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M. Jean Cornil (PS). - Je voudrais aborder la situation très sensible des étrangers expulsés du territoire à la suite d'une condamnation pénale.
La loi du 15 décembre 1980 sur le statut de l'étranger vous permet de prendre une mesure de renvoi ou d'expulsion à l'encontre des étrangers qui, par leur comportement, menacent l'ordre public et la sécurité nationale. Une telle mesure est assortie d'une interdiction de séjour de dix ans. C'est ce que l'on appelle, dans le langage courant, la double peine ou le bannissement.
Le ministre de la Justice, en 1990, puis celui de l'Intérieur, en 1996, se sont engagés à ne prendre des mesures effectives d'expulsion pour les étrangers de la seconde génération que dans des cas exceptionnels : attaques de fourgons, pédophilie, trafic important de stupéfiants.
Ces dispositions légales posent, me semble-t-il, un certain nombre de difficultés.
Sur le plan de la philosophie politique et du principe, tout d'abord, cette mesure signifie une seconde peine, après la privation de liberté. De plus, elle ne fait pas l'objet d'un procès, mais relève uniquement d'une décision administrative.
De plus, cette mesure d'éloignement ou de renvoi se révèle souvent dramatique sur le plan social, car la plupart des expulsés restent, en fait, clandestinement en Belgique, sans aucun espoir de réhabilitation et ce, sans parler des graves problèmes de santé qui découlent de cette situation. L'application stricte de la loi a souvent pour effet que ces jeunes, dépourvus de toute attache avec leur pays d'origine, le Maroc, par exemple, quittent celui-ci pour revenir clandestinement en Belgique.
De nombreuses familles - surtout des mères et des soeurs - viennent me parler de la situation de ces jeunes, qui sont nés et ont grandi en Belgique. Sans remettre en cause, en tout cas pour l'instant, le fond de la mesure, j'aurais voulu savoir, uniquement pour ces jeunes de la seconde génération, quelle est votre politique en la matière. Portez-vous un regard humaniste sur ces situations précises ?
M. Antoine Duquesne, ministre de l'Intérieur. - Les mots « double peine » et « bannissement » trahissent une lecture très engagée, très orientée, de cette réalité que constituent l'expulsion et le renvoi d'étrangers ayant atteint gravement à l'ordre public ou à la sécurité nationale.
Vous me dites, monsieur Cornil, que ces mots sont entrés dans le langage courant. C'est beaucoup plus vrai, me semble-t-il, pour un certain nombre d'auteurs et de journalistes engagés que pour l'homme de la rue qui, à mon sens, apprécie tout autrement le sort à réserver aux étrangers ayant porté gravement atteinte à l'ordre public.
Vous en appelez au respect de la Convention européenne des Droits de l'Homme. Vous savez pourtant que chaque arrêté de renvoi ou d'expulsion est examiné par la Commission consultative des Étrangers, laquelle examine, à la faveur d'un débat contradictoire et de manière approfondie, tous les éléments du dossier de la personne condamnée.
La commission procède à la mise en balance, selon l'article 8 de la convention, des éléments infractionnels, d'une part, et des attaches familiales que l'intéressé peut avoir nouées en Belgique, d'autre part. D'ailleurs, cette convention ne pose aucune interdiction de principe, s'agissant d'étrangers ayant porté gravement atteinte à l'ordre public et ayant, par ailleurs, noué des attaches familiales. La seule obligation vise à l'établissement d'une balance raisonnable entre les deux éléments.
À ce sujet, il est utile de mentionner le revirement observé dans la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme. La Cour de Strasbourg a durci sa position par rapport aux étrangers délinquants. Elle tend à privilégier davantage la nécessaire protection de l'ordre public par rapport à la protection des intérêts personnels et familiaux de l'étranger. Je vous renvoie, à cet égard, à l'arrêt Bagli, contre la France, le 30 novembre 1999.
Pour ce qui est de la Belgique, hic et nunc, la direction générale de l'Office des étrangers ne se résout à me proposer de prendre ces décisions graves qu'en cas de crime ou délit contre la sûreté de l'État ou la personne du Roi - ce qui est rarissime -, de crime ou délit constitutif d'une atteinte à l'intégrité des personnes, prise d'otage, enlèvement, attentat à la pudeur, viol, traite des êtres humains, homicide volontaire, meurtre, assassinat, coups et blessures volontaires avec incapacité de travail, atteinte aux personnes et aux biens, vol avec violence ou menace, incendie volontaire dans un immeuble habité, importation, vente ou facilité à autrui de l'usage de drogues dans un but lucratif.
C'est un inventaire intéressant quand on a, comme moi, le devoir de se préoccuper des exigences de sécurité publique.
Lors de l'élaboration de la proposition relative à chaque cas, il est également tenu compte du principe de proportionnalité, des possibilités de réinsertion dans le pays d'origine, du degré d'intégration sociale dans le pays d'accueil, de l'existence de liens avec le pays d'origine ou un pays tiers et des récidives éventuelles. Tout cela selon les renseignements accessibles à l'administration.
Je tiens à vous dire que je prends énormément de précautions en la matière et que je tente d'intégrer l'ensemble des instructions qui avaient été prises par mes prédécesseurs. Pour M. Gol, l'élément déterminant était la gravité de la peine encourue, critère néanmoins pondéré par la prise en considération de circonstances particulières - famille, nationalité. M. Wathelet, pour sa part, insistait davantage sur la situation de séjour des intéressés - naissance, durée et qualité de réfugié. Enfin, tout en se référant aux principes contenus dans la note de M. Wathelet, M. Vande Lanotte mettait l'accent sur le respect de la Convention européenne des droits de l'homme - famille, possibilité de réinsertion dans le pays d'origine et risques de récidive.
Quant à moi, à la lumière de l'expérience et compte tenu des objectifs et contraintes qui sont les miennes en matière de sécurité, j'essaye d'intégrer l'ensemble de ces critères, de manière à rendre une décision juste à l'égard de celui qui peut faire l'objet d'une mesure d'éloignement, mais également en étant attentif aux risques qu'il peut faire courir en Belgique.
M. Jean Cornil (PS). - Je vous remercie de cette réponse. Je suis tout autant que vous préoccupé par le maintien de la sécurité et de l'ordre publics. Ce qui m'inquiète aujourd'hui, c'est qu'au travers d'un certain nombre de dossiers qui me sont parvenus et que je transmettrai à votre cabinet, un certain nombre de jeunes nés en Belgique et qui n'ont aucune attache avec leur pays d'origine - en particulier le Maroc - sont, pour les raisons que vous avez évoquées, renvoyés ou expulsés dans ce pays-là, avec comme conséquence - qu'on le veuille ou non - qu'ils reviennent évidemment quelques jours après en séjour illégal. C'est sur cette situation que je voulais attirer votre attention.
M. Antoine Duquesne, ministre de l'Intérieur. - Monsieur Cornil, vous connaissez le chemin de mon cabinet ; vous savez que vous y êtes toujours le bienvenu. Je vous propose de dépasser le cadre d'une réponse générale et de venir faire l'exercice avec mes collaborateurs.