2-126/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 1999-2000

26 OCTOBRE 1999


Proposition de loi modifiant la loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique

(Déposée par M. Philippe Monfils)


DÉVELOPPEMENTS


Un arrêt de la Cour de cassation prononcé ce 7 mai 1999 a semé quelque trouble au sein des ordres professionnels chargés de concevoir et de faire respecter les règles et les pratiques d'encadrement de l'activité des titulaires de professions libérales.

En l'espèce, il s'agissait pour la Cour suprême de se prononcer sur la régularité d'une sanction disciplinaire prononcée par un conseil provincial de l'Ordre des pharmaciens à l'encontre de certains de ses membres qui avaient imprimé le nom de leur pharmacie ainsi que son logo sur les sachets d'emballage.

Cet arrêt se prononce sur un certain nombre de questions de principe. Ainsi, la Cour énonce que :

­ les pharmaciens, bien qu'ils ne soient pas des commerçants au sens de l'article 1er du Code de commerce et bien qu'ils exercent une fonction sociale, pratiquent une activité axée sur l'échange de biens ou de services; qu'ils poursuivent de façon durable un but économique et sont donc, en principe, des entreprises au sens de l'article 1er de la loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique;

­ l'Ordre des pharmaciens est une association professionnelle à laquelle tous les titulaires de la profession doivent s'affilier et il constitue dès lors une association d'entreprises au sens de l'article 2, § 1, de la même loi;

­ ses décisions, dans la mesure où elles tendent à ou ont pour effet d'affecter la concurrence, doivent être examinées quant à leur validité au regard des exigences de la loi sur la concurrence;

­ ses compétences, lorsqu'elles visent à créer des règles restrictives en matière de concurrence qui ne sont pas nécessaires au maintien des règles fondamentales de la profession mais visent à favoriser certains intérêts matériels des pharmaciens ou à créer ou maintenir un système économique, doivent, sans pour autant être remises en cause, demeurer compatibles avec la loi du 5 août 1991 même si l'Ordre, en tant que tel, ne poursuit par le but économique.

La portée des principes ainsi dégagés par la Cour de cassation dépasse évidemment le seul cadre de la publicité et le seul monde des officines pharmaceutiques. En réalité, c'est l'ensemble des professions libérales et de leurs ordres professionnels qui se trouvent « invités » par la Cour à manifester davantage de respect à l'égard de l'environnement économique dans lequel s'exerce la profession. L'Ordre national des avocats ne s'y est pas trompé puisqu'il annonçait, peu de temps après la publication de l'arrêt du 7 mai 1999, qu'il allait réexaminer certains aspects de sa déontologie, notamment en matière de publicité.

Ce trouble est donc bien réel. Sans remettre en cause ni l'existence des ordres professionnels, ni leur compétence à réglementer l'exercice de la profession, la Cour de cassation fixe les limites de cette compétence et les interrogations surgissent dès lors. Que reste-t-il exactement de cette compétence ? Ces ordres peuvent-ils encore prononcer des mesures disciplinaires sur une matière économique ? Jusqu'où s'étend l'économique ? Les ordres peuvent-ils encore fixer le niveau des honoraires de leurs membres ? L'obligation même d'être inscrit à l'ordre pourrait-elle être remise en question ?

Derrière ces questions « techniques », on voit bien que s'affrontent deux philosophies différentes.

Les uns, convaincus par l'arrêt de la Cour de cassation, souligneront qu'il ne peut être nié que les titulaires de professions libérales, qu'ils soient pharmaciens, avocats ou autres, poursuivent ­ à travers l'exercice de leur profession ­ un but essentiellement économique qui répond, comme pour toute activité lucrative, aux impératifs de rentabilité et de bénéfices.

Les autres objecteront que si le législateur a organisé les ordres compétents pour « encadrer » l'exercice de certaines activités professionnelles, c'est précisément pour que celles-ci ne puissent être abandonnées à la seule loi de la libre concurrence et des impératifs économiques et que d'autres considérations, d'intérêt social et collectif, doivent avoir la primauté dans l'exercice de l'activité.

Cette dualité de concepts, bien mise en évidence par le dernier arrêt de la Cour de cassation en la matière, doit amener le législateur « à examiner si les tâches d'intérêt général exercées par les ordres professionnels, les fonctions sociales qu'ils sont amenés à remplir, leur autonomie relative et leur caractère autorégulateur peuvent survivre à l'irruption du droit de la concurrence dans leur domaine de compétences » (Harold Nyssens, Concurrence et ordres professionnels : les trompettes de Jéricho sonnent-elles ?, in Revue de droit commercial belge, 1999, p. 475 et suivantes).

Le droit de la concurrence, en Belgique, trouve son fondement à la fois dans les dispositions de la loi nationale du 5 août 1991 et dans les articles 81 et 82 du Traité CE.

Commençons par rappeler que ces dispositions communautaires sont en principe applicables aux professions libérales. La jurisprudence européenne (voir les références citées par H. Nyssens dans l'article précité) précise que lorsque le Traité CE entend soustraire certaines activités à l'application des règles de concurrence, il prévoit à cet effet une dérogation expresse (c'est le cas, par exemple, en matière agricole). Or, en ce qui concerne les professions libérales, aucune exception n'est prévue dans le traité, ni explicitement, ni même implicitement.

C'est dire qu'il existe, au niveau européen, une abondante jurisprudence s'efforçant de cerner au mieux les conditions d'application du droit de la concurrence aux professions libérales et à leurs ordres.

Quelles sont les grandes lignes qui s'en dégagent ?

1. La doctrine (voir article d'Harold Nyssens déjà cité) relève qu'à la lumière de cette jurisprudence, il s'impose d'établir, dans la pratique, une distinction entre les organisations professionnelles selon qu'elles se préoccupent de façon exclusive ou quasi-exclusive de l'intérêt général ou que, au contraire, le souci de l'intérêt général n'intervient que de façon marginale dans leurs préoccupations. « En d'autres termes, soit un ordre professionnel, composé de façon hétérogène, vise uniquement les objectifs d'intérêt général clairement identifiables en vertu d'une obligation légale explicite et sous le contrôle de l'autorité publique, soit il régit par des dispositions légales difficiles à identifier et vagues dans leur formulation, laissant à ses membres une marge d'appréciation leur permettant d'agir en fonction de leurs besoins propres, le cas échéant, sous le masque de l'intérêt général. Dans la première hypothèse, ils échapperont a priori pour des raisons organiques au champ d'application du droit de la concurrence; dans la seconde, ils y seront, en principe soumis...

Précisons que les ordres professionnels relevant de cette seconde hypothèse perdent uniquement l'opportunité de voir leurs activités échapper globalement au champ d'application des règles de concurrence. Ils ne perdent pas pour autant la possibilité de démontrer, au cas par cas, que tel ou tel acte échappe à l'interdiction édictée par l'article 81 du Traité CE... »

2. Si l'on analyse les tâches qui sont confiées par la législation nationale aux ordres professionnels, il faut bien reconnaître que cette attribution est souvent fort vague, de sorte que les ordres professionnels belges, encore qu'ils se préoccupent aussi de problèmes relevant incontestablement de l'intérêt général, ne répondent pas aux conditions strictes leur permettant d'échapper de manière globale aux règles européennes ou nationales de concurrence.

3. Il faut cependant tenir compte de ce que les articles 81 et 82 du Traité CE ne visent que les comportements anti-concurrentiels adoptés par les entreprises de leurs propres initiatives.

« Dès lors qu'un comportement anti-concurrentiel leur est imposé par une législation nationale ou que celle-ci crée un cadre juridique qui élimine toute possibilité de comportement indépendant de leur part, les règles de concurrence ne leur sont pas applicables. En revanche, les règles de concurrence doivent s'appliquer s'il s'avère que la législation nationale laisse subsister la possibilité de comportements autonomes des entreprises. Il convient donc, dans chaque cas d'espèces, de déterminer si la législation nationale oblige réellement les membres des professions libérales à adopter un comportement précis ou si elle se limite à leur en laisser la possibilité. »

4. Cette possibilité de contrainte par voie législative permet d'esquisser une première ébauche de solution, surtout si l'on tient compte de ce qu'il n'a jamais été contesté que les interdictions liées au droit de la concurrence ne peuvent s'appliquer à des agissements des ordres professionnels lorsqu'ils poursuivent des objectifs d'intérêt général indéniablement légitimes. Le problème est que ces tâches d'intérêt général ne sont généralement attribuées aux ordres que de manière trop imprécise, dans la mesure où le législateur n'établit pas lui-même de distinction précise et abandonne aux ordres le soin de déterminer eux-mêmes ce qui leur semble être d'intérêt général.

5. À la suite de cette analyse, il apparaît ainsi que « l'application des règles de concurrence aux professions libérales charrie, en réalité, un appel aux législateurs nationaux à veiller à ce que les tâches d'intérêt général qu'ils confient aux ordres professionnels soient définies avec précision et de façon contraignante. En l'absence de telles garanties, ils bradent, en effet, une parcelle de leur autorité publique au seul bénéfice de lobbies professionnels qui pourraient être tentés d'interpréter le concept d'intérêt général à leur seul profit » (Nyssens, référence déjà citée).

La présente proposition s'efforce de mettre un terme aux incertitudes qui frappent les agissements des ordres professionnels au regard du droit de la concurrence. Pour ce faire, l'idée est de permettre une définition légale de l'intérêt général, de sorte que celle-ci ne sera plus laissée à la seule appréciation desdits ordres. Les décisions ou réglementations des ordres professionnels qui s'inscriraient dans le cadre de cette définition légale et précise de l'intérêt général échapperaient dès lors au champ d'application des règles de concurrence. Cette dérogation est envisagée de manière restrictive.

D'une part, en effet, elle ne jouera que pour les seuls cas légalement considérés comme relevant de l'intérêt général. Cela signifie qu'elle ne profitera pas automatiquement à l'ensemble des activités des professions libérales, l'intention de l'auteur n'étant nullement d'affirmer que ces professions pratiquent leur art selon des règles qui relèvent de l'intérêt général. Cependant, il apparaît à l'évidence que certaines professions répondent à cette qualification. Nous pensons par exemple aux professions médicales ou paramédicales, ainsi qu'aux professions liées à l'organisation judiciaire; pourraient ainsi être bénéficiaires de la dérogation organisée par la présene proposition, les médecins, pharmaciens, avocats et notaires.

Il apparaît en effet, pour ce qui concerne les professions liées à l'art de guérir, qu'elles sont intimement liées à l'intérêt général. Ainsi, dans la mesure où elles poussent à la consommation, la publicité à laquelle se livreraient ces professions, risque d'entraîner une surconsommation de soins ou de médicaments, au détriment évident de la santé et de l'équilibre financier de la sécurité sociale.

Pour ce qui concerne les professions à caractère judiciaire, l'on voit bien que l'activité du barreau participe intimement à l'administration de la justice et que l'activité notariale fait de ses pratiquants des fonctionnaires publics dont la participation à un acte donne à celui-ci l'authenticité attachée aux actes de l'autorité publique.

La dérogation au droit de la concurrence ne visera donc que certaines professions et encore, uniquement les actes et agissements de leurs pratiquants qui seront expressément visés par la loi (en fait par le Roi auquel délégation est donnée) comme relevant de l'intérêt général. La liberté d'appréciation des autorités judiciaires restera donc entière pour les autres agissements ou réglementations qui ne seraient pas visés expressément et qui susciteraient éventuellement problème au regard des règles de la concurrence.

D'autre part, la dérogation envisagée par le présent texte ne pourra bénéficier qu'aux décisions et réglementations des seuls ordres professionnels organisés par ou en vertu de la loi. Les professions libérales qui se sont « auto-organisées » sans pour autant que la loi les ait dotées expressément d'un ordre en tant que tel ne sont donc pas visées par la possibilité de dérogation qu'organise la présente proposition.

Nous pensons que le présent texte est susceptible de lever certaines incertitudes auxquelles se trouvent actuellement confrontés les ordres professionnels, tout en respectant l'esprit des réglementations européennes et nationales relatives au droit de la concurrence. Il fait, nous semble-t-il, la juste part des choses entre l'attitude purement corporatiste dont le maintien rigoureux est difficilement justifiable à l'heure de l'ouverture de tous les marchés, et les dérives éventuelles d'un libéralisme économique pur et dur inconciliable avec certaines formes de l'intérêt général.

Philippe MONFILS

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Un article 8bis , rédigé comme suit, est inséré dans la loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique :

« Art. 8bis ­ La présente section est inapplicable aux règles restrictives de concurrence qui sont dictées par la défense de l'intérêt général, à condition que :

­ les règles restrictives de concurrence aient été édictées par un ordre professionnel créé par ou en vertu de la loi;

­ le Roi ait préalablement déterminé les règles de fonctionnement de la profession qui sont considérées comme relevant de l'intérêt général. »

Philippe MONFILS