrages publics aux bonnes moeurs.


Ce rappel des dispositions pénales, mis en regard de la pratique policière, administrative et fiscale entraîne un sentiment d'ambiguité.

En effet, si les souteneurs sont susceptibles d'être poursuivis, on constate que, sur le trottoir même les « protecteurs » des prostitué(e)s ne sont, la plupart du temps, jamais incriminés.

Si être tenancier d'une maison de débauche ou de prostitution est un délit, la ville d'Anvers envisage sérieusement d'organiser une maison regroupant les prostituées qui le veulent, maison où serait implantée une antenne policière pour la prévention et la lutte contre d'éventuelles violences.

Si la location de chambres avec un profit anormal est interdite, des communes taxent ces infrastructures sans trop s'interroger sur la notion de « profit anormal ».

Si faire connaître que l'on se livre à la prostitution est interdit, des journaux très sérieux d'information générale contiennent de nombreuses petites annonces avec nom, adresse, nº de GSM et même mensurations éventuelles de celles et ceux qui se livrent à la prostitution ... et bien sûr, aucune poursuite n'est intentée. Enfin, si la prostituée ou le prostitué (puisqu'on estime à 30 % le nombre de prostitués masculins dans notre pays) n'est pas poursuivie, elle (ou il) rencontre de graves difficultés lorsqu'elle (il) veut passer un contrat de travail ou s'installer comme indépendant(e).

Si la personne prostituée signe un contrat de travail (d'ailleurs souvent inexact comme un contrat de « serveuse »), le fait de réclamer son application en justice (par exemple pour non-paiement des obligations sociales à charge de l'employeur) se heurte à des difficultés relatives au fait que la convention est contraire aux bonnes moeurs en vertu de l'adage bien connu « nemo auditur propriam turpitudinem allegans ».

L'ambiguité se teinte enfin d'hypocrisie lorsque tout l'arsenal législatif conduit à stigmatiser la personne prostituée alors que le droit de la famille va, au niveau de la sexualité, dans le sens contraire (voir par exemple la dépénalisation totale de l'adultère ...).


Il est vain d'essayer de mettre au point une typologie de la prostitution. On peut simplement déterminer les structures « externes » : prostitution sur la voie publique, dans des bars et clubs, en vitrines, services d'escorte, sauna et salles de massage, cabarets, prostitution privée et même peep shows.

Mais ces classements n'aboutissent au mieux qu'à déterminer d'éventuels « faux indépendants » parmi les prostitué(e)s en bars, en vitrines ou en cabarets.

Par ailleurs, les motivations qui poussent à la prostitution, non seulement ne sont pas identiques, mais au surplus, ne sont pas telles qu'elles puissent fonder les différenciations juridiques qui tiendraient objectivement compte de situations diverses et spécifiques.


Le seul aspect du phénomène que la législation peut objectivement cerner est évidemment la violence et son triste cortège (contraintes, menaces, abus d'une situation vulnérable ...).

Pour réprimer cette violence, l'arsenal législatif existe, on l'a rappelé et il n'y a pas lieu de légiférer davantage. Mais c'est l'action sur le terrain et dans les prêtoires qu'il faudrait évidemment renforcer. Pour trois proxénètes albanais extrêmement violents qui ont été condamnés le 10 septembre 2001 à de lourdes peines, combien de souteneurs de ce type sont encore en liberté ... ?


Indépendamment des faits de violence qu'il convient de réprimer, et bien sûr des dispositions relatives aux mineurs, faut-il combattre la prostitution ?

La Convention de New York sur la répression de la traite des êtres humains et sur l'exploitation de la prostitution d'autrui, signée en 1950 et entrée en vigueur en Belgique le 20 septembre 1965 approuvait un système abollitionniste qui prévoit les mêmes interdictions que celles inscrites dans le Code pénal belge et rappelées plus haut.

La France, l'Espagne, l'Italie, le Portugal, le Danemark, la Finlande, le Luxembourg appliquent dans leur droit, comme la Belgique, cette convention.

On a vu que, dans la pratique, ces dispositions n'éradiquaient pas la prostitution mais créaient finalement une « nébuleuse » conduisant la ou le prostitué(e) à une évidente marginalisation.

La Suède a cru trouver une solution en punissant le client de sanctions pénales, partant du principe que s'il n'y a plus de demande, il n'y a plus d'offre.

Notons d'abord que jamais les pratiques de prohibition n'ont réussi (l'alcool, la drogue ...).

Remarquons aussi que la prostitution ne se limite pas à un lieu précis ni à un modus operandi unique; celle-ci se déplace en fonction des interdictions qui sont décidées (moins en rue mais plus en appartement, plus via internet, via les endroits particulièrement discrets ...).

Une telle politique peut contenter la police et la justice suédoise, ne comptant plus sur le trottoir, que quelques prostituées sans le sou et quelques paumés qui n'ont plus les moyens de payer les services sexuels dans un endroit discret et accueillant.

Une telle politique peut faire dégringoler les statistiques des prostitutions publiques mais elle ne règle évidemment rien et, pire encore, elle ne permet plus de savoir exactement ce qui se passe dans ce monde entré pour l'essentiel dans la clandestinité.

La solution suédoise n'est qu'un écran de fumée qui permet de donner bonne conscience ­ puisqu'on déclare qu'on veut éradiquer la prostitution par ce moyen ­ mais cette solution aboutit en fait à l'organisation d'une « prostitution à deux vitesses », l'une pour pauvres sur la voie publique, l'autre pour mieux nantis dans les endroits privés connus notamment grâce aux nouvelles techniques de communication. Dans le premier cas, le pauvre risque des sanctions, dans le second, il n'y a pas de risque pénal. La voie suédoise n'est donc pas celle que suggère l'auteur de la présente proposition.


Nous partons du principe que, mis à part la violence et la contrainte, qu'il faut combattre avec énergie et mieux combattre qu'actuellement, la prostitution ne peut être empêchée. À partir de ce constat, l'essentiel est alors de s'intéresser à la situation de la personne qui se prostitue, de manière à lui reconnaître, non pas un statut spécial, mais bien les droits auxquels n'importe quel travailleur peut prétendre.

Si la personne travaille pour un « patron », il faut qu'un contrat de travail soit passé entre les parties.

Si aucun lien de subordination n'existe, la personne prostituée doit pouvoir, nonobstant « son métier », bénéficier d'un statut d'indépendant.

Dans l'état actuel de la législation, on l'a vu, l'embauche est considérée comme un délit.

Le fait de tenir une maison de prostitution constitue aussi un délit.

Ces deux éléments bloquent toute possibilité pour une personne prostituée d'obtenir un contrat de travail en bonne et due forme et surtout d'en envisager le respect par voie judiciaire.

Nous proposons de supprimer ces deux infractions.

L'inspection du travail n'aura donc plus ni scrupule ni difficulté à vérifier si des contrats de travail existent et le tribunal à sanctionner s'il y a manquement. Par ailleurs, l'INASTI n'aura plus de réticence à reconnaître à une personne prostituée sans lien de subordination, le statut d'indépendante avec les avantages sociaux qui s'y rapportent.

S'il n'y a pas embauche régulière et si la personne prostituée n'a pas fait choix d'être indépendante, l'article 380bis, § 1er, 4º, permettant de poursuivre quiconque aura, de quelque manière que ce soit, exploité la débauche ou la prostitution d'autrui, peut trouver à s'appliquer pour protéger cette personne contre les agissements d'un souteneur ou d'un proxénète indélicat.

Il convient par ailleurs de modifier les dispositions relatives aux modalités de publicité des services sexuels (toujours hormis les publications à destination des mineurs) qui ont, depuis la loi de 1995, démontré leur impossibilité d'application (article 380quinquies, § 2 et § 3, alinéa 1er, du Code pénal).

Toutes les autres dispositions du Code pénal restent d'application, à savoir notamment celles qui visent les mineurs et celles qui sanctionnent les violences, les contraintes et les abus de situation vulnérables.


La présente proposition de loi a donc pour objectif de supprimer les entraves à la reconnaissance de la personne prostituée comme indépendante ou salariée.

Il s'agit de lui permettre d'accéder aux droits de n'importe quel travailleur.

Par contre, il ne s'agit pas d'octroyer à la personne prostituée un statut spécial.

Si un « employeur » n'assume pas ses obligations sociales, la justice peut être saisie comme à propos de n'importe quel contrat dans un autre secteur.

Si des accords particuliers ou secrets existent, il peut aussi y en avoir dans d'autres secteurs. Ils peuvent être découverts, dénoncés et s'il y a infraction, punis.

Enfin, le régime fiscal ne diffère en rien de celui appliqué aux autres contribuables.

L'administration fiscale détient les moyens nécessaires à la détection de fausse déclaration ou de déclaration incomplète.

Le fisc peut aussi, comme il le fait dans d'autres professions indépendantes, fixer des bases de taxation forfaitaires en se fondant sur divers éléments et divers points de comparaison.

Là encore, l'auteur de la proposition ne veut pas déroger à la norme fiscale.

Il est vrai que des personnes prostituées quittant le milieu et donc gagnant moins, se trouvent confrontées à des difficultés de paiement, notamment d'arriérés d'impôts.

La situation est-elle différente quand un cadre d'entreprise se trouve au chômage avec des revenus trois à quatre fois inférieurs à ceux dont il bénéficiait antérieurement ?

La situation est-elle différente quand un indépendant, suite à un accident le rendant inapte à l'exercice de sa profession, se voit contraint d'accepter un emploi beaucoup moins rémunéré ?

Si l'auteur se refuse à porter un jugement de valeur sur la prostitution et veut permetttre aux prostitué(e)s de bénéficier de la protection sociale offerte à tous les autres citoyens, il se refuse tout autant à donner aux personnes prostituées des avantages particuliers dérogatoires au droit commun.

Par contre, l'aide aux personnes prostituées, y compris la réinsertion, doit faire l'objet de préoccupations des pouvoirs publics.

Selon le cas, État, communautés, régions doivent prévoir le financement nécessaire à ces missions via des structures ou organisations créées ou reconnues par eux dans le cadre de leurs compétences.


Nous ne croyons évidemment pas qu'une telle proposition permettrait de donner à toutes les personnes prostituées les bénéfices de la protection légale accordés à tous les travailleurs.

Certaines refusent toute reconnaissance et veulent travailler « en noir ». D'autres se livrent occasionnellement à la prostitution pour « arrondir leur fin de mois » ou pour d'autres raisons.

Les dispositions proposées veulent simplement répondre à la demande de personnes prostituées qui ne veulent plus être marginalisées socialement.

Au-delà, il s'agit aussi de sortir la personne prostituée de cette sorte d'opprobre que l'arsenal législatif actuel tend à maintenir.

Philippe MONFILS.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente proposition de loi règle une matière visée par l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

À l'article 380 du Code pénal, remplacé par la loi du 13 avril 1995 et renuméroté par la loi du 28 novembre 2000, sont apportées les modifications suivantes :

A) au § 1er, 1º, le mot « embauché » est supprimé;

B) le § 1er, 2º, est supprimé.

Art. 3

À l'article 380ter du même code, inséré par la loi du 27 mars 1995 et renuméroté par la loi du 28 novembre 2000, sont apportées les modifications suivantes :

A) le § 2 est supprimé;

B) le § 3 est remplacé par la disposition suivante :

« § 3. Sera puni d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de cent francs à mille francs, quiconque, par un moyen quelconque de publicité, incitera, par l'allusion qui est faite, à l'exploitation de mineurs ou de majeurs à des fins sexuelles, ou utilisera une telle publicité à l'occasion d'une offre de services. »

Philippe MONFILS.