Léon Colleaux est déjà une figure de proue du socialisme avant que la guerre n'éclate. Ce fils de modestes agriculteurs du village de Haut-Fays, en province du Luxembourg, connaît mieux que personne les pénibles conditions de vie de ses concitoyens confrontés à la pauvreté.
En 1897, il fonde la première entreprise coopérative luxembourgeoise, ‘La Prévoyance’. C'est sa façon à lui de venir en aide à la classe sociale défavorisée, contrainte, pour survivre, d'acheter une nourriture coûteuse et de mauvaise qualité dans des magasins locaux. La coopérative aura donc pour vocation de proposer des produits de qualité à des prix raisonnables.
Mais Léon Colleaux prend toutefois conscience que les choses ne changeront vraiment que si le monde politique agit à son tour. Il est le cofondateur de la fédération socialiste de la province du Luxembourg en 1899 et deviendra plus tard chef de groupe des socialistes luxembourgeois.
En 1912, à l'âge de 47 ans, il prend place pour la première fois dans les travées du Sénat en tant que sénateur de la province de Liège. Désormais, il peut œuvrer aussi à l'échelon national pour plus de justice sociale. Ses prises de parole énergiques bousculeront plus d'une fois la Haute Assemblée.
Colleaux est un fervent antimilitariste. Il craint que le coûteux projet d'expansion de l'armée ne compromette la mise en œuvre des réformes sociales promises précédemment. Son idéalisme est hélas balayé par les faits. À peine un an plus tard, en effet, l'Allemagne envahit notre pays. Pendant neuf jours, les forts liégeois opposent une résistance héroïque à l'envahisseur.
La prise de la ville de Liège, où Colleaux séjourne alors, se déroule dans une violence extrême. Pour venir à bout de la résistance belge, les Allemands prennent plusieurs citoyens importants en otage dans la Citadelle. Léon Colleaux est fait prisonnier, en même temps que Mgr Rutten, l'évêque de Liège, et les sénateurs Armand Fléchet, Van Zuylen et Eduard Peltzer. Ils seront libérés deux jours plus tard.
Dans le journal Le Vingtième Siècle [ 6 ] du 4 mars 1918, on peut lire les conversations qu'il a eues avec l'évêque Rutten, son "voisin sur la paille de la prison". Le socialiste Colleaux prend l'engagement qu'après la guerre, il poursuivra la lutte politique et sociale avec la même force de conviction. La cohabitation avec le prélat catholique a dû laisser sa marque sur le sénateur, car il ajoute: “Quant à moi, je ne pourrai plus attaquer ces gens-là.” Les circonstances de la guerre l'amènent à relativiser les antagonismes idéologiques…
Pendant la guerre, les temps sont particulièrement difficiles pour la classe ouvrière. Elle subit les affres de l'occupation allemande, vécue comme une agression, mais aussi la paralysie de l'économie. Le système d'aide du Comité National est non seulement insuffisant, mais aussi humiliant. La classe la plus pauvre a l'impression d'être complètement tributaire de la générosité des plus nantis.
Une fois encore, Léon Colleaux se préoccupe du sort des plus faibles et des défavorisés de la société. Il traverse régulièrement la frontière avec les Pays-Bas pour y faire clandestinement des achats. Il remue ciel et terre pour déjouer les interdictions décrétées par les Allemands.
Au début de 1918, il est arrêté; peu de temps après, il est accusé, à tort, d'espionnage contre l'occupant allemand. Les Allemands lui font alors une promesse rusée : s'il dénonce deux de ses collaborateurs, 20 de ses prétendus complices seront libérés. Il répond sans détour : "Vous avez le droit de m'arrêter, mais non pas de m'insulter".
Il s'avérera finalement que Léon Colleaux avait vu juste. Jusqu'à la veille du procès, on tente de lui faire croire qu'il y aura 20 accusés. Mais le matin du procès, il est seul sur le banc des accusés. Aucun complice n'est amené. Colleaux ne met personne en danger.
Mais ces péripéties lui causent bien des doutes et des nuits blanches. "Quel poète, quel philosophe a jamais pu imaginer une crise de conscience plus effroyable?", dira-t-il, peu après la guerre, à un journaliste du quotidien Le Peuple [ 8 ] qui l'interroge sur ce qu'il ressentait à ce moment.
Léon Colleaux est condamné à mort. Son sort soulève une vague d'indignation internationale. Le journal L'Indépendance belge [ 9 ] annonce que, sitôt le verdict prononcé, la figure de proue socialiste néerlandaise Troelstra a écrit à son homologue allemand pour demander que le jugement ne soit pas exécuté. Le même jour, on peut lire dans Le Vingtième Siècle que le Pape Benoît XV a personnellement adressé une demande de grâce au Kaiser par télégramme. La peine de mort est commuée en peine de travail forcé à perpétuité à la prison de Vilvorde.
Après la libération, Colleaux reprend son mandat de sénateur. Lorsqu'on lui demande ses impressions sur sa condamnation à mort, il répond posément : "Si vous en voulez savoir davantage, faites-vous donc condamner à mort !" ... "Tous ceux (...) qui ont fait ce que j'ai fait sont familiarisés avec l'idée de la mort, dès qu'ils se mettent en action."
Sa propre condamnation à mort n'était rien, ou si peu, comparée à la possibilité d'envoyer d'autres résistants vers la mort.
Au sein de l'hémicycle, les souvenirs que Colleaux garde de ses conversations à la citadelle de Liège s'estompent rapidement. La lutte pour la justice sociale reprend de plus belle.
En juillet 1919, Colleaux interpelle, en sa qualité de sénateur, le ministre de la Justice Vandervelde, à propos d'une proposition de loi visant à permettre la remise en liberté sous caution de personnes ayant collaboré avec l'ennemi. Colleaux est furieux contre cette proposition de loi inique. Le sort des citoyens accusés d'avoir pactisé avec l'ennemi pendant la guerre sera désormais tranché par des juridictions civiles, et non plus par le conseil de guerre. Les personnes suffisamment fortunées pour payer la caution pourront être libérées sans suite. Selon Colleaux, ceux qui auront le plus de chances de s'en sortir seront précisément ceux qui se sont enrichis en approvisionnant l'ennemi et en contribuant ainsi à la famine qui frappait leurs concitoyens.
La loi est malgré tout adoptée et les portes des prisons s'ouvrent sans tarder. C'est un moment très pénible pour Léon Colleaux.
Mais sa lutte pour la justice sociale n'est pas terminée. Il la poursuit, de décembre 1919 jusqu'en 1932, à la Chambre des représentants.
Léon Colleaux passe la fin de sa vie dans sa chère région natale au cœur des Ardennes luxembourgeoises. Il décède le 27 juillet 1950, à l'âge de 85 ans. Même si son passage au sein de la Haute Assemblée a été relativement court, le Sénat ne l'oublie pas. Lors de la séance plénière du 3 août 1950, le Président rend un dernier hommage au courageux patriote qu'il fut.
Le Sénat a tout mis en œuvre pour être conforme aux prescriptions légales concernant les droits d’auteur. Les ayants droit que le Sénat n’a pas pu retrouver, sont priés de se faire connaître.