Au service du Sénat et de la patrie
Les épreuves endurées par Jean Braem, Fernand Dustin et Luc Somerhausen

Le mardi 31 juillet 1945, la séance de l'après-midi du Sénat débute d'une manière quelque peu inhabituelle. Peu après l'ouverture de la séance, les sénateurs se lèvent, alors que les membres du personnel de l'assemblée se sont massés à l'avant de l'hémicycle, de part et d'autre du perchoir.

Le président du Sénat Robert Gillon indique que la guerre qui vient de s'achever n'a pas épargné les services de la Haute Assemblée. La première mauvaise nouvelle qu'il annonce concerne Jean Braem, un jeune et talentueux fonctionnaire du service du greffe. Durant l'occupation, il fut arrêté et déporté, en raison du rôle qu'il joua dans les services de renseignements belges. Jean Braem décéda malheureusement le 7 avril 1945, dans l'un des derniers convois d'extermination. Un sort comparable fut réservé à Fernand Dustin, huissier et ancien combattant de la « Grande Guerre ». Ayant prêté assistance à son fils lors de missions clandestines, il fut, tout comme Braem, déporté en Allemagne, où il succomba aux mauvais traitements infligés par l'ennemi.

Alors que Robert Gillon prononce cet hommage, un autre membre du personnel est encore convalescent. Il s'agit de Luc Somerhausen, rédacteur au Compte rendu analytique. Après un voyage de retour pénible et épuisant, il ne pourra reprendre son poste au compte rendu que deux mois plus tard.

Qui étaient Jean Braem, Fernand Dustin et Luc Somerhausen ? Dans quelles circonstances et de quelle manière sont-ils entrés en service au Sénat ? Pourquoi ont-ils payé si cher - de leur vie, pour deux d'entre eux - leur engagement au cours de la Deuxième Guerre mondiale ?

En service au Sénat

Durant l'entre-deux-guerres, les services du Sénat ploient sous une charge de travail croissante. Le nombre de sénateurs augmente. Discours, interpellations, votes nominatifs et séances se multiplient. Les renforts ne sont pas pour tout de suite. Mais, ici et là, de nouveaux recrutements sont inévitables.

À la fin de 1928, un rédacteur vient renforcer les rangs du Compte rendu analytique. Les membres du personnel qui collaborent à cette publication peuvent poursuivre, en parallèle, une autre activité principale en dehors du Sénat. Pour les recrutements, on se tourne principalement vers le milieu professionnel des journalistes et des publicistes. Dans ce contexte, les équilibres politiques au sein de l'équipe du Compte rendu analytique sont essentiels. Le nouveau rédacteur doit être de préférence d'obédience socialiste. Le choix se porte sur Luc Somerhausen, né à Hoeilaart le 26 août 1903. Classé en ordre utile à l'issue de l'épreuve d'aptitude, celui-ci peut entrer en service dès le 1^er janvier 1929.

Issu d'un milieu libéral, Luc Somerhausen est attiré dès sa jeunesse par le socialisme. En 1926, il décroche une licence en sciences politiques à l'ULB. Il travaille comme journaliste pour plusieurs organes de presse du Parti ouvrier belge (POB). Même après son entrée en service au Sénat, Somerhausen continue à publier des écrits, notamment sur l'histoire du marxisme. En outre, il exerce aussi des fonctions dirigeantes dans le monde du théâtre bruxellois.

Début 1931, un nouveau poste d'attaché est déclaré vacant au Greffe du Sénat. Jean Braem, né à Antoing le 28 janvier 1906, est choisi parmi les meilleurs candidats. Il est nommé attaché le 1^er juillet 1931.

Le curriculum vitæ de Jean Braem est très prometteur. À l'ULB, il a non seulement obtenu un doctorat en droit, mais a aussi étudié la philologie classique et les sciences politiques. Jean Braem a en outre prêté serment comme avocat et est inscrit au Barreau de Bruxelles. Le 1^er juillet 1935, il est promu sous-chef de bureau, et trois ans plus tard, chef de bureau au Greffe.

Fin 1933, le service Chauffage a besoin d'un huissier-nettoyeur. Au départ, la candidature de l'ancien combattant Fernand Dustin, né à Saint-Josse-ten-Node le 16 décembre 1894, n'est pas retenue. Mais cela fait pas mal de temps qu'il n'a plus de travail fixe et la santé de l'un de ses enfants est fragile. En outre, Fernand Dustin est probablement l'un des derniers anciens combattants à entrer en considération pour une nomination en 1933. Par ailleurs, le chef-huissier doit partir prochainement à la retraite. Pour toutes ces raisons, un remplacement à la base est d'ores et déjà décidé. Fernand Dustin est nommé messager au 1^er janvier 1934. Quelques années plus tard, il devient messager-nettoyeur, et est par la suite nommé huissier.

Fernand Dustin a servi dans l'armée belge de 1913 à 1919. À l'automne 1914, il est interné à Zwolle, aux Pays-Bas. Il parvient à s'échapper début 1915 et rejoint à nouveau l'armée belge. Sur le front, il est promu sergent. À l'automne 1918, Fernand Dustin participe à la grande offensive de libération. Cela lui vaut deux médailles et six chevrons de front.

À la fin des années trente, le Sénat réfléchit aux mesures à prendre en cas de nouvelle occupation par les Allemands. Si cette perspective se vérifie, les membres du Bureau et un représentant de chaque groupe politique devront suivre le gouvernement, au besoin à l'étranger. Ce sera également le cas du personnel nécessaire pour leur support. Leurs collègues pourront être mis à la disposition d'un autre service public.

Après l'invasion allemande du 10 mai 1940, Jean Braem et Luc Somerhausen quittent la capitale en compagnie d'autres sénateurs et membres du personnel. Ils se dirigent ensemble vers la France et atteignent finalement Limoges. En juin 1940, dès que la défaite française est une réalité, le gouvernement belge laisse toutefois un maximum de compatriotes rentrer en Belgique. Jean Braem et Luc Somerhausen en font partie. Fernand Dustin est probablement toujours resté en Belgique.

Doubles vies au sein du Secours d'Hiver

Pour limiter les dommages subis par la population à la suite de l'occupation, le Secours d'Hiver est créé à la fin du mois d'octobre 1940. Il s'agit d'une initiative belge à laquelle l'occupant est favorable. Le Comité exécutif central du Secours d'Hiver établit ses bureaux place Royale, à Bruxelles, et est à la recherche d'effectifs. Le Sénat reçoit lui aussi une demande en ce sens.

Les membres du Bureau du Sénat restés en Belgique marquent leur accord. Tout fonctionnaire et employé peut apporter sa collaboration au Secours d'Hiver, mais reste membre du personnel du Sénat. Au cours de la même période, des collègues sont mis à la disposition d'autres instances.

Jean Braem, Luc Somerhausen et Fernand Dustin sont tous trois mis à la disposition du Secours d'Hiver. Jean Braem assiste le président du Secours d'Hiver en tant que secrétaire, Luc Somerhausen s'occupe de la propagande et Fernand Dustin continue à exercer la fonction d'huissier. Dans leur nouveau cadre de travail, ils rencontrent d'autres fonctionnaires publics qui ont comme eux été privés de leur travail normal. L'ambiance de travail est plutôt anti-allemande, le terreau est fertile pour des activités de résistance.

Quiconque « veut faire quelque chose » contre l'occupant se tourne vers des amis ou collègues fiables. Des noyaux de résistance sont ainsi créés et, dans de nombreux cas, ils se retrouvent également mêlés au monde du renseignement. Le haut commandement allié et le gouvernement belge en exil cherchent en effet à obtenir un maximum d'informations. Depuis Londres, la Sûreté de l'État belge met en place une coordination. À partir de 1941, des liaisons radio permanentes sont établies et des parachutistes sont largués pour exécuter des missions spéciales. En tant que juriste, ancien combattant et antifasciste, Jean Braem, Fernand Dustin et Luc Somerhausen ont chacun des raisons d'apporter leur contribution.

Jean Braem est soucieux des parachutistes envoyés par Londres délivrer des messages et ordres de mission. Au sein du réseau Samoyède, il se charge des missions d'information, de propagande et de préparation de la libération. Il cache à son domicile un agent parachuté avec qui il collabore étroitement. Il est en outre en liaison avec le chef du réseau.

Adolphe, le fils de Fernand Dustin, est formé comme officier de la marine en Grande-Bretagne et est envoyé en Belgique en septembre 1942. Dans le cadre du réseau Banter, il assure les communications radio avec Londres. Entre-temps, Adolphe a regagné le domicile parental à Saint-Gilles. Non seulement son père ferme de toute évidence les yeux sur ses activités, mais, de surcroît, il lui prête de temps à autre main-forte dans son travail de renseignement.

Fin octobre–début novembre 1942, Luc Somerhausen rejoint le réseau Wim. Le réseau Wim, mis sur pied à l'initiative de la reine Wilhelmine des Pays-Bas, fait passer des renseignements des Pays-Bas occupés vers la Grande-Bretagne par le biais de lignes de courrier belges. Somerhausen se charge de trouver un abri pour des parachutistes belges et néerlandais et de leur fournir de faux papiers.

Normalement, les agents et auxiliaires de renseignement font seulement partie d'une petite cellule et n'ont de contacts qu'avec leur supérieur et leurs subordonnés directs. L'échange d'informations avec d'autres réseaux est a fortiori exclu. Il s'avère cependant que Somerhausen est également actif au sein de la cellule de Braem.

Leurs activités que l'occupant allemand qualifie d'« espionnage » sont passibles de la peine de mort. Toute personne impliquée dans de tels faits peut être déportée sans laisser de traces derrière elle dans le pays d'origine mais, après son arrestation, elle est d'abord soumise à des interrogatoires d'une brutalité extrême.

Braem et ses collègues sont quotidiennement en proie à la peur. La peur d'être pris et torturés. La peur de faillir lors d'un interrogatoire et de dévoiler le nom de complices. La peur d'être envoyés au peloton d'exécution ou de succomber dans un camp de concentration. Dans la double vie qu'ils mènent, ils doivent constamment se demander à qui ils peuvent faire confiance et de qui ils doivent se méfier. Une certaine Marie Tollenaere a été détachée auprès du Secours d'Hiver par la Banque du Congo Belge. La Gantoise blonde qui approche la quarantaine est plutôt sociable et agréable, mais elle est aussi la maîtresse d'un officier allemand et reçoit de l'argent de la Gestapo en échange de renseignements.

Arrestations

Le 20 mai 1943 à 9 heures, la Geheime Feldpolizei fait une descente à la place Royale à Bruxelles et arrête l'huissier Fernand Dustin. Les agents allemands ont découvert à son domicile un paquet contenant un revolver et des photos caché par son fils. Dustin est incarcéré à la prison de Saint-Gilles.

Huit jours plus tard, c'est le tour de Luc Somerhausen. L'un de ses frères d'armes a été arrêté et il veut en informer son supérieur. Il se fait arrêter au domicile de ce dernier pour ensuite être placé lui aussi en détention à la prison de Saint-Gilles.

Plusieurs membres de Samoyède sont arrêtés en janvier 1944. Après l'arrestation de son chef, Jean Braem reçoit plusieurs personnes qui affirment parler au nom de celui-ci. L'une d'entre elles est un agent provocateur qui arrêtera Braem à son bureau de la place Royale le 30 mars 1944. Dans un premier temps, Braem subit le même sort que ses collègues, à savoir l'incarcération à la prison de Saint-Gilles.

Déportations

Le 17 septembre 1943, Fernand Dustin et d'autres détenus de la prison de Saint-Gilles sont mis dans un train à destination du Strafgefangenenlager d'Esterwegen en Basse-Saxe, aussi appelé le camp « VII Esterwegen ». Quelques mois plus tard, le 21 mars 1944, il est transféré au Zuchthausde Bayreuth.

Le 10 mars 1945, Dustin embarque dans un camion, vers le camp de Flossenbürg, qui sera sa dernière destination. Ce camp est situé à proximité de la frontière tchèque, dans ce que l'on appelle la « vallée de la mort ». Dustin est brutalement poussé sous les douches. Il est aspergé par des jets d'eau tour à tour froids et chauds. Après une visite médicale, il est rasé et enduit de créoline. Il reçoit enfin sa tenue de prisonnier, un triangle rouge et son numéro de matricule 86.469.

Dustin doit manifestement réaliser des travaux forcés à Flossenbürg. Nombreux sont ceux qui trouvent la mort dans la carrière. De surcroît, la nourriture à Flossenbürg est réduite au strict minimum. Dans tous les baraquements, des prisonniers périssent sous les coups. Le crématorium fonctionne jour et nuit, l'ambiance est terrifiante. C'est dans ces conditions que Dustin s'éteint le 13 avril 1945.

Luc Somerhausen quitte la Belgique quelques semaines après Dustin. Au début du mois d'octobre 1943, il est transporté lui aussi au camp VII Esterwegen. Avec d'autres codétenus belges, il y fonde la loge maçonnique Liberté chérie.

Après avoir séjourné dans d'autres lieux de détention, Somerhausen est emmené, en septembre 1944, à bord de l'un des derniers convois, au camp de concentration de Sachsenhausen, au nord de Berlin. Il y est affecté aux travaux forcés dans les fabriques d'armes Heinkel-Werke Oranienburg. Le 21 avril 1945, il est forcé de quitter Sachsenhausen comme les autres détenus encore présents dans le camp. Il entame de force une marche de la mort en direction de la ville portuaire de Lübeck, dans le nord de l'Allemagne. Le projet qui consistait à y embarquer les prisonniers sur des bateaux pour être ensuite noyés, ne peut toutefois pas être mis en œuvre. Durant la nuit du 3 au 4 mai 1945, les officiers SS chargés de surveiller le groupe choisissent de prendre la fuite. Somerhausen rentre en Belgique le 21 mai 1945.

Jean Braem se trouve dans le premier grand convoi ferroviaire que l'occupant envoie en 1944 de Belgique au camp de concentration de Buchenwald. Au terme d'un voyage long et épuisant, il arrive au camp le 8 mai 1944. L'accueil dans le camp est particulièrement brutal. Après avoir enduré le rituel d'entrée, Jean Braem est inscrit sous le numéro 49.267. Comme beaucoup d'autres Belges arrivés dans le camp cette année-là, il est transféré peu de temps après dans le camp redouté de Dora. Dans le plus grand secret, l'Allemagne nazie y affecte les prisonniers politiques à la construction de tunnels et à la production d'armes d'extermination. Les conditions de vie dans les tunnels sont effectivement effroyables et les prisonniers se tuent à la tâche. Braem est finalement envoyé dans le camp annexe d'Ellrich, qui a la pire réputation. Il est fort probable que, comme la plupart de ses compatriotes, il doive y accomplir un travail physique pénible, tout en devant supporter la faim et le dénuement le plus complet. À partir de janvier 1945, la situation y devient insupportable.

De nombreux prisonniers perdent la vie au moment des évacuations des camps. C'est aussi le sort que connaît Braem dans la nuit du 6 au 7 avril 1945, lorsqu'il est évacué d'Ellrich.

Épilogue

La dépouille mortelle de Fernand Dustin est incinérée au crématorium de Flossenbürg. Les troupes américaines libèrent le camp le 23 avril 1945, dix jours après son décès.

Au Sénat, Jean Braem est promu à titre posthume en qualité de sous-directeur puis en celle de directeur. Les recherches entreprises pour localiser sa dépouille n'aboutissent pas.

En raison de leurs activités pour la Sûreté de l'État belge, Jean Braem et Luc Somerhausen sont reconnus comme agents de renseignements et d'action, le premier dans le grade de lieutenant, et le second dans le grade d'adjudant.

Luc Somerhausen reprend sa carrière au Sénat et devient directeur du Compte rendu analytique le 1^er janvier 1952. Le 25 janvier 1972, il prend pour la dernière fois place à la table du compte rendu dans l'hémicycle, avant de prendre sa retraite. Depuis son retour d'Allemagne, Luc Somerhausen s'est dévoué corps et âme pour les prisonniers politiques, les résistants et les anciens combattants. Au début des années soixante, il représente l'Union des Services de Renseignements et d'Action au sein du Comité de Contact des Associations patriotiques. Il est à l'origine de la création du Centre de recherches et d'études historiques de la Seconde guerre mondiale, l'actuel CegeSoma, où il exerce des fonctions dirigeantes. Il décède à Ixelles, le 5 avril 1982.

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