Questions et Réponses

Sénat de Belgique


Bulletin 2-12

SESSION DE 1999-2000

Questions posées par les Sénateurs et réponses données par les Ministres

(Fr.): Question posée en français - (N.): Question posée en néerlandais


Ministre de la Justice

Question nº 459 de Mme De Schamphelaere du 17 février 2000 (N.) :
Accès au juge. ­ Exception de la caution de l'étranger demandeur. ­ Compatibilité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Selon l'article 851 du Code judiciaire, les étrangers, demandeurs principaux ou intervenants, sont tenus, si le défendeur belge le requiert avant toute exception, de fournir caution, de payer les frais et dommages-intérêts résultant du procès, auxquels ils peuvent être condamnés. Cette disposition limite donc le droit d'accès au juge du demandeur de nationalité étrangère.

Le droit d'accès au juge, qui est garanti de manière implicite par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CEDH), n'est pas un droit absolu, si bien qu'il se prête à des limitations implicites. Toutefois ces limitations ne sauraient restreindre l'accès au juge à un point tel que le droit en question s'en trouve atteint dans son fondement, son essence, sa substance même. Elles doivent également tendre à un but légitime (principe de légitimité) et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (principe de proportionnalité) (notamment Cour européenne des droits de l'homme, 27 août 1991, Philis contre Grèce; Cour eur. DH, 22 octobre 1996, Stubbings contre RU; Cour eur. DH, 19 décembre 1997, Brualla Gomez de la Torre contre Espagne; Cour eur. DH, 30 octobre 1998 FE contre France). Ces limitations doivent être motivées par une préoccupation légitime et elles ne peuvent être ni arbitraires ni excessives (notamment Cour eur. DH, 1er juillet 1991, AJ contre Belgique).

Les limitations du droit d'accès au juge doivent respecter les conditions générales prévues en ce qui concerne les limitations explicites des droits et libertés garantis par la CEDH. À cet égard, on peut se référer notamment au principe de non-discrimination de l'article 14 CEDH sur la base duquel un traitement différencié entre certaines catégories de personnes doit être motivé par une justification objective et raisonnable (notamment Vandernoot, P., « L'accès au juge, la prééminence du droit et quelques autres considérations ... », Rev. trim. DH, 1992, p. 501).

Un régime comparable à celui de l'article 851 du Code judiciaire belge qui existait en France a été abrogé par la loi du 9 juillet 1975.

J'aimerais que l'honorable ministre réponde aux questions suivantes à cet égard.

1. L'exception de la caution de l'étranger demandeur telle qu'elle est contenue à l'article 851 du Code judiciaire trahit-elle une méconnaissance de l'essence même du droit d'accès au juge ? Dans la négative, l'honorable ministre peut-il fournir des éclaircissements sur ce point ?

2. Quel est le but légitime de l'exception de la caution de l'étranger demandeur ?

3. Y a-t-il une proportionnalité raisonnable entre l'exception de la caution de l'étranger demandeur et le but poursuivi ? Dans l'affirmative, l'honorable ministre peut-il fournir quelques éclaircissements ?

4. Quel est le fondement objectif et raisonnable de l'exception de la caution de l'étranger demandeur ?

5. L'honorable ministre envisage-t-il de supprimer l'exception de la caution de l'étranger demandeur, à l'instar de ce qui s'est fait en France ? Dans l'affirmative, quelles initiatives envisage-t-il de prendre ?

Réponse : L'article 851 du Code judiciaire dispose : « Sauf le cas de conventions par lesquelles des États auraient stipulé pour leurs ressortissants la dispense de la caution iudicatum solvi, tous étrangers, demandeurs principaux ou intervenants sont tenus, si le défendeur belge le requiert avant toute exception, de fournir caution, de payer les frais et dommages-intérêts résultant du procès, auxquels ils peuvent être condamnés. Le défendeur peut requérir que caution soit fournie, même pour la première fois, en cause d'appel, s'il est intimé. »

La ratio legis de cette disposition est d'éviter qu'un étranger condamné à des dommages-intérêts par un juge belge échappe à l'exécution du jugement parce qu'il disparaît sans que l'on puisse suivre sa trace, parce qu'il n'a pas de biens saisissables en Belgique ou parce que la loi de son pays ne reconnaît pas les jugements rendus en Belgique (voir Rouard, P., Traité élémentaire de droit judiciaire privé, III, Bruxelles, Bruylant, 1977, nº 513).

Il ne m'appartient pas de me substituer aux cours et tribunaux pour apprécier si la disposition précitée est ou non compatible avec la Convention européenne des droits de l'homme. On peut cependant observer que la doctrine (L. Walleyn, note sub tribunal de Bruxelles, 25 septembre 1996, « Tijdschrift voor Vreemdelingenrecht », 1996, p. 374-375 et références citées) est d'avis que l'imposition d'une caution est contraire aux articles 6 à 14 de la convention précitée.

Un certain nombre d'arguments plaident par ailleurs en faveur de l'abrogation des articles 851 et 852 (qui précise les modalités d'application de l'article 851) du Code judiciaire :

1. L'article 851 précité et les nombreuses conventions internationales auxquelles la Belgique est partie génèrent une discrimination entre, d'une part, les Belges et les étrangers ressortissants d'États avec lesquels la Belgique est liée par de telles conventions et les autres étrangers, d'autre part.

Même au regard de la ratio legis de l'article 851 précité, il est difficilement justifiable qu'un étranger résidant depuis longtemps en Belgique ait un statut moins favorable qu'un Belgie résidant depuis longtemps à l'étranger (voir Rouard, P., op. cit., nº 512).

2. La ration legis de la disposition a perdu de sa pertinence avec la mondialisation de l'économie ainsi qu'avec le développement des moyens de communication et de la mobilité.

3. Les articles 851 et 852 du Code judiciaire contiennent, par eux-mêmes, des limites strictes à la possibilité d'invoquer l'exception de cautio iudicatum solvi. Ces limites, combinées avec les nombreuses conventions multilatérales et bilatérales auxquelles la Belgique est partie, ont pour effet de restreindre le champ d'application de ces dispositions dans une mesure telle que le maintien desdites dispositions n'a plus de sens.

4. L'abrogation des articles précités permet également de prévenir une éventuelle action qui serait introduite devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Si aucune initiative parlementaire n'est prise en la matière, je serais disposé à déposer un projet de loi portant abrogation des articles 851 et 852 du Code judiciaire.