4-1217/1 | 4-1217/1 |
12 MARS 2009
Théorie de l'organe
L'article 61, § 1er, du Code des sociétés dispose ce qui suit: « Les sociétés agissent par leurs organes dont les pouvoirs sont déterminés par le présent code, l'objet social et les clauses statutaires. Les membres de ces organes ne contractent aucune responsabilité personnelle relative aux engagements de la société ».
Cet article confirme la « théorie de l'organe ». Une société est dotée d'une personnalité morale purement juridique et elle ne peut poser elle-même aucun acte matériel ou juridique. C'est la raison pour laquelle elle est tributaire de ses organes pour poser des actes. La société est ainsi réputée avoir agi elle-même si un de ses organes pose un acte dans les limites de son pouvoir de représentation (1) . La représentation externe concerne quant à elle le pouvoir d'engager la société à l'égard des tiers sur la base de décisions internes (2) .
La sprl et la société anonyme sont liées par les actes accomplis par le conseil d'administration et par les administrateurs, même si ces actes excèdent l'objet social. Le système de la représentation organique, qui avait été imposé par la Première Directive sur les sociétés et transposé en droit belge par la loi du 6 mars 1973 modifiant la législation relative aux sociétés commerciales, instaurait une distinction légale entre pouvoir de représentation et pouvoir de gestion. « Eu égard à la distinction légale entre administration interne et représentation externe, un acte juridique posé par un organe de représentation dans les limites de son pouvoir de représentation est directement attribué à la société, peu importe l'existence d'une décision valable de l'organe de gestion interne compétent » (3) .
La seule possibilité dont la société dispose pour contester l'acte consiste à prouver que le tiers savait ou aurait dû savoir que l'acte de l'administration dépassait l'objet (4) . En outre, la doctrine considère qu'il doit y avoir « mauvaise foi » (5) . La mauvaise foi ne peut pas être déduite de la simple publication des statuts (6) . Cette restriction des pouvoirs du conseil d'administration n'est pas opposable aux tiers, même si elle est publiée (système de la « prokura ») (7) . La répartition des compétences entre les divers organes de la société est donc une matière purement interne.
Récemment, toutefois, nous avons tous pu nous rendre compte, à la suite de l'arrêt Fortis de la cour d'appel du 12 décembre 2008, de l'énorme impact sociétal que peut avoir une question purement interne de droit des sociétés (8) .
Sécurité juridique et équité
« Le droit est la mise en œuvre de la justice. La sécurité juridique et l'équité étant deux optiques unilatérales de la justice, on ne peut promouvoir exclusivement ni l'une ni l'autre sans compromettre la justice » (9) . La sécurité juridique repose traditionnellement sur l'application de règles générales abstraites à certains faits concrets. L'équité tient compte de circonstances qui n'ont pas été jugées pertinentes dans la règle générale abstraite et qui, par conséquent, n'ont pas été érigées en fait de droit (10) . Pour être équitable, le droit doit être fondé sur un équilibre entre ces deux principes de base.
Contrairement au droit belge, le droit néerlandais comporte un large éventail de normes ouvertes qui laissent au juge la possibilité d'apprécier les faits concrets à la lumière de critères tels que la raison et l'équité.
L'article 8 du Livre 2 du nouveau Code civil néerlandais, qui régit les relations entre les diverses personnes associées à l'organisation d'une personne morale, prévoit ce qui suit:
« Article 8
1. Une personne morale et les personnes qui sont associées à son organisation en vertu de la loi et des statuts doivent, en cette qualité, adopter les unes envers les autres un comportement conforme à ce que requièrent la raison et l'équité.
2. Une règle en vigueur entre elles en vertu de la loi, de la coutume, de statuts, de règlements ou d'une décision, ne s'applique pas si cela est inacceptable au regard des critères de raison et d'équité dans les circonstances données. » (traduction)
Dans le droit belge, il existe plusieurs figures juridiques concrètes issues de la jurisprudence qui sont l'expression d'une philosophie générale de la raison et de l'équité. En Belgique, c'est dans le droit des sociétés que la figure juridique de la force majeure trouve le mieux à s'appliquer: c'est le cas lorsqu'une société se trouve confrontée à une situation concrète telle qu'une application trop stricte de la réglementation en vigueur conduirait à un résultat insatisfaisant. Quelle serait, en effet, l'utilité d'introduire une nouvelle figure juridique dans l'ordre juridique belge s'il en existe déjà une dans la jurisprudence qui soit susceptible, à condition que son interprétation soit suffisamment évolutive, de répondre à des problèmes contemporains ? La proposition de loi à l'examen tient compte aussi bien du principe de la sécurité juridique que du principe de l'équité puisqu'elle introduit, dans le Code des sociétés, une norme générale abstraite en matière d'équité (la force majeure) qui laisse au juge une marge d'appréciation.
Force majeure (11)
Les PDEC considèrent la « force majeure » comme l'un des principes du droit des contrats (12) . L'article 8:108 PDEC définit la force majeure (ou l'inexécution non imputable) de la manière suivante: « Est exonéré des conséquences de son inexécution le débiteur qui établit que cette inexécution est due à un empêchement qui lui échappe et que l'on ne pouvait raisonnablement attendre de lui qu'il le prenne en considération au moment de la conclusion du contrat, qu'il le prévienne ou le surmonte ou qu'il en prévienne ou surmonte les conséquences » (13) .
D'un point de vue pratique, les notions de force majeure et de cas fortuit font généralement référence, en droit belge, à des événements survenant en dehors de toute intervention humaine apparente (p. ex. des éléments naturels tels que des intempéries persistantes, un tremblement de terre, la foudre, des inondations, etc.) (14) , tandis que la cause étrangère fait plutôt référence à des actes individuels de tiers dont le débiteur n'est pas responsable (15) .
La qualification de « fait du Prince » se rapporte à des mesures publiques ayant pour effet d'empêcher juridiquement les contractants d'effectuer les prestations auxquelles ils sont tenus contractuellement (impossibilité juridique) (16) . Le « fait du Prince » est pour ainsi dire une modalité du concept plus large de force majeure. Le « fait du Prince » est une figure juridique communément admise en droit civil. De Page confirme et définit comme suit ce concept juridique en citant Baudry-Lacantinerie et un arrêt de cassation du 12 mars 1959: « Le fait du Prince, expression traditionnelle qui désigne tout empêchement résultant d'un ordre ou d'une prohibition émanant de l'autorité publique, et qui strictement parlant, doit être assimilé à la force majeure » (17) . Dans un arrêt de cassation du 13 mai 1996 et du 18 novembre 1996, la Cour de cassation a confirmé cette théorie: « Le fait du Prince est, à titre de cause étrangère, libératoire, lorsqu'il constitue un obstacle insurmontable à l'exécution de l'obligation et qu'aucune faute du débiteur n'est intervenue dans la genèse des circonstances réalisant cet obstacle (art. 1147 et 1148 du C. civ.) » (18) .
La majeure partie de la jurisprudence et de la doctrine souscrit à « la théorie de l'impossibilité non imputable » (19) . Cette théorie veut qu'il ne peut être question de force majeure que si la circonstance invoquée comme cause étrangère libératoire est de nature à rendre complètement ou raisonnablement impossible l'exécution de l'obligation. La survenance de cette circonstance ne peut résulter d'une faute dans le chef du débiteur. Pour invoquer la force majeure, la jurisprudence de la Cour de cassation requiert un événement « qui constitue un obstacle insurmontable à l'exécution de l'obligation » (20) . La doctrine dite de la culpabilité est une théorie qui a beaucoup moins de partisans. Selon cette théorie, le débiteur est libéré de son obligation en cas de force majeure si, pour atteindre le résultat, il a mis en œuvre tout ce que l'on est en droit d'exiger de la part d'un débiteur prudent et diligent de la même catégorie professionnelle et placé dans les mêmes circonstances concrètes de lieu et de temps (21) .
Dans la proposition de loi, la notion de « force majeure » est utilisée dans le sens communément admis. L'interprétation étroite de la force majeure et du cas fortuit ainsi que la notion de cause étrangère relèvent de la notion de la « force majeure » qui est utilisée dans la proposition de loi.
Article 1er
En vertu de l'article 83 de la Constitution, toute proposition de loi doit préciser s'il s'agit d'une matière visée à l'article 74, 77 ou 78 de la Constitution.
Article 2
L'article proposé dispose que les organes d'une société peuvent déroger à une règle en vigueur entre eux s'il est raisonnablement impossible, en cas de force majeure, de respecter ladite règle.
Le conseil d'administration d'une société pourra ainsi, par exemple, outrepasser sa compétence statutairement limitée dans l'intérêt de la société, au cas où le respect strict de sa compétence statutaire aurait pour effet de nuire gravement aux intérêts de la société (par exemple, en vue de prévenir un risque accru de faillite pour la société).
Hugo VANDENBERGHE. Philippe MONFILS. Roland DUCHATELET. Wouter BEKE. Pol VAN DEN DRIESSCHE. Tony VAN PARYS. |
Article 1er
La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.
Art. 2
L'article 61, § 1er, du Code des sociétés, renuméroté par la loi du 2 août 2002, est complété par un alinéa 2 rédigé comme suit:
« Une règle en vigueur entre ces organes en vertu d'une loi, d'une coutume, de statuts, de règlements ou d'une décision n'est pas applicable si cela s'avère raisonnablement impossible dans les circonstances données pour cause de force majeure. »
6 mars 2009.
Hugo VANDENBERGHE. Philippe MONFILS. Roland DUCHATELET. Wouter BEKE. Pol VAN DEN DRIESSCHE. Tony VAN PARYS. |
(1) B. Tilleman, Droit et entreprise, L'administrateur de sociétés: statut, fonctionnement interne et représentation, La Charte, 2005, p. 637.
(2) B. Tilleman, o.c., p. 636, no 1023.
(3) B. Tilleman, o.c., p. 637, no 1025.
(4) Article 258 et 526 du Code des sociétés.
(5) B.Tilleman, o.c., p. 652 et suiv.
(6) B. Tilleman, o.c., p. 702.
(7) Art. 522, § 1er, al. 2, Code des sociétés. Dans le même sens: Cass. 12 novembre 1987, Arr. Cass. 1987-88, 324, Pas. 1988, I, 304, TRV 1998, 107, note L. Liefsoens, et RCJB 1989, 385, note A. Benoit-Moury.
(8) Bruxelles (18e ch.), 12 décembre 2008, Bank Fin.R., 2008, liv. 6, 399 et http://ff.larcier.be (17 février 2009), note; JT, 2009, liv. 6338, 62 et http://jt.larcier.be (2 février 2009), note.
(9) M.E. Storme, Rechtszekerheid en vertrouwensbeginsel in het Belgisch verbintenissenrecht, Gand-Bruxelles, p. 3, point 2.
(10) Ibidem.
(11) « Quand les armes parlent, les lois se taisent », Marcus Tullius Cicero.
(12) PDEC: Principes du droit européen des contrats
(13) Article 8: 108: Exonération résultant d'un empêchement (1) Est exonéré des conséquences de son inexécution le débiteur qui établit que cette inexécution est due à un empêchement qui lui échappe et que l'on ne pouvait raisonnablement attendre de lui qu'il le prenne en considération au moment de la conclusion du contrat, qu'il le prévienne ou le surmonte ou qu'il en prévienne ou surmonte les conséquences. (2) Lorsque l'empêchement n'est que temporaire, l'exonération prévue par le présent article produit son effet pendant la durée de l'empêchement. Cependant, si le retard équivaut à une inexécution essentielle, le créancier peut le traiter comme tel. (3) Le débiteur doit faire en sorte que le créancier reçoive notification de l'existence de l'empêchement et de ses conséquences sur son aptitude à exécuter dans un délai raisonnable à partir du moment où il en a eu, ou aurait dû en avoir, connaissance. Le créancier a droit à des dommages et intérêts pour le préjudice qui pourrait résulter du défaut de réception de cette notification.
(14) A. Van Oevelen, « Overmacht en imprevisie in het Belgisch contractenrecht », TPR, 2008, 605, note marginale 2.
(15) W. Van Gerven, Vebintenissenrecht — Leidraad bij de Colleges, I, Louvain, Acco, 1996, p. 109.
(16) L. Vael, Overmacht gerelativeerd: hoe blauw zijn de plekken van de schuldeiser ingevolge het zogenaamde « fait du Prince » ?, Arrêts récents de la Cour de cassation 1998, éd. Mys & Breesch, 1998, p. 97.
(17) H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, II, Bruxelles, Bruylant, 1964, II, no 598, littera e, p. 595 juncto note 2 (De Page y cite les exemples suivants: expropriation pour cause d'utilité publique, réquisitions, appel sous les armes), ainsi que le no 601, p. 600 (De Page y cite les exemples supplémentaires suivants: loi nouvelle mettant une chose hors du commerce ou en interdisant la vente ou l'entrée dans le pays, interdictions diverses résultant de mesures de police).
(18) Cass. (3e ch.) RG S.95 0100.F, 18 novembre 1996 (Communauté française/Henrard), Arr. Cass., 1996, 1051; Bull., 1996, 1121; http://www.cass.be (18 octobre 2001); JT ,1997, 173 et http://jt.larcier.be (1er juillet 2008); JTT, 1997, 26, note; Pas., 1996, I, 1121; RW, 1997-98, 604 et http://www.rwe.be (12 juillet 2006), note; Dr. circ., 1997, 251.
(19) Voir notamment A. Van Oevelen, o.c., p. 606; H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, II, Bruylant, 1964, p. 596-598, nr. 599; R. Kruithof, « Schuld, risico, imprevisie en overmacht bij de niet-nakoming van contractuele verbintenissen. Een rechtsvergelijkende benadering », in: Hommage à René Dekkers, Bruxelles, Bruylant, 1982, (282), p. 290, no +7; R. Kruithof, H. Bocken, F. De Lye, B. De Temmerman, « Overzicht van rechtspraak (1981-82). Verbintenissen » TPR, 1994, (171), p. 515-516, no 221; e.a.
(20) Cass. 15 février 1951, Arr. Cass., 1951, 327, Pas., 1951, I, 702; Cass. 9 décembre 1976, Arr. Cass. 1977, 404, Pas., 1977, I, 408, RW, 1977-78, 695; Cass. 9 octobre 1986, Arr. Cass. 1986-87, 165, Pas., 1987, I, 153, RW ,1987-88, 778; Cass. 18 novembre 1996, Arr. Cass. 1996, 1051, Pas., 1996, I, 1121, JT, 1997, 173, JTT, 1997, 26, avec note RW , 1997-98, 604, avec note.
(21) R. Kruithof, « Schuld, risico, imprevisie en overmacht bij de niet-nakoming van contractuele verbintenissen. Een rechtsvergelijkende benadering », in: Hommage à René Dekkers, Bruxelles, Bruylant, 1982, (282), p. 296-297, no 12; P. Wigny, « Responsabilité contractuelle et force majeure », Rev. trim. dr. civ., 1935, 19-95; J. Heenen, « La responsabilité du transporteur maritime et la notion de force majeure », (note sur Cass. 13 janvier 1956); RCJB 1957, 87-98; voir récemment dans ce sens manifestement; P.A. Foriers et C. De Leval, « Force majeure et contrat » dans P. Wery (ed.), Le droit des obligations et le bicentenaire du Code civil, Bruxelles, La Charte, 2004 (241), p. 250-251, no 12-13; en France: A. Tunc, « Force majeure et absence de faute en matière contractuelle », Rev. trim. dr. civ. 1945, (235), p. 258, no 18; aux Pays-Bas J.F. Houwing, Rechtskundige opstellen, Haarlem, 1921, 153.