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14 NOVEMBRE 2012
En Belgique, la progression des femmes au sein de la magistrature est une réalité depuis un certain temps déjà. Les chiffres du SPF Justice montrent que la féminisation des juridictions inférieures est un fait incontestable. On observe toutefois une ségrégation verticale: la représentation des femmes au sein de la magistrature décroît à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie. De nombreuses femmes occupent la fonction de juge de la jeunesse, de juge de paix ou de juge au tribunal de première instance. Mais si l'on considère les fonctions plus élevées, on constate que les juges féminins sont moins nombreux au sein des cours d'appel, sans parler de la Cour de cassation, de la Cour constitutionnelle et du Conseil d'État.
Les trois chefs de corps les plus haut placés dans la pyramide de la magistrature (premier président de la Cour de cassation, procureur général près la Cour de cassation et procureur fédéral auprès du Parquet fédéral) ainsi que quatre des cinq procureurs généraux près des cours d'appel et les cinq premiers présidents des cours d'appel sont des hommes.
L'article 34, § 5 de la loi spéciale sur la Cour constitutionnelle dispose que la Cour est composée « de juges de sexe différent », si bien que la Cour constitutionnelle doit compter au moins une femme juge. Depuis qu'une composition mixte est obligatoire, la Cour ne compte jamais plus d'une seule femme juge (1/12, soit 8,3 %) (1) . Cette situation ne peut être due à un manque de femmes capables, dès lors que parmi les référendaires, qui sont désignés sur la base d'un concours, la composition est équilibrée, avec huit femmes sur un total de vingt référendaires (40 %).
Les membres de la Cour suprême, quel que soit son nom, détiennent le niveau de pouvoir le plus élevé au sein du système judiciaire national. En Europe, les membres des Cours suprêmes nationales comprennent une moyenne de 68 % d'hommes, mais cet équilibre est influencé par le nombre élevé de femmes au sein des cours de certains pays ayant rejoint récemment l'Union européenne — en particulier, la Bulgarie (79 % de femmes) et la Roumanie (77 % de femmes) (2) .
Graphique 1: répartition hommes/femmes (en %) dans les plus hautes juridictions des pays de l'UE (2010)
Les pays qui ont atteint la parité sont la Slovénie, la Suède, la Slovaquie, la Lituanie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et le Luxembourg. En revanche, les plus hautes fonctions judiciaires restent le bastion des hommes à Malte, au Portugal, à Chypre, au Royaume-Uni et en Espagne, où 90 % des juges sont des hommes.
Malgré l'importante proportion de femmes dans les Cours suprêmes de nombreux nouveaux États membres, le poste le plus élevé reste la plupart du temps l'apanage des hommes. La République tchèque, le Luxembourg, l'Autriche, la Slovénie, la Roumanie, la Suède et la Finlande ont actuellement une femme à la présidence de la Cour suprême. La moyenne de femmes présidentes pour l'ensemble de l'Union européenne s'élève à 20 %.
D'autres hautes fonctions au sein de la magistrature, qui sont recensées chaque année dans la European Database on woman and men in decision-making, sont celles des présidents des juridictions administratives (pour la Belgique, le Conseil d'État), des présidents des tribunaux constitutionnels (pour la Belgique, la Cour constitutionnelle) et des procureurs généraux (au nombre de six pour la Belgique). Depuis le 10 janvier 2012, seule une de ces hautes fonctions est occupée par une femme, Mme A. Harrewyn, procureur général près la cour d'appel de Gand.
Avant d'examiner un certain nombre d'arguments de principe en faveur de l'instauration d'un quota de genre, nous nous pencherons sur la question de savoir pourquoi les femmes accèdent si difficilement aux hautes fonctions stratégiques au sein du pouvoir judiciaire. Enfin, nous préciserons pour quelle raison l'instauration d'un quota de genre s'impose comme une mesure légitime et provisoire.
La première explication à une faible représentation des femmes est qu'il existe encore un plafond de verre au sein de la Justice (3) . Généralement, trois groupes d'arguments sont invoqués pour expliquer le maintien du plafond de verre: (1) « c'est une question de temps »; (2) « les femmes ne veulent pas », et (3) « la culture organisationnelle rend les choses difficiles pour les femmes ».
(1) Maintenant que la féminisation de la magistrature a commencé, il est généralement estimé qu'une représentation proportionnelle des femmes au niveau des hautes fonctions ne sera qu'une question de temps. On peut cependant en douter sérieusement. L'histoire montre qu'il est faux de croire que « cela viendra tout seul avec le temps ». L'étude néerlandaise de De Rooij démontre que le temps n'a eu aucun effet sur la ségrégation verticale depuis 1975. Soit le pourcentage de femmes reste minime, soit l'évolution prend énormément de temps.
(2) Le second argument — « les femmes ne veulent pas » — est partiellement pertinent. Certaines femmes juges souhaitent effectivement s'élever dans la hiérarchie, mais elles n'y parviennent pas. La sous-représentation structurelle des femmes au sein des juridictions supérieures indique qu'il existe une inégalité d'accès aux postes importants au sein de la magistrature. L'histoire montre que l'accès aux professions juridiques n'a jamais été automatique. Il a toujours été le fruit d'actions individuelles de femmes, avec le soutien du mouvement féministe.
(3) Les juridictions supérieures sont associées à une culture de virilité et de sens de l'État. Les hautes fonctions au sein de la justice sont encore trop souvent considérées comme des fonctions qui ont toujours été exercées par des hommes et sont associées — consciemment ou inconsciemment — à certaines caractéristiques (4) .
Il existe plusieurs arguments qui plaident en faveur d'une composition plus équilibrée des juridictions supérieures:
1. Renforcer le caractère démocratique de la justice
Les objectifs stratégiques du Programme d'Action de Pékin (le résultat de la Conférence mondiale des Nations unies sur les droits des femmes) étaient de donner aux femmes les moyens de participer à la prise de décision et à occuper des fonctions à responsabilités. Le Programme d'Action définit deux objectifs stratégiques dans le cadre du thème essentiel « Participation et prise de décision »: « prendre des mesures propres à assurer aux femmes l'égalité d'accès et la pleine participation aux structures du pouvoir et à la prise de décisions (objectif stratégique G.1) et « donner aux femmes les moyens de participer à la prise de décisions et d'exercer des responsabilités » (objectif stratégique G.2).
La magistrature représente la société, qui se compose d'hommes et de femmes. Or, dans la sphère juridique belge, la situation qui prévaut toujours à l'heure actuelle, c'est que plus la fonction est rare et stratégique, moins les femmes y ont accès. Le fait que la moitié de la société n'ait pas de perspectives au niveau des juridictions supérieures n'est pas une bonne chose pour la crédibilité du monde judiciaire. Le caractère démocratique des institutions demande une composition équilibrée en rapport avec la société. Il ne s'agit pas, en effet, d'une question d'opportunité sociale, mais de l'application de normes juridiques internationales, telles que l'article 7 de la Convention des Nations unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) (5) .
2. Importance de la représentation des femmes
La réduction progressive de la sous-représentation des femmes garantira également aux femmes la nécessaire défense de leurs intérêts. Il ne s'agit pas, en l'occurrence, de la « perspective féminine » de femmes juges, mais de la défense d'intérêts spécifiques des femmes (6) , qui ne pourraient pas être défendus purement et simplement par des hommes (7) . Cela s'applique en particulier à la Cour constitutionnelle, qui veille au respect des droits et des libertés fondamentales.
3. Une justice de qualité
La diversité et la qualité vont de pair. Plus de diversité est partout synonyme de plus-value, notamment en matière d'économie et de ressources humaines, la diversité entraînant davantage de flexibilité et de créativité. Plusieurs études et rapports confirment ces conclusions. Une magistrature plus diversifiée sera bénéfique pour la justice: meilleure utilisation des talents, plus d'attention prêtée à la dimension de la durabilité, fonctionnement interne plus démocratique et meilleure reconnaissance de la légitimité des arrêtés promulgués.
Pourquoi recourir au quota de genre pour tendre vers la parité hommes-femmes ?
— Tout d'abord parce que l'instauration d'un quota constitue un puissant stimulant qui a prouvé son utilité, notamment sur le plan de l'évolution du nombre de femmes au Parlement fédéral.
— Pour l'image des composantes supérieures d'une catégorie professionnelle qui compte près d'une moitié de femmes, il peut y avoir une certaine urgence à nommer également des femmes. Les organisations dont la composition est unilatérale sont moins en harmonie avec la société.
— En ce qui concerne la politique de carrière des femmes et leurs chances de promotion, le pouvoir judiciaire devrait faire figure d'exemple et ne pas s'accommoder d'une situation dans laquelle les instances inférieures de la justice se composent principalement de femmes, tandis que son sommet est essentiellement masculin. À partir du moment où l'on constate que d'autres incitants moins contraignants, qui auraient dû fonctionner, ont échoué, on se doit de recourir aux grands remèdes.
— La réalisation de la parité hommes-femmes au sein de la magistrature ne peut, pas plus que dans la plupart des autres organisations, être laissée au secteur lui-même, dès lors qu'un trop grand nombre d'intérêts établis sont en jeu. Il ne fait aucun doute que l'on peut trouver suffisamment de femmes qualifiées pour occuper de hautes fonctions. À partir du moment où l'on peut présumer qu'il existe un « pool » suffisamment étendu, l'instauration d'un quota peut difficilement être qualifié de mesure radicale.
Cette proposition de loi spéciale vise à assurer une présence équilibrée des femmes et des hommes au sein de la Cour constitutionnelle.
La Cour se compose de 6 magistrats francophones et 6 magistrats néerlandophones. Ces 6 magistrats se répartissent également en 3 magistrats ayant un profil juridique (professeurs, certaines fonctions au sein de la haute magistrature) et 3 magistrats ayant la qualité d'ancien parlementaire. Il y a donc 4 catégories comprenant chacune 3 magistrats.
Les auteures de la présente proposition de loi souhaitent qu'au moins un des trois juges de chaque catégorie soit de sexe différent, par rapport au groupe majoritaire. Il s'agit donc d'appliquer un quota de 1/3 de juges de sexe différent parmi les 12 juges de la Cour constitutionnelle.
Bibliographie sélective
— Brems E., Stevens L., Recht en Gender in België, Bruges, die Keure, 2011.
— Keereman, A. (2010), « Quota voor vrouwen binnen de magistratuur. » Interview d'Eva Schandevyl in: De Juristenkrant, 27 octobre 2010, p. 9.
— Keereman, A. (2011), « Het recht is nog te weinig genderneutraal. » Interview de Liesbet Stevens et d'Eva Brems in: De Juristenkrant, 6 avril 2011, p. 9-10.
— Schandevyl, E., De Metsenaere M. et Bollen, S., In haar. Vrouwe Justitia feministisch bekeken, VUBpress, 2010, 160 p.
— De Rooij, M. (2007), A Woman is the Judge. 60 jaar vrouwelijke rechters in Nederland. In: Nederlands Juristenblad, 39, p. 2474-2481.
— Brems, E. (2005), Samenstelling Hoge Raad niet discriminerend. In: De Juristenkrant, 9 février 2005, p. 10.
— Humblet, P., « De vervrouwelijking van de advocatuur en van het juridische werkveld », in: Martyn, G., Donker, G., Faber, S., Heirbaut, D. (éd.), Geschiedenis van de advocatuur in de Lage Landen, « Pro Memorie. Bijdragen tot de rechtsgeschiedenis der Nederlanden, » 2009, 227-247.
— Deville, A. et Paye, O., Les femmes et le droit: constructions idéologiques et pratiques sociales, Bruxelles, 1999.
— Anasagasti M. et Wuiame N., Women and decision-making in the judiciary in the European Union, European Commission, Directorate-General for Employment, Industrial Relations and Social Affairs, 1999.
— Boigeol, A., « Male strategies in the face of the feminisation of a profession: the case of the French judiciary », in: Schultz, U. et Shaw, G., (éd.), Women in the legal profession, Oxford, 2003.
Zakia KHATTABI. | |
Freya PIRYNS. |
Article 1er
La présente loi règle une matière visée à l'article 77 de la Constitution.
Art. 2
L'article 34, § 5, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, inséré par la loi du 9 mars 2003, est remplacé comme suit:
« § 5. La Cour compte chaque fois au moins un juge de sexe différent:
— parmi ses juges d'expression française qui répondent aux conditions fixées au § 1er, 1º,
— parmi ses juges d'expression néerlandaise qui répondent aux conditions fixées au § 1er, 1º,
— parmi ses juges d'expression française qui répondent aux conditions fixées au § 1er, 2º,
— parmi ses juges d'expression néerlandaise qui répondent aux conditions fixées au § 1er, 2º. »
13 septembre 2012.
Zakia KHATTABI. | |
Freya PIRYNS. |
(1) Dans toute l'histoire de la Cour constitutionnelle, on ne compte que trois femmes juges sur un total de 45: Trees Merckx-Van Goey, Janine Delruelle-Ghobert et Irène Pétry.
(2) Le rapport de la Commission européenne intitulé « Les femmes et les hommes dans la prise de décision 2007 — Analyse de la situation et tendances » sert ici de guide. Pour une mise à jour annuelle de la « Base de données sur les femmes et les hommes dans la prise de décision » en ce qui concerne les juridictions suprêmes, cf. http://ec.europa.eu/justice/gender-equality/gender-decision-making/database/judiciary/index_fr.htm.
(3) Ces explications s'inspirent largement de De Rooij, M. (2007), A Woman is the Judge. 60 jaar vrouwelijke rechters in Nederland. Dans: Nederlands Juristenblad, 39, p. 2474-2481.
(4) Le terme « conseiller » a déjà cette connotation. Dans le cadre de la réévaluation des procédures de nomination, il faudra également être attentif à l'image qui est véhiculée. Le terme « conseiller » doit être remplacé par celui de « juge ». Au 21e siècle, les générations futures devront grandir avec l'idée, neutre sur le plan du genre, que les fonctions au sein des plus hautes juridictions peuvent être occupées aussi bien par des femmes que par des hommes.
(5) Article 7 de la CEDAW: « Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l'égard des femmes dans la vie politique et publique du pays et, en particulier, leur assurent, dans des conditions d'égalité avec les hommes, le droit: (...) b) De prendre part à l'élaboration de la politique de l'État et à son exécution, occuper des emplois publics et exercer toutes les fonctions publiques à tous les échelons du gouvernement; (...). »
(6) P. Popelier « Geslachtsquota in de besluitvormingsorganen van publieke instellingen vanuit juridisch perspectief », dans E. Brems, L. Stevens, Recht en Gender in België, Bruges, die Keure, 2011, 29-30 et 145-179: « La doctrine de la défense d'intérêts particuliers est fondée sur l'existence d'intérêts spécifiques aux femmes, qui ne pourraient pas être défendus purement et simplement par des hommes. Aucune précision n'est généralement donnée sur les intérêts qui sont spécifiques au genre au point de concerner de manière claire toutes les femmes, quels que soient leur ethnie, leur classe, leur statut ou leur appartenance sociale et culturelle. Selon Phillips, le caractère contingent du genre et des intérêts des femmes rend toutefois la présence de femmes dans les organes décisionnels d'autant plus nécessaire que ces intérêts ne peuvent être formulés à l'avance, mais seulement au travers du processus politique. En réalité, il s'avère que la présence de femmes dans les organes décisionnels est surtout utile pour voter des lois en faveur des femmes, comme notamment l'introduction d'un quota de genre sur les listes de candidats. Quoi qu'il en soit, selon cette philosophie, il est pertinent de prévoir « un seuil de présence », qui est habituellement fixé à 30 % des membres. Les travaux préparatoires de la disposition constitutionnelle renvoient fréquemment à l'idée qu'une plus grande participation des femmes au processus de décision politique est nécessaire à la défense de leurs intérêts. À cet égard, le gouvernement, qui a déposé la proposition de texte pour l'article 11bis de la Constitution, a fixé comme objectif une « masse critique », qui équivaudrait à une proportion minimale d'un tiers de femmes. L'objectif d'un seuil de présence de 30 à 33 % figure également dans des textes internationaux. À l'instar du législateur belge, ces textes internationaux combinent des arguments qui renvoient à la démocratie paritaire à des arguments qui renvoient à la représentation d'intérêts spécifiques. Le Parlement européen préconise une plus grande égalité, avec un pourcentage de représentation minimale de 40 % « dans tous les domaines politiques et dans toutes les commissions aux niveaux européen, national et international ». La Commission de Venise préconise également de formuler des objectifs plus ambitieux que la présence minimale de 30 %. Il n'est pas précisé sur quoi ce chiffre est basé. » (traduction)
(7) Par « perspective féminine », nous entendons l'impact éventuel de la féminisation de la magistrature sur la justice; le fait que les femmes magistrats se focaliseraient davantage sur les procédures et auraient une préférence plus marquée pour la concertation et la conciliation que les hommes, qui se laisseraient plutôt guider par des règles abstraites. Les chercheurs n'en trouvent pas de preuve et estiment que l'image que le magistrat se fait de l'homme et de la société pèse plus lourd que le sexe. La réponse à cette question est d'ailleurs compliquée par le caractère multifactoriel du processus juridictionnel: le sexe du (des) magistrat(s) joue non seulement un rôle, mais d'autres facteurs sont également déterminants. Il est difficile d'isoler le sexe comme variable. La plupart des jugements et des arrêts sont en effet des décisions collégiales, car le magistrat siège rarement seul.