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Sénat de Belgique

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 1995

29 JUIN 1995


Proposition de loi relative à la demande d'interruption de vie (1)

(Déposée par M. Monfils)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi s'inscrit dans le débat, soulevé partout, réglé parfois, portant sur le point de savoir si, dans des conditions particulières, tenant à la nature de la maladie, au caractère inéluctable du décès, à la souffrance extrême d'un patient, le décès peut être hâté par un acte médical à la demande du patient lui-même.

L'euthanasie est un mot qui fait peur et qui, dès son prononcé, se présente comme un obstacle majeur à l'analyse même du problème.

Tantôt on fait référence à de monstrueuses expériences pratiquées sur des personnes moins valides par des régimes totalitaires, tantôt on évoque aussi un monde fou où les décès seraient programmés en fonction de l'utilité sociale... Bref, on occulte le débat par un mélange de science fiction et de terreur populaire devant l'ombre démesurée de Thanatos.

En fait, qu'en est-il ?

Si chacun dispose de sa propre vie, la société peut-elle accepter qu'on lui donne la mort à sa demande ?

En précisant davantage la question, n'y a-t-il pas des circonstances où le refus de faire mourir est pour un patient cause de plus de souffrance que le fait d'accéder à sa demande de ne plus vivre ?

L'on peut disserter à l'infini sur les conditions ou les interdictions philosophiques, morales, religieuses, de faire mourir.

L'auteur de la proposition ne prône pas une formule. Il ne s'érige ni en juge du bien ou du mal ­ ce n'est pas sa fonction ­ ni en censeur de l'évolution des moeurs ­ ce n'est pas sa nature. Il tient simplement compte de la liberté individuelle, des choix exercés par chacun, sur les conditions de sa vie ou de sa mort, dans des situations à ce point exceptionnelles que la mort est considérée par l'intéressé comme une délivrance.

La démarche juridique visant, dans ces circonstances, à supprimer à la mort donnée, tout caractère d'infraction, est-elle dérogatoire au droit commun ?

Nullement. Ainsi, aux termes de l'article 416 du Code pénal, la nécessité de la légitime défense de soi-même ou d'autrui justifie l'homicide en manière telle que son auteur n'encourt nulle peine.

De même, la participation à un suicide n'est en soi pas constitutive d'une infraction, le suicide ne l'étant pas ­ l'intéressé étant décédé ­, et la tentative ne l'étant pas non plus d'ailleurs.


Indépendamment du débat philosophique, religieux et moral, une question simple pourrait conduire à abandonner toute idée de légiférer à ce sujet. La question simple serait : « Il s'agit d'une attitude personnelle, laissons la question fondamentale de la vie du patient dans le libre colloque qu'il a avec son médecin ».

Mais le problème n'est simple qu'en apparence, parce que les situations sont complexes et diverses.

Face à la maladie incurable, au décès inéluctable à court terme, les attitudes peuvent être différentes.

a) L'arrêt d'un traitement inutile ou le refus de l'acharnement thérapeutique se situe dans le cadre de la seule conscience du médecin et de l'évaluation qu'il fait de l'impact de certains traitements sur les chances de survie du patient.

Ainsi en est-il par exemple du maintien artificiel de la vie parce que les fonctions vitales sont atteintes de manière irréversible. C'est la question du « débranchage des appareils » à propos de laquelle aucune réponse précise ne sera jamais donnée parce qu'elle est aux frontières de la distinction entre la vie et la mort et que cette frontière n'est pas toujours ressentie par chacun de la même manière, en raison de paramètres humains impossibles à codifier.

Il n'y a, nous semble-t-il, pas lieu de légiférer à cet égard.

Dans certains cas extrêmes d'ailleurs, on a pu constater que l'acharnement thérapeutique, conduit au bout de sa logique, produisait un acte contraire à la dignité humaine. Ainsi en est-il du cas récent et « célèbre » de la mère enceinte, plongée dans un coma dépassé à la suite d'un accident et que des médecins allemands ont maintenue artificiellement en vie en espérant que sa grossesse ­ datant de quelques mois ­ arriverait à terme. Musique d'ambiance et palpation du ventre de la mère, tout était mis en oeuvre pour « faire croire » au foetus que sa mère était toujours vivante... La nature s'est heureusement vengée de cette expérience en y mettant fin par la mort...

Quel traitement, quelles limites à ne pas dépasser dans l'utilisation extrême des techniques ? Toutes ces interrogations échappent au législateur et sont du ressort de la déontologie médicale.

b) Faut-il légiférer pour justifier dans certaines circonstances un acte d'euthanasie posé sur un patient atteint d'une maladie incurable en phase terminale mais incapable d'exprimer sa volonté ? Nous ne le pensons pas non plus. En effet, quel raisonnement peut conduire à substituer autrui dans l'appréciation d'une souffrance et d'une volonté de délivrance que, par hypothèse, le patient ne peut exprimer ?

Indépendamment d'ailleurs des considérations philosophiques, morales ou religieuses, une réflexion portant sur l'élémentaire socle de protection qui régit notre société conduirait à refuser toute intervention législative en la matière.

On voit aussi à quels abus pourraient conduire des demandes de proches, intéressés d'une manière ou d'une autre à la disparition du patient, mais dissimulant cet intérêt sous les arguments traditionnels de pitié à l'égard des souffrances de celui-ci.

c) Faut-il légiférer pour reconnaître une quelconque valeur juridique à ce qu'on appelle le « testament de vie », c'est-à-dire l'expression, par une personne valide, de sa volonté, en cas de maladie incurable en phase terminale, causant des souffrances insupportables ? Nous ne le croyons pas non plus.

En effet, au moment où est rédigé cet acte, aucun paramètre sur lequel il se fonde n'est connu de son auteur.

Par définition en bonne santé, il ne sait si et quand il sera atteint d'une affection grave, il ignore l'environnement social dans lequel il évoluera à ce moment, il ne peut préjuger ni de l'évolution de sa personnalité, ni de l'attitude qu'il développera face à la maladie.

Les recommandations qu'il émet sur les modalités de sa propre mort en cas de maladie grave ne sont donc fondées que sur des considérations purement abstraites et ne peuvent être considérées comme l'expression d'une volonté concrète en réponse à une situation vécue.

d) Il reste donc une question à trancher : faut-il légiférer à propos de la demande de mort ? La demande de mort faite par le patient parce que la souffrance est insupportable, parce que la déchéance physique est insupportable, et parce que, de toute manière, le décès est inéluctable dans un proche avenir ?

A-t-on le droit, dans ces circonstances extrêmes, de demander à finir sa vie dans de bonnes conditions plutôt que d'aller au trépas dans des souffrances qu'aucun traitement ne peut suffisamment alléger ?

Pourquoi interdire à un être humain d'être aidé dans un geste qu'il demande pour mettre fin à ses souffrances alors que de toute manière, sans ce geste, la maladie étant en phase terminale, la mort est inéluctable ?

La société doit-elle réprimer le comportement de celui qui répond à cette demande ?

Voilà exactement la question abordée dans cette proposition de loi.

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Des statistiques d'intervention de ce type, suite à des demandes formulées, existent dans d'autres pays. Les Pays-Bas, par exemple, qui ont dépénalisé l'euthanasie. En Grande-Bretagne, le débat a été lancé après la condamnation d'un médecin pour tentative d'homicide caractérisé par l'injection d'une dose fatale de chlorure de potassium. On rappellera d'ailleurs que ce médecin n'a encouru aucune sanction de la part de l'autorité médicale. Le problème est également débattu en Suisse, en Australie, dans certains États des États-Unis,...

En Belgique même, des médecins ont déclaré avoir procédé à des euthanasies sur des patients atteints de maladie incurable en phase terminale.

L'alternative est donc claire : soit la législation n'intervient pas et laisse à « l'hypocrisie du silence » le soin de régler les situations extrêmes ­ avec tous les risques que cela comporte au niveau des déviations éventuelles qui pourraient se produire ­ ou la législation encadre avec précision cette demande d'interruption de vie afin précisément d'éviter tout excès, tout abus, toute déviation.

L'auteur de la proposition a opté pour la seconde branche de l'alternative.

La proposition a donc pour objectif de dépénaliser l'euthanasie pratiquée par un médecin sur un patient pour autant que des conditions très précises soient réunies.

a) Le patient doit être majeur et sain d'esprit au moment de sa demande.

b) La demande ne peut être recevable qu'en cas de maladie incurable en phase terminale, entraînant le décès dans un délai rapproché et causant au patient des souffrances insupportables.

c) Les caractéristiques de l'affection ont été constatées par un collège de médecins.

d) Le patient a été dûment informé de son affection, mais aussi des moyens possibles pour diminuer les souffrances.

e) La demande doit être réitérée en même temps qu'une relation doit s'établir avec une personne spécialement consultée par le patient sur la demande qu'il formule.

f) Le consentement du patient peut être révoqué jusqu'à l'ultime seconde de l'exécution de l'acte.

g) Les autorités judiciaires exercent un contrôle sur le respect des dispositions légales puisque leur sont communiqués tous les éléments nécessaires à cet examen. Si les éléments qui fondent la cause de justification et qui donc suppriment l'infraction ne sont pas réunis, les poursuites peuvent être exercées conformément aux dispositions du Code pénal.

Enfin, des dispositions sont prises :

­ pour garantir la liberté de conscience du médecin (article 6);

­ pour éviter toute conséquence dommageable, pour les ayant droits, de l'acte posé à la demande du patient (assurance-vie par exemple) (article 7);

­ pour écarter toute tentation de lucre ou d'avantages divers, de la part des personnes appelées à intervenir dans le cadre de la demande du patient (article 8);

­ pour garantir le secret médical (transmission des éléments du dossier médical au seul procureur du Roi) (article 10).


Ainsi est écarté tout risque d'extension inacceptable de ce qui ne doit rester que comme une exception à l'évolution normale des choses, à savoir la lutte pour retarder la mort, grâce aux extraordinaires progrès de la science et de la médecine, et le souci d'aider le malade par le maintien de la relation avec autrui qui fonde toute vie humaine et par son accompagnement à l'approche de la mort.

Philippe MONFILS.

PROPOSITION DE LOI


Article premier

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Au livre II, titre VIII, chapitre 1er , section 4, du Code pénal, il est inséré un article 417bis , rédigé comme suit :

« Article 417 bis. ­ Il n'y a pas de crime lorsque l'homicide est le résultat d'un acte posé par un praticien de l'art de guérir sur une personne majeure, à sa demande, en cas de maladie incurable entraînant inéluctablement son décès dans un délai rapproché et lui causant des souffrances insupportables. »

Art. 3

La demande doit être formulée par écrit ou, en cas d'impossibilité, devant deux témoins majeurs, sans parenté jusqu'au troisième degré inclus et n'appartenant pas au personnel de l'institution où est accueilli le demandeur.

Pour être recevable, la demande d'acte visé à l'article 2 doit être faite après information donnée par le praticien :

­ sur le caractère incurable de la maladie;

­ sur le caractère inéluctable du décès et sur le moment de sa survenance probable;

­ sur les moyens qu'il est possible de mettre en oeuvre afin d'éviter que la souffrance soit ressentie comme insupportable;

­ sur la manière dont la vie serait interrompue.

La demande doit être formulée une deuxième fois trois jours au moins après la première demande, la consultation, par le patient, par une personne de son choix étant requise durant ce délai.

Art. 4

Le patient peut révoquer à tout moment la demande faite conformément aux stipulations de l'article 3.

Art. 5

Le caractère incurable de la maladie et le caractère inéluctable du décès du patient sont constatés par un collège de trois médecins émettant leur avis à l'unanimité.

Art. 6

Tout médecin peut refuser d'exécuter un acte visé à l'article 2, pour des raisons morales ou philosophiques.

Art. 7

Le décès entraîné par l'exécution de l'acte visé à l'article 2 de la présente loi est réputé être un décès naturel en ce qui concerne l'application des lois et règlements et l'exécution des contrats passés par le patient.

Art. 8

Est nul de plein droit tout legs, toute donation avec réserve d'usufruit, toute vente à rente viagère consentis par le patient aux témoins, à la personne consultée par le patient, visés à l'article 3, aux médecins visés à l'article 5, ainsi que toute assurance sur la vie souscrite à leur profit.

Art. 9

Au livre Ier , titre II, chapitre IV, du Code civil, il est inséré un article 79bis , rédigé comme suit :

« Article 79 bis. ­ En outre, en cas de décès intervenu par l'exécution d'un acte posé conformément aux dispositions de la loi du ... relative à la demande d'interruption de vie, l'acte de décès énonce :

­ la constatation que le décès est intervenu par application d'un acte posé à la demande du patient, conformément à la loi;

­ les dates de formulation des deux demandes;

­ le nom et prénom de la personne consultée par le demandeur;

­ les noms et prénoms des trois médecins qui ont vérifié le respect des dispositions de l'article 2 de la loi précitée. »

Art. 10

Dans le même chapitre du Code civil, il est inséré un article 81bis rédigé comme suit :

« Article 81 bis. ­ Le dossier contenant toutes les informations visées à l'article 3 de la loi du ... relative à la demande d'interruption de vie, est communiqué sans délai au procureur du Roi du lieu du décès qui peut seul donner l'autorisation d'inhumer. »

Philippe MONFILS.

(1) La présente proposition de loi a déjà été déposée au Sénat le 25 janvier 1995, sous le numéro 1290-1 (1994-1995).