Un portrait de celle qui, le 28 décembre 1921, fut la première femme parlementaire à prêter serment au Sénat en compagnie de cent cinquante-deux collègues masculins. Plus de trente ans plus tard, en 1952, elle égale cet exploit en devenant la première femme à présider une séance d'ouverture du Sénat.
En 1935, l'hebdomadaire satirique Pourquoi Pas? publie un article cinglant intitulé « Madame SPAAK ». Le fait que cette bourgeoise de pure souche se soit portée sur la liste électorale du parti socialiste en qualité de ménagère est du jamais vu. On la traite de « fausse ménagère », de « ménagère amateur ». On lui reproche de pratiquer une forme douteuse de « socialisme de salon » qui l'amènerait à troquer volontiers son idéalisme contre des compromissions politiques.
Les critiques de ses contemporains sont parfaitement compréhensibles. À l'époque, Marie Spaak-Janson siège au Sénat depuis déjà quatorze ans. Son fils est ministre. Son frère sera bientôt premier ministre. Mais le droit de vote des femmes - un dossier politique qui devrait lui tenir à cœur - n'est toujours pas une réalité.
Marie Janson a laissé peu de traces susceptibles de nous aider à nuancer ce tableau. En tant que parlementaire, elle fuit la presse. Au Sénat, elle refuse d'être photographiée. Les informations dont nous disposons aujourd'hui semblent ainsi corroborer la thèse que la plume acérée du Pourquoi Pas? avance en conclusion : la présence de « La Ménagère » au Sénat aurait surtout fourni aux journalistes un thème inépuisable de plaisanteries faciles sur les femmes - et les mères de famille - au Parlement.
Un siècle après avoir prêté serment comme première femme sénatrice et parlementaire, Marie Spaak-Janson reste surtout connue dans la mémoire collective comme la fille du parlementaire libéral progressiste Paul Janson, la sœur du premier ministre libéral Paul-Émile Janson et la mère de l'homme politique de renommée internationale, Paul-Henri Spaak.
Dans l'histoire du féminisme belge, le nom de Marie Janson ne trouve guère de résonnance. Lucie Dejardin, la première femme élue directement à la Chambre des représentants, bénéficiera d'une attention plus marquée. D'un point de vue politologique, le fait que Marie Janson ait été « simplement » cooptée semble avoir eu pour effet de relativiser sa place dans l'histoire.
Les gens ont tendance à considérer les événements du passé comme plus prévisibles qu'ils ne l'étaient en réalité. La vision que nous avons aujourd'hui de la cooptation diffère de celle qui prévalait en 1921, lorsque cette nouveauté devait encore révéler toute sa valeur sur le plan politico-stratégique. Se peut-il que nos conceptions contemporaines déforment l'image que nous nous faisons de Marie Janson ? Aurait-elle en fait été d'accord d'être qualifiée de « féministe » ?
Son parcours chemine à travers des époques turbulentes de l'histoire de Belgique et nous fait vivre des événements dont l'enjeu dépasse le cadre étroit du féminisme et des attaches familiales. Sa vie se dévoile au fil de documents d'archives et de discours parlementaires qui, petit à petit, laissent apparaître les contours d'une personnalité sûre d'elle et intelligente, une sénatrice qui, par son engagement empreint d'authenticité, a rendu un grand service à son parti.
Durant l'entre-deux-guerres, le Parti ouvrier belge (POB) d'Émile Vandervelde est en lutte avec lui-même. L'instauration du suffrage universel avec vote plural en 1893 était une victoire majeure pour les socialistes. Dans l'ivresse de la victoire, ils ont assuré à leur base que le véritable objectif ultime ne pouvait être que le suffrage universel pur et simple, sans distinction de sexe et à tous les niveaux électoraux. Cet objectif ultime est bétonné en 1894 dans la Charte de Quaregnon.
Ce suffrage universel avec vote plural a cependant un effet secondaire gênant : il devient soudain beaucoup plus difficile pour les partis d'obtenir une majorité absolue. La politique belge en est affectée de deux manières. Ceux qui souhaitent participer au pouvoir n'ont désormais d'autre choix que de conclure des compromis. En outre, les partis se mettent à jeter un regard différent sur leurs nombres de voix. De nombreux progressistes commencent à craindre que l'octroi du droit de vote aux femmes ne renforce le bloc catholique conservateur.
Lors du congrès socialiste de 1902, le droit de vote des femmes est finalement jeté aux oubliettes. La direction du parti socialiste, faisant alliance avec les libéraux progressistes, décide de prendre fait et cause pour le suffrage universel des hommes.
Après la Libération, en 1918, le roi Albert franchira un premier pas décisif en prônant, dans son discours du Trône, un « suffrage égal pour tous les hommes ». Bien qu'il n'ait pas parlé des femmes, la Belgique politique perçoit que l'idée d'accorder également aux femmes le droit de vote est dans l'air. Ce droit est d'ailleurs effectivement instauré dans de plus en plus de pays voisins. Il s'agit donc avant tout de veiller à ce que les voix des femmes profitent au bon camp. Ce thème émancipateur est ainsi récupéré par pragmatisme politique.
Comment le « patron », nom que ses partisans donnent à Émile Vandervelde, peut-il promouvoir de manière crédible la pensée socialiste comme alternative valable à la vision ecclésiastique du monde tout en proclamant que les femmes, du moins pour le moment, sont aussi bien loties sans le droit de vote ? Vandervelde qui, à titre personnel, n'est pas défavorable au droit de vote des femmes, semble plutôt désireux de provoquer un véritable coup de théâtre.
En plus du suffrage universel pur et simple pour les hommes, la révision constitutionnelle de 1919 prévoit également une réforme approfondie du Sénat. Le système de la cooptation est instauré, ce qui crée une nouvelle catégorie de sénateurs désignés non plus par les électeurs mais par le Sénat lui-même sur la base de leur compétence. C'est par cette voie que le parti socialiste pourra inscrire à son palmarès l'entrée de la première femme au Parlement.
De manière pragmatique, il convient que la personnalité de l'« élue » réponde à certains critères. Elle doit tout d'abord disposer de suffisamment de maturité pour assumer dignement cette responsabilité sans précédent. Jusqu'alors, le travail parlementaire était l'apanage des hommes. Le plancher sacré de la démocratie belge n'avait encore jamais été foulé par des pieds féminins, hormis ceux des résistantes qui, à peine quelques années auparavant, avaient été condamnées à mort par le tribunal de guerre allemand.
La future sénatrice doit en outre disposer d'un bagage intellectuel lui permettant de rivaliser avec ses collègues masculins dans le travail législatif. Si elle n'y parvient pas, l'expérience pourrait s'avérer contreproductive pour la cause des femmes.
Enfin, elle doit - et c'est indispensable - apparaître crédible auprès de la base féminine. Il ne suffit pas que la dame en question puisse convaincre l'élite masculine du Sénat de son sérieux. Le véritable objectif de la manœuvre est en effet d'amener l'électorat féminin en puissance à choisir le camp des socialistes.
Elle doit donc être capable à la fois de se mouvoir dans les milieux de la haute bourgeoisie et de prendre la mesure des difficultés quotidiennes de la classe ouvrière. Unique femme de l'assemblée, elle doit avoir suffisamment de savoir-vivre pour ne pas brusquer l'autre sexe tout en affichant clairement sa sympathie envers les idées socialistes d'égalité et de justice sociale.
La femme qui réunira toutes ces qualités aura ensuite la délicate mission de défendre de manière crédible, dans les cercles d'ouvrières socialistes qui commencent à s'organiser aux quatre coins du pays, la réalité politique de l'inopportunité d'accorder à ce moment le droit de vote aux femmes.
Où trouver cette perle rare ?
Marie Janson voit le jour en 1873, deuxième enfant d'une famille de la bourgeoisie laïque bruxelloise. Après Paul-Émile, né en 1872, et Marie, la famille accueillera encore en son sein quatre filles : Lucie, Laure, Madeleine et Claire.
Sa vie durant, Marie Janson, discrète et cohérente avec elle-même, détourne l'attention de sa propre personne. Au sein du mouvement socialiste, elle ne dissimulera jamais qu'elle est issue d'un milieu aisé mais ne pourra jamais véritablement en tirer parti. Elle ne fournira donc d'elle-même guère de matière à ses éventuels biographes mais ce que nous savons de ses proches permet d'éclairer les années qui ont précédé sa carrière politique.
Son père, Paul Janson, est généralement considéré comme le fondateur du libéralisme social belge. Quand Marie est enfant, il mène une lutte passionnée en faveur du suffrage universel. Cela lui vaut de jouir d'un grand crédit auprès de sa base libérale progressiste. Et même dans les rangs socialistes, son nom est prononcé avec respect.
Sa mère, Anne Amoré, est très proche, dans ses idées, d'Isabelle Gatti de Gamond. La féministe bruxelloise considère qu'un enseignement de qualité est, pour les filles, l'une des armes principales dans la lutte pour l'égalité des droits. Jusqu'à son mariage, elle enseigne à l'école Gatti de Gamond à Bruxelles. Marie sera donc nourrie dès le plus jeune âge de cette forme pédagogique du féminisme. L'influence maternelle marquera sa carrière parlementaire, transparaissant dans les nombreux plaidoyers qu'elle prononcera en faveur de l'amélioration de l'enseignement en général et de l'enseignement des jeunes femmes en particulier.
Anne prend largement part à l'éducation de ses enfants. Dans une biographie de Paul-Émile Janson, elle est décrite comme « une femme très cultivée » qui prend elle-même en charge la formation de son fils et, sans nul doute, de ses filles. Paul-Émile poursuit ensuite ses études secondaires dans les athénées d'Ixelles et de Bruxelles. Marie suit les cours à l'école Isabelle Gatti de Gamond. Elle y obtiendra le diplôme de régente. Dans un rare témoignage dans le journal Le Peuple, Marie Spaak-Janson parle de ses liens étroits avec Isabelle Gatti de Gamond, laquelle appelle son élève « mon riant printemps ».
La culture tient une grande place dans la famille Janson-Amoré, bien connue sur la scène artistique bruxelloise. C'est ainsi que la toute jeune Marie sert de modèle pour l'une des petites filles représentées sur le tableau « La revue des écoles en 1878 », de Jan Verhas. Ce tableau peint en 1880 illustre un défilé scolaire à l'occasion des noces d'argent du Roi Léopold II. Le père de Marie, Paul Janson, est également représenté parmi les spectateurs.
Marie Janson se marie en 1894, à l'âge de 21 ans. Son époux, l'avocat et auteur de théâtre Paul Spaak, vient de terminer son doctorat en droit à l'ULB. Deux ans auparavant, le frère de Marie, Paul-Émile, a lui aussi décroché son doctorat à l'ULB.
Parallèlement à son cabinet d'avocat au barreau de Bruxelles, Paul Spaak enseigne l'histoire de la littérature. De 1897 à 1902, il exerce cette activité à l'Université Nouvelle, entité dissidente de l'ULB, où son beau-père enseigne aussi durant ces années.
Dans une interview accordée à De Volksgazet en 1922, Marie déclare qu'elle s'engageait déjà en faveur de l'égalité sociale bien avant d'entamer sa carrière politique. « (traduction) Je veux me consacrer, comme je l'ai d'ailleurs fait avant, pendant et après la guerre, à toutes les questions de bienfaisance, qu'elles concernent le sort des enfants, des femmes ou des personnes âgées. » Des années plus tard, elle évoque dans le quotidien Le Peuple « les intransigeances de sa jeunesse ».
Serait-ce par l'entremise de son frère qu'elle entre en contact avec le mouvement socialiste ? Avant d'adhérer au cercle progressiste libéral de son père, celui-ci a été, pendant un petit temps, membre de l'association des étudiants socialistes. Son biographe Jean Stengers relate que Paul-Émile Janson donne, au Cercle des Étudiants socialistes à Herstal, ville natale de son père, une brillante conférence sur le suffrage universel.
C'est en 1895 que Marie donne naissance à son premier enfant, une fille, Madeleine Spaak. Le second, Paul-Henri, naît en 1899, bientôt suivi par Charles en 1903, et Claude en 1904. Perpétuant l'héritage de sa mère, elle éduque ses enfants en privilégiant à la fois une vaste culture intellectuelle et un engagement social authentique.
Au tournant du siècle, il devient évident, dans les milieux féministes belges, qu'il ne suffira pas de miser sur une bonne formation pour réaliser l'égalité de traitement entre les femmes et les hommes. Les vicissitudes de la vie de Marie Popelin montrent clairement qu'en 1892, même en étant titulaire d'un diplôme de droit, une femme n'a pas encore automatiquement accès au barreau.
L'histoire de Marie Popelin n'est que la partie visible médiatique d'une injustice sociale profondément enracinée dans le Code civil belge, qui prévoit que dès l'instant où elle est mariée, une femme est considérée comme incapable. Son mari est seul et souverainement habilité à gérer les biens du ménage, dont font également partie les revenus que son épouse y apporte.
Le statut de « minorité » est lourd de conséquences pour la femme mariée. Sur le plan juridique, il signifie que les femmes qui veulent divorcer ne peuvent pas introduire une demande de divorce auprès du tribunal sans l'autorisation de leur mari. Et sur le plan financier, ce statut implique que les femmes mariées ne peuvent pas dépenser leur propre épargne sans l'accord de leur mari.
Ne pas se marier ou se séparer de son mari pour tenter de préserver son indépendance en tant que femme n'est pas une bonne idée. En effet, le Code civil pénalise fortement les enfants de femmes célibataires sur les plans financier et juridique. Les ouvrières ne peuvent pas se le permettre avec leur maigre salaire. En 1889, le fait que les femmes obtiennent le droit à quatre semaines de congé non rémunéré après leur accouchement est considéré comme un grand progrès. La question de savoir comment les femmes célibataires peuvent survivre quatre semaines sans salaire avec un nouveau-né n'est pas posée ; la famille unie est la clef de voûte de la société.
Marie le sait très bien. Comment pourrait-il en être autrement avec l'activisme que les Janson ont hérité de leur père ? Elle est parfaitement consciente d'avoir grandi et d'élever ses propres enfants dans un milieu privilégié, bien que, sur le plan strictement juridique, elle soit toujours inférieure à son mari, Paul Spaak. Le problème du statut social de la femme est désespérément empêtré dans les conflits sociaux qui opposent la classe ouvrière et la bourgeoisie conservatrice.
À la veille de la Grande Guerre, Paul-Émile et Marie Janson perdent leur père et la Belgique un homme politique visionnaire. Lors des obsèques, Marie, âgée désormais de quarante ans, observe le long cortège de milliers d'ouvriers qui accompagnent son père jusqu'à sa dernière demeure.
On ne sait pas grand-chose des activités de Marie Spaak-Janson durant la Première Guerre mondiale. Lors des réunions de propagande des femmes socialistes dans les années 20, la « citoyenne » raconte volontiers à ses auditeurs comment les événements de la guerre ont encore accru sa prise de conscience de la précarité du statut social des femmes et des enfants vivant dans les quartiers ouvriers de Bruxelles. Comme la plupart des femmes de la bourgeoisie, Marie participe probablement à des actions de bienfaisance et à des récoltes de fonds au profit des familles qui sombrent dans la pauvreté à cause de la guerre. Se pourrait-il qu'elle ait pris part aux activités de son frère Paul-Émile pour le Comité national de secours et d'alimentation à Tournai ? En tout cas, la guerre semble avoir encore renforcé son engagement social.
Après la guerre, alors que ses plus jeunes fils Charles et Claude ont seize et dix-sept ans, elle s'engage pour le parti socialiste avec son fils aîné. Paul-Henri est très proche de sa mère, à tel point qu'on dit de lui sur le ton de la plaisanterie qu'il n'est pas un Spaak, mais bien un Janson. À propos de leurs débuts simultanés en politique, il déclarera plus tard affectueusement qu'ils ne s'étaient jamais mis d'accord sur celui ou celle qui avait adhéré en premier au POB. Tous les deux revendiquaient cette place d'honneur.
On ne sait pas précisément comment Émile Vandervelde a déniché Marie Janson. Toujours est-il que de nombreuses meneuses socialistes ont été formées sur les bancs de l'école bruxelloise d'Isabelle Gatti de Gamond.
Marie est enrôlée dans la campagne de propagande en faveur des coopératives et mutualités socialistes pour femmes. Elle s'acquitte de cette tâche avec brio. C'est sous son impulsion qu'est créé en 1922 le mouvement des Femmes prévoyantes socialistes. Son enthousiasme combiné à son intelligence était tout ce dont le mouvement féminin socialiste avait besoin pour se développer.
En 1921, Marie Spaak-Janson est élue conseillère communale du POB à Saint-Gilles. Les femmes disposent en effet du droit de vote aux élections communales depuis 1919 et peuvent même - moyennant, certes, l'accord de leur époux - exercer les fonctions de bourgmestre et d'échevine.
C'est au cours de cette même année que la direction du POB la choisit comme sénatrice cooptée. Sur la base de la liste de candidats présentée par le POB, le Sénat l'élit sénatrice le 27 décembre. Elle prête serment le lendemain.
S'ouvre alors à elle un monde aux usages et protocole inconnus. Tandis que son cœur bat la chamade, on lui demande si elle compte porter un chapeau lorsqu'elle siégera et si elle utilisera le nom de Spaak-Janson. Ce sera Madame Spaak. Tout cela lui paraît très futile. Lorsqu'elle semble sur le point d'être gagnée par le stress, Auguste Vermeylen, sénateur lui aussi coopté, lui prend la main.
Elle restera la seule femme au Sénat pendant les quinze années suivantes. Ce n'est qu'en 1936 qu'elle sera rejointe par la catholique Maria Baers et la nationaliste flamande Odila Maréchal-Van den Berge.
Son travail législatif et ses interventions au Sénat soutiennent la comparaison avec ceux de ses contemporains masculins. Elle développe son travail parlementaire autour des thèmes sociaux qui l'ont marquée pendant toute son existence.
Elle sera ainsi, pendant plusieurs années, rapporteuse des discussions budgétaires relatives aux Arts et aux Sciences, dont relève l'enseignement à l'époque. Elle intervient systématiquement dans les débats qui concernent l'enseignement. Plus encore que pour l'amélioration du statut de la femme, elle se bat pour la protection des enfants. Elle dépose des propositions de loi relatives à une assurance maternité, à des contrats d'emploi corrects pour le personnel domestique, à l'enseignement supérieur pour les filles et au bien-être des enfants. Elle participe consciencieusement à toutes les séances et est membre des commissions de la Santé publique, de l'Instruction publique et de l'Agriculture.
Les Annales du Sénat témoignent également de son éloquence. Le discours politique lui impose souvent un difficile exercice d'équilibriste et elle doit faire preuve de subtilité pour convaincre ses collègues sénateurs. On est ainsi surpris de lire que, selon elle, la place de la femme est au foyer.
Dans l'entre-deux-guerres, le discours dominant au sujet de la « nature fondamentale » de la femme se caractérise globalement par deux tendances différentes. Selon la première, la femme est l'égale de l'homme et les différences éventuelles entre les deux sexes sont le produit de la culture et de l'éduction. C'est cette optique que suit Émile Vandervelde lorsqu'il affirme que les femmes ont de l'intérêt pour la politique si elles sont éduquées et si on leur offre la perspective du droit de vote. Mais si un homme et une femme ne sont pas vraiment différents, un homme peut tout aussi bien assurer la défense des droits des femmes. L'élection de représentantes n'est donc pas nécessaire. La lutte pour les droits des femmes est tout simplement une facette de la lutte plus générale pour les droits sociaux.
Selon la seconde tendance, les différences entre l'homme et la femme sont inhérentes à la nature humaine. Fondamentalement, les femmes ont donc d'autres qualités que les hommes. D'aucuns en concluent que certaines fonctions ou professions conviennent davantage à l'un des deux sexes. Ce discours est traditionnellement plus présent chez les catholiques conservateurs.
Dans une intervention sur l'exercice de la profession d'avocat par les femmes, Marie Spaak établit une distinction entre le point de vue de son parti qu'elle défend et son opinion personnelle. Elle commence en assurant qu'elle n'agit pas en conséquence d'un féminisme qui prétend que les facultés intellectuelles de la femme égalent celles de l'homme mais dans le souci de la réalisation de la justice sociale. Elle suit ainsi fidèlement la ligne socialiste. Elle ajoute toutefois subtilement que, selon elle, la place naturelle de la femme est à son foyer. Est-ce le souvenir des vibrants plaidoyers de son père et de son frère qui l'amène à parler de la sorte ? Ou bien ne souhaite-t-elle pas passer par trop pour une tenante de la ligne dure socialiste, elle qui en tant que femme, fait déjà figure d'exception au sein de l'assemblée ?
Il est à noter que tout au long de sa carrière, elle adopte toujours une attitude assurée et indépendante sur les questions qui concernent les femmes. Autant elle défend fidèlement le programme du parti socialiste, autant elle exprime rarement sa loyauté envers le féminisme de l'entre-deux-guerres.
Les Annales parlementaires du Sénat donnent d'elle l'image d'une femme qui ne se laisse pas intimider par les interruptions de ses collègues masculins. On y décèle aussi une femme prudente qui prend soin de ne pas faire de déclarations sur des sujets qu'elle ne maîtrise pas suffisamment.
En 1926 et 1927, lors d'un débat sur une adaptation du Code civil, elle affirme en revanche avec détermination que « s'il est nécessaire d'avoir une connaissance profonde des principes du droit pour faire de bonnes lois, il n'est, par contre, lorsqu'elles sont mauvaises, mal conçues, obscurément rédigées ou lorsqu'elles ne correspondent plus aux idées de l'époque, il n'est aucunement besoin d'être juriste pour s'en apercevoir ». Dans la même intervention, elle fait ensuite référence à un passage du roman de Tolstoï, Anna Karénine. Veut-elle impressionner ses collègues masculins avec son bagage culturel ?
Elle ne s'en sort toutefois pas toujours aussi bien. En 1925, elle vote contre l'octroi du droit de vote aux femmes au niveau du conseil provincial. Elle se justifie en disant que les femmes socialistes commettraient une grave erreur en acceptant cette demi-mesure. Quatre ans plus tard, en 1929, elle vote contre un amendement à une proposition de loi relative à la composition des listes d'électeurs qui rendrait, de fait, le droit de vote des femmes possible. Cette fois, elle ne justifie pas son vote mais se range à l'argumentation de son parti.
Il faudra finalement vivre encore une seconde guerre mondiale avant que l'on concède aux femmes belges le droit de se rendre aux urnes pour les élections législatives. Une guerre durant laquelle son frère, Paul-Émile Janson, et sa belle-fille, Suzanne Lorge, l'épouse de son fils Claude, seront arrachés à son affection par l'horreur des camps allemands.
Dans les épreuves comme dans les moments d'émotion, Marie Spaak reste digne et discrète. Lorsque Paul-Henri Spaak devient premier ministre et lit sa déclaration gouvernementale à la tribune du Sénat, elle reste posément à sa place jusqu'à la fin de la séance. Ce n'est qu'ensuite qu'elle va jusqu'à lui pour le féliciter.
Entre 1952 et 1956, lorsqu'elle est amenée à quatre reprises, en tant que doyenne de l'assemblée, à ouvrir la session parlementaire, elle bénéficie du soutien de tous.
Durant sa longue carrière parlementaire, Marie Spaak-Janson a su rester elle-même, avec intelligence et élégance. Jamais elle n'est tombée dans le piège de se présenter comme une personne différente de ce qu'elle était. Cette authenticité semble être le secret de sa crédibilité.
À l'écart de la tribune parlementaire, Marie Janson fait montre d'une grande réserve. Elle évite les contacts avec la presse, aux yeux de laquelle elle passe - elle ne le sait que trop - pour une curiosité, d'abord en raison de son statut unique de femme dans une assemblée par ailleurs exclusivement masculine et, plus tard, en raison de l'incroyable concomitance des carrières politiques de la mère et du fils.
Mais toute personne avisée pressent que ce qu'elle ne dit pas est au moins aussi important que ce qu'elle dit.
En témoigne cet extrait d'une interview de Marie Janson parue dans Le Peuple : « Cette vie mêlée à celle de tant d'hommes, me les fit mieux connaître avec leurs belles qualités et aussi leur grands défauts. » Et elle ajoute : « Ce n'est pas ce que je pense des hommes que vous attendez de moi aujourd'hui, mais mes impressions comme parlementaire. »
Marie Spaak-Janson meurt en 1960 à l'âge de quatre-vingt six ans.
En 1969, près de cinquante ans après que Marie Janson a prêté serment au Sénat en tant que première femme, l'assemblée redevient - mais pour la dernière fois - exclusivement masculine.
En 1976, l'égalité complète entre époux est ancrée dans la loi.
Le Sénat a tout mis en œuvre pour être conforme aux prescriptions légales concernant les droits d'auteur. Les ayants droit que le Sénat n'a pas pu retrouver, sont priés de se faire connaître.
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