1-839/1

1-839/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 1997-1998

9 JANVIER 1998


Proposition visant à créer, au sein du Sénat, un Office de la législation

(Déposée par Mmes Willame-Boonen et Delcourt-Pêtre)


INTRODUCTION

À l'heure où tous les partis politiques démocratiques plaident pour un renouveau démocratique, un rapprochement du citoyen et de l'État, il est urgent de remédier aux différents maux dont souffre notre droit actuel.

Ces maux sont essentiellement l'inflation législative, une trop grande technicité et complexité des textes législatifs et enfin l'inapplicabilité de certaines lois.

L'inflation législative a déjà été dénoncée à de multiples reprises. On ne peut reprocher au législateur d'être inactif. Tout lecteur assidu du Moniteur belge ne peut que constater que le nombre de lois ne cesse d'augmenter.

Les causes de ce phénomène sont diverses : c'est en premier lieu, le développement de l'État providence et les progrès scientifiques qui ont entraîné l'intervention du législateur dans un nombre croissant de secteurs de la vie sociale; c'est en deuxième lieu, le développement des relations internationales qui a conduit à l'insertion dans le droit interne de normes internationales, c'est en troisième lieu, le phénomène de régionalisation qui a inévitablement multiplié le nombre de normes équipollentes à la loi; enfin, il y a la pression de certains groupements qui voient dans l'édiction de normes la solution à leurs problèmes.

Ce phénomène d'inflation législative s'accompagne d'une instabilité sans cesse croissante des règles de droit. Les lois rédigées dans la hâte, dans des situations conflictuelles, ou pour répondre à un besoin spécifique, sont souvent modifiées. En 1902, R. Janssens l'écrivait déjà, « la loi d'aujourd'hui modifie celle qui fût votée hier en attendant qu'on la change demain » (1). C'est encore plus vrai aujourd'hui.

M. Paul Delnoy constate à juste titre que « la dispersion des lois, nées au hasard des besoins, est souvent telle que la recherche de celle qui s'applique à une espèce ne va pas sans de sérieuses difficultés; le praticien du droit est rarement certain de connaître toutes les normes utiles lorsqu'elles ne sont pas codifiées » (2).

Si le praticien du droit n'arrive pas toujours à s'y retrouver dans la dispersion des lois, qu'en est-il alors du simple citoyen ? Comment peut-il être informé précisément de ses droits et de ses devoirs ? Comment peut-il avoir connaissance de la somme des normes applicables à un comportement qu'il a adopté ou qu'il projette d'adopter ? Qu'en est-il alors de ce besoin juridique élémentaire qu'est la sécurité juridique ? Comme le relève F. Jurgensen dans son rapport public de la section du rapport et des études du Conseil d'État de France consacré à la sécurité juridique, « quand le droit bavarde, le citoyen n'y prête qu'une oreille distraite. Pire, la multiplication des normes, leurs raffinements byzantins, l'impossibilité où l'on se trouve de pénétrer leurs couches de sédiments successifs engendrent un sentiment d'angoisse diffuse; le droit n'apparaît plus comme une protection mais comme une menace » (3).

À côté du phénomène de surréglementation ou de prolifération de dispositions législatives, il faut également dénoncer le fait que les lois sont rédigées en des termes obscurs, trop techniques, dans un langage ésotérique, incompréhensible et inaccessible pour le simple citoyen. Alors que le style des lois devrait être clair et précis, les textes législatifs deviennent hermétiques. Le recours de plus en plus fréquent à la technique de la législation par référence, contribue à renforcer l'illisibilité des lois. Ce phénomène est encore aggravé par la pratique des lois fourre-tout appelées lois programmes qui se présentent comme des ensembles hétéroclites de dispositions légales portant sur de multiples matières.

Enfin, il faut constater que certaines lois sont inapplicables ou inappliquées. Si cette inapplicabilité résulte dans certains cas du caractère désuet de la législation, dans d'autres, elle est due au coût trop élevé de l'application de la législation ou à l'absence d'équipement administratif suffisant. Cette inapplicabilité crée l'insécurité juridique.

Si l'on veut restaurer la confiance du citoyen dans l'État de droit, il est urgent de remédier à ces différents maux qualifiés par certains de « pathologie législative ».

Le Conseil des ministres a fait un premier pas puisqu'il a marqué son accord sur un avant-projet de loi instituant une procédure d'évaluation de la législation. L'évaluation de la législation s'opérera sur les bases de rapports publics établis tous les deux ans respectivement et alternativement par le procureur général près la Cour de cassation et par le Conseil d'État.

Ces rapports seront transmis à la Chambre des représentants, au Sénat et au gouvernement fédéral. Ce dernier transmettra ses observations au Sénat. Le Sénat sera chargé de l'évaluation de la législation.

À notre sens, le rôle du Sénat, qui depuis la révision constitutionnelle de 1993 est essentiellement une chambre de réflexion chargée d'améliorer la qualité du travail législatif, ne doit pas se limiter à évaluer la législation. Pour répondre à la double exigence de sécurité juridique et d'égalité des citoyens, il a aussi un rôle essentiel à jouer dans le processus de simplification et de coordination du droit. Certains objecteront sans doute que cette tâche revient au Conseil d'État.

Mais outre le fait qu'il ne dispose pas de l'infrastructure nécessaire, le Conseil d'État ne peut prendre d'initiative en la matière. Il ne peut agir que sur demande des présidents d'assemblée ou des pouvoirs exécutifs. Dès lors, c'est au Sénat à devenir le centre du processus de simplification et de coordination de la législation. Enfin, le Sénat doit élaborer des procédures en vue d'améliorer le processus d'élaboration des lois lors de leur parcours parlementaire afin d'éviter qu'à l'avenir des lois mal ou imparfaitement rédigées puissent encore être adoptées. Comme le disait déjà W. Van Remoortel en 1946, « la technique législative est affaire de métier ». Les parlementaires ne sont pas des légistes. Lorsqu'ils déposent des propositions de loi, c'est essentiellement pour exprimer un choix politique. Dans l'expression de ce choix, ils doivent être assistés de spécialistes chargés de leur suggérer la meilleure manière, tant sur le plan du fond que de la forme, de rédiger les lois.

Au Canada, les textes législatifs sont toujours rédigés par des spécialistes de la rédaction législative relevant de la Section de législation du ministère de la Justice. Pour permettre au Sénat de jouer un rôle essentiel sur le plan de la simplification et la coordination du droit mais aussi au niveau de l'amélioration de la qualité des lois, en d'autres termes, pour qu'il remplisse réellement son rôle de chambre de réflexion, la présente proposition vise à créer en son sein un office de législation.

Cet office sera présidé par le président du Sénat, assisté de trois vice-présidents, choisis parmi les présidents de commission.

Cet office doit avoir une double mission.

­ Il doit prendre des initiatives en vue de simplifier et de coordonner la législation. À cet effet, il doit dresser un inventaire par grandes branches du droit (droit civil, droit pénal, droit judiciaire, droit économique, droit commercial, droit fiscal, droit public et administratif, droit social) des lois qui doivent être simplifiées et/ou coordonnées. Sur la base de cet inventaire, il lui appartient de décider s'il élabore lui-même des propositions de simplification et/ou de coordination ou s'il confie cette tâche au Conseil d'État. L'article 6bis des lois coordonnées sur le Conseil d'État prévoit en effet que les présidents des assemblées peuvent, chacun pour ce qui le concerne, demander au bureau de coordination, par l'intermédiaire du Premier président, de coordonner, de codifier ou de simplifier la législation qu'ils désignent.

­ Il doit assister les sénateurs dans leur travail d'élaboration des lois. À cet effet, toute proposition de loi doit lui être soumise avant son impression. Il doit veiller au respect des règles de légistique, à la clarté, à la précision des textes, à la concordance linguistique mais aussi à leur cohérence par rapport à l'ensemble du système juridique. En ce qui concerne les projets de loi, il est difficile de concevoir l'intervention de l'Office de législation dès leur dépôt. C'est à l'administration à rédiger les projets sur la base des choix politiques décidés par les ministres en Conseil. L'Office ne peut intervenir qu'au stade de l'adoption des projets en commission. Il doit alors procéder à une relecture approfondie en collaboration avec le rapporteur du projet. Cependant, cette relecture n'est pas nécessaire pour les projets de loi transmis par la Chambre et non amendés en commission si celle-ci crée également un office des légistes. (Une proposition de loi visant à créer un office des légistes a été déposée à la Chambre par Jean-Jacques Viseur).

COMMENTAIRE DE LA PROPOSITION

Article 1er

Cet article a trait à la composition de l'Office de la législation. Cet office sera composé de trente fonctionnaires recrutés par concours et répartis, en fonction de leur compétence et de leur expérience professionnelle, en six sections, à savoir :

­ le droit civil et le droit judiciaire;

­ le droit pénal et la procédure pénale;

­ le droit public et administratif;

­ le droit économique et le droit commercial;

­ le droit social;

­ le droit fiscal.

Les titulaires d'un diplôme de licencié en droit pourront participer au concours. Ils devront en outre avoir une expérience professionnelle de 5 ans. Le concours portera sur leurs connaissances juridiques mais également sur leurs connaissances en matière de légistique.

Chaque section est composée de 5 fonctionnaires : 2 fonctionnaires francophones, 2 fonctionnaires néerlandophones ayant chacun une connaissance suffisante de l'autre langue nationale; le chef de section doit, quant à lui, avoir une connaissance approfondie des deux langues nationales. Par section, 1 fonctionnaire devrait avoir une formation de juriste linguiste.

L'office est présidé par le président du Sénat, assisté de trois vice-présidents choisis parmi les présidents de commission. Le président du Sénat devra notamment déterminer si au vu de l'inventaire des législations à simplifier ou coordonner, il charge l'office de cette mission ou demande au Conseil d'État, comme le lui permet les lois coordonnées, de simplifier ou de coordonner telle ou telle législation.

Article 2

En ce qui concerne son rôle dans l'assistance des sénateurs dans l'élaboration des lois, l'office sera chargé d'examiner les propositions de loi dans l'ordre de leur dépôt et dans un délai d'un mois. Il devra par priorité examiner les projets de loi adoptés en commission. Les fonctionnaires de l'office pourront à cet effet assister aux réunions des commissions. L'adoption de cette proposition nécessitera une modification du règlement du Sénat.

Magdeleine WILLAME-BOONEN.

PROPOSITION


Article premier

Il est créé au sein des services du Sénat, un Office de législation, présidé par le président du Sénat, assisté de trois vices-présidents, choisis parmi les présidents de commission.

Cet office est divisé en six sections, compétentes pour les matières suivantes :

­ le droit fiscal;

­ le droit social;

­ le droit économique et le droit commercial;

­ le droit public et administratif;

­ le droit pénal et le droit judiciaire;

­ le droit civil.

Chaque section est composé de cinq fonctionnaires parmi lesquels, outre le chef de section, deux francophones et deux néerlandophones ayant tous une connaissance suffisante de l'autre langue nationale. Les chefs de section doivent avoir une connaissance approfondie du français et du néerlandais. Trois d'entre eux sont francophones, les trois autres néerlandophones. Dans chaque section, un fonctionnaire, au moins, doit avoir une formation de juriste linguistique.

Les fonctionnaires sont recrutés par le Sénat par voie de concours. Les candidats doivent être porteurs d'un diplôme de docteur ou licencié en droit et avoir une expérience professionnelle de cinq ans au moins dans l'une des matières juridiques visées au deuxième alinéa.

Art. 2

L'Office de législation a pour mission :

­ de dresser un inventaire des lois qui requièrent une simplification et/ou une coordination. Au terme de cet inventaire, le président du Sénat peut demander au Conseil d'État de coordonner ou de simplifier telle ou telle législation. S'il ne fait pas usage de cette faculté, l'office élabore lui-même des propositions de simplification et/ou de coordination des législations;

­ d'assister les sénateurs dans l'élaboration des lois. À cet effet, l'office examine toute proposition de loi dans l'ordre de son dépôt et dans le mois de celui-ci, avant que le texte ne soit imprimé. En cas d'urgence, soumise à l'appréciation du président, le délai d'un mois est réduit à huit jours. Au terme de cet examen, l'office formule à l'attention des sénateurs toutes les recommandations qu'il juge utiles. L'office examine également dans le délai qui lui est imparti par la commission, les textes des projets et des propositions de loi adoptés en commission avant que ceux-ci ne soient imprimés. Il adresse au rapporteur toutes les recommandations qu'il juge utiles. Le rapporteur peut exiger la présence d'un membre de l'Office de législation en commission.

Magdeleine WILLAME-BOONEN.
Andrée DELCOURT-PÊTRE.

(1) Pasimonie, 1902, I, p. 8.

(2) P. Delnoy, « La codification : forme dépassée de législation » . Rapports belges du XIe Congrès de l'Académie internationale de droit comparé, Bruylant, 1982, p. 125.

(3) Cité par R. Andersen : « La sécurité juridique et la section de législation du Conseil d'État », in La Sécurité juridique, Édition du Jeune Barreau de Liège, p. 1993.