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Sénat de Belgique

Annales parlementaires

JEUDI 18 MAI 2000 - SÉANCE DE L'APRÈS-MIDI

(Suite)

Question orale de Mme Marie Nagy au vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères sur «ses récentes déclarations au sujet de la conférence intergouvernementale» (n° 2-258)

Mme Marie Nagy (ECOLO). - La semaine dernière, le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, a développé lors d'une conférence à l'université d'Humboldt sa vision personnelle et ses préférences au sujet de l'intégration européenne. À cette occasion, il a plaidé pour une réforme fondamentale des institutions vers un régime parlementaire à part entière, fondé sur une constitution européenne, mettant en _uvre un véritable système fédéral.

Cette prise de position qui correspond à la vision des Verts européens et, par conséquent, à celle d'Ecolo et de mes collègues d'Agalev constitue une perspective importante dans le cadre de l'élargissement. Nous estimons qu'il s'agit là d'une évolution indispensable et urgente. Si l'on ne veut pas que la future Union européenne se limite à une vaste zone de libre-échange, il faut non seulement préserver la capacité fonctionnelle de l'Union européenne mais, également, pouvoir atteindre les objectifs de cohésion sociale et de développement durable qu'attendent les citoyens de l'Union.

C'est donc avec beaucoup de satisfaction que nous avons entendu que vous manifestiez de l'intérêt pour ces propositions, dans l'esprit de la déclaration gouvernementale qui plaide pour la poursuite de l'approfondissement de l'Union dans une perspective fédérale, notamment, en étendant le vote à la majorité qualifiée et en instaurant des mécanismes favorables au développement d'un régime parlementaire comme la restauration de la responsabilité individuelle des commissaires ou le droit d'initiative législative du parlement.

Je serais également très intéressée d'entendre les positions arrêtées par le gouvernement ainsi que les initiatives que vous avez prises ou que vous comptez prendre pour trouver les alliés nécessaires parmi vos collègues du Conseil afin d'aboutir à des avancées concrètes en la matière.

Parmi les points méritant de figurer dans un mémorandum du gouvernement belge, je pense qu'il faudrait retenir l'inclusion de la définition des droits fondamentaux dans le traité, l'extension maximale du vote à la majorité qualifiée qui permettra d'éviter la paralysie et l'alignement sur le plus petit commun dénominateur, notamment en matières fiscale et environnementale - le vote à la majorité qualifiée est essentiel pour éviter toute concurrence fiscale qui se traduit par une réduction généralisée des moyens des pouvoirs publics -, l'instauration d'un mécanisme de convergence sociale et environnementale, parallèlement aux mécanismes de convergence économique et financière et, enfin, l'extension des compétences de la Communauté européenne pour l'énergie en remplacement du traité Euratom.

Je tiens à souligner qu'il s'agit d'un enjeu essentiel pour dynamiser le projet européen et je me réjouis déjà d'entendre votre réponse.

M. Louis Michel, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères. - Mme Nagy observe à juste titre que notre pays reste, conformément à l'accord de gouvernement, très attaché à la poursuite de l'approfondissement de l'Union européenne dans une perspective fédérale. L'élargissement à venir confronte l'Union à des défis qui me paraissent sans commune mesure avec ceux auxquels elle a été amenée à faire face jusqu'ici. J'estime, moi aussi, qu'il est tout à fait vital de préserver la capacité de décision de l'Union et le développement de ses objectifs de cohésion économique et sociale. Lors de la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères européens qui s'est tenue aux Açores, j'ai le sentiment bizarre que l'Europe avait besoin d'un nouvel élan : les left overs et la charte des droits fondamentaux sont des débats très importants ; l'élargissement reste un débat essentiel, d'autant que je pressens que la peur s'installe à nouveau dans certains états. Nombre de ministres, même parmi les « europtimistes », commencent à se laisser gagner, à force de se poser des questions sans réponses, par un certain scepticisme. Les déclarations en France et en Allemagne, en particulier celles de Joschka Fischer, prouvent l'intérêt d'un débat prospectif et ambitieux. J'ai ailleurs immédiatement réagi à titre personnel pour soutenir chaleureusement mon collègue allemand. Il s'agit d'une excellente manière de sortir du scepticisme ambiant. Nous devons évidemment réussir la conférence intergouvernementale en cours. À cet égard, je constate que nous avons progressé en ce qui concerne le champ de la conférence. Outre les trois reliquats d'Amsterdam, la coopération renforcée a gagné beaucoup de terrain, la politique européenne de sécurité et de défense, ainsi que la charte des droits fondamentaux, deviennent des sujets «possibles» - voire, dans certains cas, «probables» - de modification du Traité. Enfin, il y a un début de discussion concernant le renforcement de la Commission sur l'échiquier institutionnel.

Cependant, il n'y a pas encore de véritables négociations en cours. Le couple Commission- pondération des voix se pose toujours dans les mêmes termes qu'à Amsterdam. L'extension de la majorité qualifiée se présente sous un jour meilleur mais je dois reconnaître que la fiscalité reste un sujet tabou. Le gouvernement actualisera sa position dans les toutes prochaines semaines en vue du Conseil européen de Feira. L'intention de la présidence portugaise est évidemment de soumettre au Conseil européen un rapport faisant le point des travaux. Elle a sans doute l'ambition d'engranger déjà certains résultats, chose qui ne sera pas facile, sachant que les négociations ne seront conclues qu'à la fin de l'année et tout est dans tout. Nous pouvons néanmoins être relativement optimistes au sujet de l'extension du vote à la majorité qualifiée. L'accord de gouvernement a retenu le principe de la généralisation du vote à la majorité qualifiée. Nous avons pris clairement position en ce sens et nous continuons à défendre ce point de vue. Les travaux de la conférence ont permis de baliser les paramètres des négociations. Il existe un large sentiment pour considérer qu'un nombre limité de dispositions des traités doivent rester à l'unanimité en raison de leur caractère constitutionnel ou quasi constitutionnel ou organique. C'est notamment le cas pour nous des articles relatifs au régime linguistique et au siège des institutions.

Pour le reste, un degré d'ouverture significatif existe pour faire passer, à la majorité qualifiée, une série d'articles liés au fonctionnement du marché intérieur, aux budgets, aux nominations, aux relations extérieures ainsi qu'à diverses autres dispositions. Cependant, comme je viens de le dire, la fiscalité reste un sujet extrêmement difficile tandis que la porte paraît plus ouverte à certains progrès concernant le domaine social et l'environnement.

Lors de la réunion ministérielle consacrée à l'extension de la majorité qualifiée, notre pays a soutenu l'approche défendue par la présidence. Pour les affaires sociales et l'environnement, nous avons exprimé une position globalement favorable au passage de l'unanimité à la majorité qualifiée. S'agissant du troisième domaine sensible par excellence, c'est-à-dire celui de la fiscalité, nous avons plaidé pour la majorité qualifiée. Dans quels cas ? Lorsqu'un lien direct existe avec le fonctionnement du marché intérieur ; lorsque la disposition fiscale est utilisée comme instrument d'une politique et non a priori pour l'obtention de recettes, par exemple, dans le secteur de l'environnement ; lorsqu'une coordination minimale s'impose entre autorités nationales pour combattre la fraude.

Nous réfléchissons aussi à certaines propositions concernant l'équilibre entre les institutions. En particulier, le président de la Commission devrait pouvoir, le cas échéant, demander lui-même la démission d'un commissaire et décider de la répartition des tâches au sein du Collège. Le Parlement européen devrait pouvoir être saisi à l'égard de la Commission non seulement d'une motion de censure, mais aussi d'une motion de confiance. Il faudrait également assurer que les accords interinstitutionnels se fassent toujours entre les trois institutions - Commission, Parlement européen et Conseil des ministres.

Enfin, je tiens à rappeler qu'à notre initiative et grâce à l'action du Benelux - comme vous le savez, nous avons beaucoup travaillé à une position commune avec le Benelux -, la question de l'assouplissement du recours à la coopération renforcée a maintenant acquis droit de cité ainsi que j'ai encore pu le constater à la réunion des Açores. Je voudrais rappeler, car la vérité a ses droits, qu'au départ, lorsque nous avons défendu ce point de vue, nous croyions qu'il nous serait extrêmement difficile de convaincre un certain nombre de pays. Aujourd'hui, le concept même de coopération renforcée gagne de plus en plus d'États : très peu y sont encore opposés. J'ai le sentiment que lorsque nous discuterons vraiment de la CIG, au moment des négociations, nous aurons toutes les chances d'obtenir gain de cause sur ce terrain. Je reste d'ailleurs persuadé que c'est la seule voie pour permettre à la Communauté européenne et aux institutions de conserver un caractère opérationnel après l'élargissement.

Les modifications du traité proposées par le Benelux, c'est-à-dire la suppression du droit de veto en la matière, le maintien du seuil minimal actuel de huit États membres pour déclencher une coopération renforcée, suscitent incontestablement un intérêt accru, y compris chez les États membres qui y sont traditionnellement opposés.

Le prochain élargissement sera une opération sans commune mesure avec les précédents.

L'hétérogénéité de l'Union européenne qui en résultera rendra encore plus nécessaire qu'à Amsterdam, de disposer d'un mécanisme de coopération renforcée réellement utilisable et opérationnel. Dans le même temps, il s'agira toujours d'un mécanisme ouvert, qui offre des possibilités de rattrapage - c'est très important - pour ceux qui veulent et peuvent s'y joindre. En d'autres termes, il ne s'agit pas de concevoir la coopération renforcée comme un mécanisme défensif, mais au contraire, comme un mécanisme offensif, voire un mécanisme générant une certaine appétence des autres pays à rejoindre les groupes cibles qui avancent sur certaines politiques. Cette précision me paraît importante pour rassurer les États membres - actuels mais aussi futurs - sur la nature non exclusive de la coopération renforcée que nous connaissons.

J'espère que les idées qui nous viennent ces derniers jours de France et d'Allemagne en faveur d'une avant-garde européenne - je me réfère ici aux déclarations et articles de MM. Delors, Giscard et Schmidt ainsi qu'à l'exposé, fort exhaustif de mon collègue Fischer - auront aussi pour effet de conforter notre approche.

Il nous faut rapidement disposer d'un mécanisme plus opérationnel de coopération renforcée.

Je crois pouvoir vous dire que c'est grâce à l'action déterminée, depuis plusieurs mois, de notre pays et de nos partenaires luxembourgeois et néerlandais, que les coopérations renforcées sont à présent considérées par quasiment tous les États comme un vrai sujet de cette CIG, ce qui n'était nullement acquis voici six mois encore. C'est le résultat d'efforts incessants déployés par le premier ministre et par moi-même, ainsi que par nos négociateurs dans les enceintes de la CIG et à l'occasion des rencontres bilatérales régulières avec nos collègues. Il va de soi qu'un tel effort sera poursuivi en ce qui concerne nos autres priorités, à mesure que la négociation se développera.

Pour aborder plus en profondeur les propositions du ministre allemand, je vous dirai que, bien évidemment, je suis extrêmement favorable, comme lui, à un approfondissement de l'Europe dans une perspective totalement fédérale. Je suis bien sûr favorable au système parlementaire, avec la responsabilisation individuelle des commissaires et avec le droit d'initiative législative du Parlement - cela va de soi. D'ailleurs, un authentique système parlementaire me semble la seule manière de rééquilibrer les pouvoirs entre les différentes institutions. Dans la situation actuelle, toutes choses restant égales - j'ai eu l'occasion de le dire à la commission d'avis -, je ne suis pas favorable à une modification de l'équilibre des pouvoirs entre les différentes institutions, et ce pour une raison très simple: dans le système parlementaire européen actuel, la responsabilité parlementaire, la responsabilité politique ne sont pas suffisantes.

C'est la raison pour laquelle les propositions de M. Fischer me paraissent frappées au coin du bon sens. Un tel système rétablirait complètement la notion de responsabilité politique et permettrait un meilleur équilibre et même un renforcement des pouvoirs du Parlement.

D'aucuns ont dit que les thèses de Fischer étaient utopiques ou que le moment était inadéquat. Je ne suis pas du tout d'accord. Je le répète, je crois vraiment que la sortie de Joschka Fischer vient totalement à son heure. Les inconnues, l'insécurité, les interrogations, les réserves, les peurs par rapport à l'élargissement suscitent un certain scepticisme et parfois un certain pessimisme. L'élargissement, le fait que la CIG ne soit pas encore entrée dans une phase qui permet de voir où l'on va aboutir, par exemple le statut de la Charte des droits fondamentaux et la question de savoir si elle doit comprendre les droits économiques et sociaux - la position du gouvernement belge est de les y inclure et de défendre une série d'amendements qui ne seront en tout cas pas en dessous ni en deçà du contenu de notre propre Constitution -, tous ces éléments font que la stratégie de Fischer qui consiste, au moment où l'optimisme européen s'essouffle, à lancer un débat sur l'avenir de l'Europe et de ses institutions, un débat en quelque sorte très idéaliste, cette stratégie donc est justement une manière de sortir de cette ornière quelque peu pessimiste ou sceptique. En effet, tous les partenaires seront forcés de réagir face à une proposition idéale, maximaliste, peut-être utopique, mais ce qui est important, c'est de se profiler par rapport à ce modèle idéal, ce qui permettra de renvoyer à l'arrière-plan les peurs, les scepticismes, les pessimismes, les retenues et les réserves sur les autres sujets qui sont certes importants mais quand même accessoires par rapport au but ultime que nous devons poursuivre tous ensemble.

Dès que M. Fischer a rendu publiques ses positions, j'ai non seulement apporté mon soutien le plus chaleureux, mais je l'ai également invité à venir expliquer son projet en Belgique, ce qu'il fera dans quelques semaines. Vous serez toutes et tous invités.

J'ai aussi préparé à votre intention, Madame Nagy, le texte de mon exposé devant la commission d'avis, texte qui est encore plus complet et qui vous permettra d'avoir une documentation tout à fait à jour.

Mme Marie Nagy (ECOLO). - Je souhaite remercier le ministre de sa réponse extrêmement complète mais aussi et surtout parce que, ce qui manque parfois à l'Europe, c'est ce côté un peu engagé, porteur de sens, que je retrouve dans le projet présenté par le ministre Fischer tout comme dans la réponse du ministre des Affaires étrangères. C'est peut-être cela le plus important : donner du sens à un projet d'avenir qui se perd parfois dans des complications techniques. On retrouve ici le vrai sens politique de la construction européenne. Je suis donc très satisfaite de la réponse du ministre.

Mme Magdeleine Willame-Boonen (PSC). - Je voudrais faire remarquer que, sur certains sujets, le gouvernement accepte de s'exprimer une deuxième fois en séance plénière alors qu'il s'est déjà exprimé en commission au cours de la semaine. Par contre, sur certains autres sujets, comme celui traité dans la question de M. Barbeaux, il refuse de répondre aussi longuement et aussi complètement que vient de le faire, d'ailleurs très brillamment mais sur un autre sujet, le ministre des Affaires étrangères.

Je trouve qu'il y a deux poids, deux mesures par rapport, d'une part, à la question posée par un membre de l'opposition, M. Barbeaux, au premier ministre et, d'autre part, à la question de Mme Nagy au ministre des Affaires étrangères. Je ne peux tolérer une telle attitude.

M. le président. - Madame, je voudrais vous dire que j'ai fait la remarque à Mme Nagy avant qu'elle ne pose sa question. Il est vrai qu'il n'est pas normal, si l'on respecte l'esprit parlementaire, de reposer et développer en séance publique une question qui a été traitée longuement, la veille ou l'avant-veille, en commission. Cela dit, le sujet est d'une telle importance que cette question me semblait utile.

M. Louis Michel, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères. - Je voudrais seulement apporter une petite précision. Ce n'est peut-être pas un argument définitif mais...

Mme Magdeleine Willame-Boonen (PSC). - Je ne tiens pas à engager une polémique.

M. Louis Michel, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères. - Ce n'est pas de la polémique, Madame Willame. Vous allez être rassurée tout de suite. En effet, je précise que je me suis exprimé en commission d'avis des Affaires européennes et non au sein d'une commission du Sénat. C'est une petite différence que je tenais à souligner.

M. le président. - Il ne s'agit pas d'une commission permanente.

M. Louis Michel, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères. - Je reconnais, Madame, que je peux faire droit à votre remarque mais, en fait, je ne suis pas concerné. Si M. Barbeaux m'avait interrogé, peut-être aurais-je été plus complet ?

M. le président. - Cette remarque m'était adressée.

Mme Magdeleine Willame-Boonen (PSC). - Je veux simplement dire que je n'aime pas que l'on applique deux poids, deux mesures dans les réponses apportées aux questions, selon qu'elles émanent d'un membre de l'opposition ou de la majorité.

M. le président. - Cela dit, cette question n'est pas facile. En effet, lorsqu'un sujet est traité en comité d'avis, aucun compte rendu analytique ou annales des travaux et échanges de vues ne sont publiés, ce qui affaiblit, sur le plan de la mémoire parlementaire, les échanges importants qui s'y déroulent parfois. Peut-être faudrait-il apporter une réponse réglementaire à ce problème ?