Citoyenneté au Sénat

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Questions

Manifeste pour une vie en société
la vie en société expliquée à nos enfants

Texte de discussion

par le prof. F. Fleerackers

Le Conseil de l’Europe a décrété 2005 "European Year of Citizenship through Education", année européenne de la citoyenneté par l’éducation et la formation, avec pour objectif de promouvoir les aspects politiques et pratiques de l’éducation à la citoyenneté. En 2006, le Sénat envisage de franchir un nouveau cap. La mise en place d’une antenne au service de l’interaction au sein de la société (cadre de référence pour le civisme) doit permettre à une myriade de petites initiatives de cohabitation de s’inscrire dans un processus de renforcement et de développement de la citoyenneté. L’important c’est non pas la raison objective, mais la force affective de l’interaction humaine, qui agit comme un moteur démultiplicateur au sein d’une communauté effective.

1. Comment peut-on construire une société ou constituer une communauté ? Que signifie la citoyenneté dans un pays tel que le nôtre ? Le concept de civisme est extrêmement complexe et on ne peut pas le dissocier de la réalité, d’un contexte réel. Les questions à l’ordre du jour sont celle de la nécessité de l’éducation au civisme et celle du choix des instruments à utiliser aux fins de celle-ci.

Le sens civique va-t-il de pair avec le sens de la justice ? Avec la conscience morale ? Avec une conviction sociale partagée ? Toutes ces questions et d’autres qui sont liées à celles-ci méritent l’attention, tant sur le plan théorique que du point de vue pragmatique.

2. Dans une société idéale dotée d’une morale unique et homogène, les règles de droit et de conduite reposent sur une base commune ; les normes sociales et le droit s’appuient dès lors sur une texture morale uniforme sous-jacente. Dans cette société, aucun meurtre n’est commis, non pas tellement parce que les gens sont épris de justice, mais plutôt parce qu’il existe une norme morale : « tu ne tueras point ». Le fondement d’une telle conscience morale réside donc dans le fait que, dans une société homogène et reposant sur une base morale uniforme, le système juridique fonctionne mieux et de manière plus efficace. Il fait en effet directement référence à la base uniforme en question.

3. Mais quid si nous vivons dans une société dans laquelle nous sommes amenés à développer des convictions personnelles que nous sommes aussi encouragés à chérir et si, en outre, nous ressentons le devoir de les mettre en pratique et de les respecter dans notre vie. Dans notre société postmoderne, il n’existe plus aucune réalité objective, ni aucune valeur objective. Du coup, les convictions de chacun font office de vérités et de valeurs de chacun. Et cela soulève un problème crucial, car, si nous avons éduqué les citoyens pour qu’ils chérissent leurs convictions, nous sommes confrontés à présent à la question de savoir comment nous pouvons faire cohabiter ces citoyens, ces individus qui se comportent comme des « atomes ». Nous sommes forcés de réfléchir à la question de savoir ce que nous devons faire pour arriver à ce que les gens ne se laissent pas emporter par leurs convictions personnelles au point d’en arriver à attenter à la vie d’autrui.

4. La construction ou la reconstruction d’une base morale homogène, au moyen, par exemple, de l’endoctrinement religieux, est une aberration évidente pour qui se réfère au siècle des lumières. Dans le monde où nous vivons, nous n’avons ni la possibilité ni le devoir de militer en faveur d’une base morale uniforme fondée, par exemple, sur une religion. Depuis le siècle des lumières, la pensée plonge à nouveau ses racines dans la raison et le bon sens salvateurs et dans la capacité humaine à faire usage de ce bon sens. Les philosophes du droit et les philosophes politiques tels John Rawls et Jürgen Habermas, plaident en faveur de la raison et du bon sens humain pour fonder « l’impératif catégorique » qui consiste à dire « Ne faites pas à d’autres ce que vous ne voulez pas que d’autres vous fassent ». C’est plein de bon sens en principe et, pourtant, la question reste posée de savoir si le bon sens suffit pour nous empêcher de nous entretuer. Le bon sens, la raison, la capacité humaine à faire usage du bon sens suffisent-ils pour que le droit et les règles de droit soient appliqués de manière effective ?

5. Pouvons-nous asseoir le respect de nos normes juridiques sur ce bon sens en l’absence de toute base morale uniforme ? Le bon sens humain, grâce auquel nous nous imposons des normes et nous forçons à les respecter, suffit-il pour garantir le respect du droit et des règles de conduite ? La référence à cette capacité humaine suffit-elle pour qu’au sein d’une société la minorité perdante accepte les règles de la majorité gagnante ? Suffit-il qu’il existe un potentiel de bon sens pour qu’une opposition défaite admette que les rôles pourraient être un jour inversés ? Cela suffit-il pour que la partie condamnée dans le cadre d’un procès comprenne que la soumission à la raison et au bon sens est en fait génératrice d’une équité et d’une sécurité juridique globales ? Est-ce que tout ira bien si c’est la raison qui nous gouverne ?

6. À ce propos, j’aimerais vous rapporter ce que mon fils m’a dit il y a environ trois ans. Il était alors âgé de six ans et, à la suite à d’un mauvais comportement de sa part, je l’avais sommé d’être raisonnable. Il m’avait alors répondu : « Papa, quand tu me demandes d’être raisonnable, tu me demandes en fait d’être raisonnable comme toi ! ». Il avait mis le doigt sur le problème. Lorsque nous nous adressons à autrui en invoquant le bon sens humain pour nous permettre de vraiment vivre ensemble, nous le faisons en partant de notre propre vision du bon sens et de la raison et nous voulons la lui imposer. Nous le faisons en outre sur la base de notre conviction personnelle qui défie alors le bon sens social. Or, le bon sens social n’a de valeur que s’il est partagé par tous. J’aimerais également faire référence à cet égard aux discussions passionnées concernant l’euthanasie. Quand un thème touche à l’homme dans sa totalité, la raison se défile dans bien des cas et il semble que les gens soient presque incapables d’oublier leurs propres convictions pour le plus grand honneur et la plus grande gloire de la raison. La force non coercitive du meilleur argument, comme Habermas l’a définie en la fondant sur le don de reconnaissance raisonnable des humains, est généralement inexistante ou défaillante.

7. Un philosophe comme John Rawls estime que la solution du problème de la cohabitation sociale à notre époque réside dans la Raison publique (Public reason). Cela signifie littéralement selon lui que les gens ne sont capables de pénétrer dans un hémicycle tel que celui du Sénat qu’après avoir déposé leurs convictions personnelles au vestiaire. Cela ayant été fait, ils peuvent traduire ouvertement et librement le concept de Raison publique dans la réalité dans l’hémicycle sans nécessairement faire ou devoir faire référence à leurs convictions. On peut considérer que cela fonctionne dans bien des cas et, même, dans la plupart des cas, mais il est logique que nous ne nous intéressions pas tellement à de tels cas, puisqu’ils ne constituent pas un problème aigu immédiat. Nous nous préoccupons en revanche de cas problématiques vicieux, rebelles, paradoxaux et douloureux tels que ceux qui concernent l’avortement, l’euthanasie ou les tensions entre les droits et les libertés. Or, c’est justement dans ces cas-là que la raison semble échouer, que les gens n’arrivent pas à faire le départ entre leurs convictions personnelles et la Raison publique et que, dès lors, la méthode de Rawls est inutilisable.

8. Que ce soit à propos des attentats du 11 septembre, des débats sur le port du foulard, du meurtre de Theo Van Gogh ou des caricatures danoises, lors de l’analyse d’un malaise social, il est souvent fait référence au Choc des civilisations de Samuel Huntington, professeur à Harvard. En fait, ce ne sont pas tellement les différences culturelles qui permettent de définir l’essence même d’un conflit, mais plutôt les convictions et les affects liés à l’identité qui influencent dynamiquement les positions conflictuelles. Il vaudrait mieux, par conséquent, parler d’un choc des convictions, puisque ce sont des différences de convictions qui, par un processus d’individualisation, génèrent des litiges et des conflits interhumains, que la société s’efforce de résoudre. Il s’agit donc de trouver un mode de pensée susceptible de faire aboutir cette démarche. Réfléchir aux différences et aux conflits requiert donc une attitude empreinte de souplesse, étant donné la dynamique irréductible et la complexité des cas, des situations, des réalités. Une réflexion dynamique telle que celle-là transcende les frontières et les disciplines : chaque cas constitue une réalité unique, qui mobilise la réflexion. Chaque cas est générateur de droit et restaurateur à chaque fois de la cohabitation. Le monde est, effectivement, ce qui est le cas, comme l’a écrit Wittgenstein, et ce bien plus encore qu’il ne l’a imaginé.

9. Mais existe-t-il bien une issue, dès lors que nous avons constaté ci-dessus l’absence (ou la disparition) d’un hypoderme moral uniforme et l’impossibilité d’y substituer la raison ? Il y en a bien une, effectivement, mais elle suppose des efforts, une implication émotionnelle, une analyse dynamique et une interaction portée par le cas.

L’homme a la capacité, en interagissant par l’image, l’exemple, l’évocation de cas, de toucher autrui au point qu’il se produit un transfert de conception qui n’emprunte pas la voie de la raison ou du bon sens, mais bien celle la quintessence de l’affectivité humaine. La capacité unique qu’a l’homme de toucher son semblable par ses récits et par les cas qu’il relate et que Rorty et Baier appellent l’éducation sentimentale, et la force d’un comportement paradigmatique qui en impose, ouvrent sur une attitude dynamique et interactive qui vient compléter et retoucher la philosophie trop rationaliste du Siècle des Lumières. Les pouvoirs publics et la société civile, les agents de l’État et les bénévoles, le monde politique et le monde académique, tous ont intérêt à ce que l’interaction des citoyens soit optimalisée, au départ du principe que seul un cadre de réflexion dynamique est capable de faire face à un affrontement de convictions, voire à simplement l’appréhender . Un cadre de réflexion qui procède d’une raison affective paradoxale et dans lequel des vérités et des valeurs communes se transmutent en sens civique ou en quelque chose de sens équivalent par l’alchimie d’une interaction affective, qui génère ainsi une vérité qui n’est pas autre chose qu’une coïncidence consensuelle de convictions quasi-individuelles.

10. La formation et l’enseignement ont à cet égard une importance paradigmatique. Nous avons constaté que différentes activités étaient déjà organisées dans l’enseignement, par exemple celles qui entourent le groupe Mémoire, lequel offre aux victimes la possibilité de témoigner et d’atteindre le public par la puissance affective de leurs récits. Diverses organisations spécifiques œuvrent déjà structurellement autour du thème de l’interaction, tels les services d’aide aux victimes ainsi que certains services de CPAS. De telles interactions ne sont pas simplement des tâches réservées au corps enseignant, elles s’adressent également aux juristes, au monde politique ainsi qu’à tout citoyen bien pensant. Et si les intellectuels se proclament élite interactive, s’ils deviennent des citoyens modèles montrant aux autres comment une société peut fonctionner par la négociation et la médiation, alors cette interaction sera visible et opérationnelle.

11. Pour conclure, citons le livre Cultivating Humanity de Martha Nussbaum. Dans notre société, il existe, aussi bien dans l’enseignement qu’en dehors de celui-ci, un nombre incalculable de petites initiatives chaleureuses qui sont « choyées » et – fort heureusement aussi – subventionnées. Il y aurait lieu de conjuguer ces forces à partir du forum politique, pour créer une antenne "citoyenneté et civisme" qui ferait l’inventaire de toutes les initiatives existantes, les soutiendrait, et même générerait de nouveaux modèles interactifs. La force résultante d’une interaction socio-structurante est fonction de l’affectivité de chaque mobilisateur. La formation par l’interaction et la formation à l’interaction, animées par cette dynamique affective, sont les pistes pragmatiques conduisant à une cohabitation sociale plus effective.

Bibliographie

Fleerackers, F., Affective Legal Analysis, On the resolution of conflict, Duncker & Humblot, Berlin, 2000

Fleerackers, F., Het Vel van de Rechter. Van oordeelsvorming tot conflictanalyse, Larcier, Gand, 2002

Fleerackers, F., ed., Recht en Vorming, Juridisch onderwijs in de kering, Larcier, Gand, 2003

Fleerackers, F., ed., De Huid van het Recht. Juristen in bevraging, Larcier, Gand, 2005.