Louis Gallait et l’hémicycle du Sénat de Belgique

Nue et froide…

A la rentrée parlementaire de 1849, le Sénat de Belgique se réunit pour la première fois dans sa nouvelle « salle des délibérations ».

Encore très « nue », la salle n’est pas encore dotée des lambris en acajou sur le pourtour de l’hémicycle, et si la coupole a été sculptée et décorée des armoiries des provinces, elle est encore toute blanche. A l’avant, derrière la tribune présidentielle, les armoiries de la Belgique ont été placées, ainsi que les bustes des souverains. En hauteur, trois emplacements pour tableaux ont été prévus. Mais ils sont encore vides.

Gravure hémicycle Sénat 1853
Gravure tirée de l’Illustrated London News, 16 avril 1853, montrant l’hémicycle du Sénat, encore très « nu », lors de la prestation de serment de sénateur du futur roi Léopold II le 9 avril 1853.

En septembre 1853, une grande toile allégorique intitulée « La Belgique fondant la monarchie » viendra combler l’emplacement central. [ 1 ] Elle ne devait pas beaucoup réchauffer l’atmosphère car la critique de l’époque en dit que « Jamais peinture ne fut plus glacialement officielle » ! [ 2 ] Les sénateurs, qui avaient exigé qu’Edouard de Biefve (1808-1882) réalise cette toile, n’osent pas trop se manifester… Mais quand, quelques années plus tard, le peintre proposera de fournir également les peintures des deux autres emplacements encore vides, ils déclineront poliment son offre.

Gravure hémicycle Sénat 1869
Gravure du Sénat de Belgique en session en 1869, reproduite dans Le Monde Illustré du 15 mars 1869 [Paris], signée Godefroy Durand, alors que le croquis est attribué à M. Von Elliot.

En 1863-1864, la coupole est dorée et mise en couleur par le décorateur Charle-Albert, alors que l’entreprise d’ébénisterie d’art Léopold De Meuter & Fils livre les lambris d’acajou du pourtour de l’hémicycle. Ces lambris comprennent des emplacements pour tableaux. Dès 1859 le ministre de l’Intérieur Charles Rogier avait insisté auprès des sénateurs pour que le peintre Louis Gallait (1810-1887) puisse les réaliser, son but étant de ramener en Belgique, en lui confiant des missions, ce peintre d’histoire à l’époque très renommé, mais résidant principalement à Paris. En mai 1863, le baron Misson, greffier du Sénat, passe commande à Gallait de 15 portraits en pied.

Les portraits historiques de Louis Gallait

Le programme initial des portraits, suggéré par l’historien Kervyn de Lettenhove, membre de la Chambre des représentants, a subi plusieurs altérations au fil du temps, le rendant aujourd’hui un peu moins lisible. [ 3 ]

Croquis de Joseph Kervyn de Lettenhove pour la galerie des portraits du Sénat, 1863
Croquis de Joseph Kervyn de Lettenhove pour la galerie des portraits du Sénat, 1863. Archives du Sénat de Belgique.

A gauche, Pépin de Herstal, Charlemagne, Godefroid de Bouillon, Robert de Jérusalem et Baudouin de Constantinople forment depuis l’origine le groupe des « symboles de la guerre et des croisades ».

Tableau d’Ernest Blanc Garin montrant le Sénat en réunion vers 1880
Tableau d’Ernest Blanc Garin montrant le Sénat en réunion vers 1880, collection Sénat de Belgique. On voit sur ce tableau la disposition initiale du groupe de gauche et d’une partie du groupe central. Collection Sénat de Belgique. © Photo Sénat de Belgique.
Le groupe central et une partie des groupes de gauche et de droite
Le groupe central et une partie des groupes de gauche et de droite. © Photo Sénat de Belgique.

Suite à l’agrandissement de la salle en 1904 et au déplacement des portes, ils ont toutefois été rejoints par Notger.

Louis Gallait, Notger, circa 1878. Photo © KIK-IRPA, Brussels

Si Notger se retrouve donc par un « accident architectural » dans le premier groupe des « guerriers-croisés », il n’est pas plus à sa place parmi les personnages du groupe central. S’il se trouve là, c’est parce qu’il remplace lui-même, à l’initiative des sénateurs, le personnage que Kervyn avait choisi pour représenter Liège dans la série centrale des « princes législateurs ». Successivement évêque (972) puis prince-évêque de la Principauté de Liège (980), Notger développa certes beaucoup Liège, en particulier le tissu urbain de la ville, ses fortifications, le commerce et l’enseignement, au point que, sous son règne, Liège était appelée « l'Athènes du Nord » et qu’un poète de son temps disait : « Liège, tu dois Notger au Christ et le reste à Notger ». [ 4 ]

Mais on ne peut pas dire qu’il était un « prince législateur ». Alors qu’Albert de Cuyck, également prince-évêque, était l’auteur d’une charte (la grande Charte liégeoise de 1196) ayant consacré les privilèges des villes et des communes de nos territoires, tout comme Jean II de Brabant, Philippe d’Alsace, Guillaume le Bon et Philippe le Noble, et complétait à juste titre la galerie des « princes législateurs » du Brabant, de Flandre, du Hainaut, de Namur et de Liège.

Kervyn, bien que catholique, souhaitait par leur présence « rappeler solennellement combien la liberté est ancienne en Belgique ». [ 5 ] Ce qui a certainement été apprécié par les Présidents du Sénat, tous libéraux de 1848 à 1884 ! Les blasons de ces princes législateurs font d’ailleurs écho aux armoiries de la Belgique sculptées derrière le bureau du Président, tandis que Jean II duc de Brabant, déploie la Charte de Cortenbergh [ 6 ], considérée comme précurseur de la Constitution belge, face au Président.

Sénat de Belgique, armoiries du royaume
Sénat de Belgique, armoiries du royaume.
Photo circa 1945, Photo © KIK-IRPA, Brussels
Louis Gallait - portret van Jan II, hertog van Brabant
Sénat de Belgique, Louis Gallait, portrait de Jean II,
duc de Brabant. Circa 1873.
Photo © KIK-IRPA, Brussels

Ces princes législateurs se trouvent actuellement en compagnie de Philippe le Bon, bien que ce dernier appartienne, avec Charles Quint, les archiducs Isabelle et Albert et l’impératrice Marie-Thérèse au groupe de droite, celui des « symboles relatifs aux arts et aux industries » pour Kervyn, celui des « protecteurs des sciences, arts et lettres » pour les sénateurs.

Une partie du groupe central et le groupe de droite
Une partie du groupe central et le groupe de droite. Photo Sénat de Belgique

En 1863, Louis Gallait s’était engagé à réaliser les portraits en trois ou quatre ans. Mais il avait largement sous-estimé le travail de recherche nécessaire à la réalisation d’une série à la fois fidèle historiquement et esthétiquement variée et animée. Il l’exprime ainsi en 1872 : « les recherches historiques des physionomies et des costumes des personnages célèbres que j’ai à reproduire ont demandé une étude sérieuse, puis la composition de quinze Portraits tous de différentes époques devant varier d’attitude et d’arrangement a exigé un assez long travail préparatoire ». [ 7 ] Mais ce travail finit par aboutir…

Le 14 novembre 1873, le roi Léopold II vient voir les esquisses au Sénat. Gallait est en mesure de montrer des esquisses en noir et blanc et des miniatures des futurs portraits en pied. Probablement très séduit, Léopold II réclame les miniatures pour le Palais, où elles figurent toujours en bonne place.

Louis Gallait, miniatures de Godefroid de Bouillon, Charlemagne, Guillaume le Bon, Philippe le Bon, l’archiduchesse Isabelle. Collection Palais royal (avec l’aimable autorisation de l’adjointe Inventaires et Patrimoine). Photos © KIK-IRPA, Brussels.

En mars 1872, Gallait communique aux sénateurs au bord du désespoir qu’il espère terminer le premier portrait pour l’été 1873… Ce sera celui de Jean II, duc de Brabant, placé face au bureau présidentiel.

Il livrera encore six portraits, Pépin, Robert de Jérusalem, Baudouin de Constantinople, Notger, Guillaume le Bon et Philippe le Nobre en 1878. Et probablement les autres en 1879.  [ 8 ]

Ravis de son travail, les sénateurs lui commandent alors les portraits des souverains et de leurs épouses, afin de compléter la série. Ils seraient placés de part et d’autre du tableau d’Edouard de Biefve.

Mais dix ans plus tard, au décès de Louis Gallait en novembre 1887, seuls les portraits du roi Léopold Ier et de la Reine Louise-Marie sont terminés. Le portrait de la Reine Marie-Henriette est en cours d’achèvement. Celui de Léopold II ainsi qu’un panneau central représentant une allégorie de la prestation de serment de Léopold Ier, sont encore à l’état d’esquisse. Le projet est abandonné. Les portraits terminés de Léopold Ier et de Louise-Marie sont accrochés à côté du tableau de de Biefve, tandis que les encadrements, déjà installés, des portraits non terminés sont retirés. [ 9 ]

Charles de Lorraine et Marie-Christine

Lors de l’agrandissement de la salle des séances au début du XXe siècle, le Sénat commandera deux portraits supplémentaires pour son hémicycle. Après moulte réflexion et consultation, puisqu’il y a l’embarras du choix avec Ambiorix, Boduognat, Jules César, Clovis, un des nombreux saints évangélisateurs voire saintes évangélisatrices de la Belgique, Jacques van Artevelde, Marguerite d’Autriche, le cardinal Granvelle, ou même Joseph II ou l’avocat Vander Noot, ce sont finalement Charles de Lorraine et Marie-Christine qui l’emportent.

Commandés à Alfred Cluysenaar (1837-1902) le 18 novembre 1902, ce dernier décède 4 jours plus tard ! André Hennebicq (1836-1904) prend alors le relais pour produire un portrait de Charles de Lorraine dans le style de Gallait, placé en janvier 1904 dans l’hémicycle, avant de décéder à son tour. Le portrait de l’’archiduchesse Marie-Christine sera finalement peint par Juliaan Devriendt (1842-1935), alors directeur de l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers : l’esquisse est présentée en novembre 1905, le portrait sera payé cette même année. [ 10 ]

  1. On perd toute trace de cette toile d’Edouard de Biefve, peintre d’histoire très en vogue à l’époque, après qu’elle ait été décrochée en 1896 pour être remplacée par la « fresque historique » de Jacques de Lalaing. Il en existe des dessins préparatoires conservés à la Bibliothèque Royale (KBR), Cabinet des Estampes. Certains sont reproduits dans l’étude de Judith Ogonovsky, Eduoard de Biefve (1808-1882), « Une étoile filante au sein de l’art officiel belge », dans Revue belge d'archéologie et d'histoire de l'art, n. 71, 2002, p. 59-88. [ retour ]
  2. Lucien Solvay, « Notice sur Edouard de Biefve, correspondant de l’Académie », dans l'Annuaire de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, 1915-1919, p. 68. [ retour ]
  3. Archives du Sénat de Belgique, dossier « Les tableaux de Gallait », lettre du baron Kervyn de Lettenhove au greffier du Sénat le baron Misson du 20 avril 1863. [ retour ]
  4. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Notger_de_Liège. [ retour ]
  5. Archives du Sénat de Belgique, dossier « Les tableaux de Gallait », lettre du baron Kervyn de Lettenhove au greffier du Sénat le baron Misson du 20 avril 1863. [ retour ]
  6. Ce n’est pas pour rien qu’il y a une Avenue de Cortenbergh à Bruxelles… [ retour ]
  7. Archives du Sénat de Belgique, dossier « Les tableaux de Gallait », lettre de Louis Gallait au président et membres du Sénat du 16 mars 1872 : « Les recherches historiques des physionomies et des costumes des personnages célèbres que j’ai à reproduire ont demandé une étude sérieuse, puis la composition de quinze Portraits tous de différentes époques devant varier d’attitude et d’arrangement a exigé un assez long travail préparatoire ». [ retour ]
  8. C’est en tout cas ce que Victor Champier affirme dans « L’année artistique 1878 », L'Année artistique: beaux-arts en France et à l'étranger, Paris, (1878), p. 438. Les archives du Sénat montrent que les paiements s’étalent jusqu’en juillet 1879. [ retour ]
  9. Archives du Royaume, Archives du ministère des travaux publics, bâtiments civils, n° 70. Les portraits de Léopold Ier et de Louise-Marie seront remis à la disposition de l’État belge en 1895, en même temps que la toile d’Edouard de Biefve. Archives du Sénat, dossier « de Biefve », lettre des Questeurs au ministre de l’Agriculture du 26 décembre 1895. [ retour ]
  10. Archives du Sénat, dossiers « Cluysenaar », « Hennebicq » et « Devriendt ». [ retour ]