Garantie d’une présence équilibrée de femmes et d’hommes dans les gouvernements des entités fédérées et autonomie constitutive

23/05/2022

Au cours des dernières années, la Région wallonne et la Communauté française ont adopté des décrets spéciaux visant à garantir une représentation équilibrée de femmes et d’hommes dans leurs gouvernements respectifs.

Des propositions d’ordonnance spéciale ont aussi été déposées au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale en vue d’assurer une présence équilibrée de femmes et d’hommes parmi les ministres et secrétaires d’État régionaux. Selon le Conseil d’État, ces propositions ne sont pas compatibles avec l’autonomie constitutive.

Garantie d’une présence équilibrée de femmes et d’hommes au sein du gouvernement wallon et du gouvernement de la Communauté française

Conformément à la version des articles 60 et 64 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles (ci-après, la LSRI) adoptée par le législateur fédéral spécial, le gouvernement flamand, le gouvernement wallon et le gouvernement de la Communauté française doivent être constitués de personnes de sexe différent. Cette règle s’applique aussi au gouvernement bruxellois en vertu des articles 35 et 41 de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises (ci-après, la LSIB), ainsi qu’au gouvernement de la Communauté germanophone en vertu de l’article 49 de la loi du 31 décembre 1983 de réformes institutionnelles pour la Communauté germanophone. La règle en question a été introduite, hormis pour la Communauté germanophone, par la loi spéciale du 5 mai 2003 garantissant la présence de personnes de sexe différent dans le gouvernement flamand, le gouvernement de la Communauté française, le gouvernement wallon, le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et parmi les secrétaires d'État régionaux de la Région de Bruxelles-Capitale.

En 2019, la Région wallonne a modifié les articles 60 et 64 de la LSRI. Conformément au décret spécial du 2 mai 2019 modifiant les articles 60 et 64 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles en vue de garantir une présence équilibrée de femmes et d'hommes au sein du gouvernement wallon, le gouvernement wallon doit désormais être constitué d’un tiers minimum de membres du même sexe.

Le Parlement wallon s’est considéré comme compétent à cet effet en vertu de l’autonomie constitutive. Aux termes de l’article 123, § 2, de la Constitution, le législateur spécial (fédéral) peut désigner, dans une loi spéciale, certains aspects relatifs à la composition et au fonctionnement des gouvernements des entités fédérées que les parlements de Communauté et de Région respectifs peuvent régler à une majorité spéciale. À l’article 63, § 4, de la LSRI, le législateur spécial a habilité le Parlement flamand, le Parlement wallon et le Parlement de la Communauté française à modifier le nombre maximum des membres de leurs gouvernements respectifs.

En 2021, la Communauté française a modifié les articles 60 et 64 de la LSRI de la même manière, par le biais du décret spécial du 11 mars 2021 portant modification de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 afin de garantir une présence équilibrée de femmes et d'hommes au sein du gouvernement de la Communauté française.

Tant le Parlement wallon que le Parlement de la Communauté française ont soumis les propositions à la base des décrets spéciaux pour avis à la section de législation du Conseil d’État. Ce dernier a relevé que les parlements invoquaient l’autonomie constitutive, mais n’a pas approfondi la question. Le Conseil d’État a néanmoins fait référence à l’alinéa 2 de l’article

11bis de la Constitution, qui précise ce qui suit : « Le conseil des ministres et les gouvernements de Communauté et de Région comptent des personnes de sexe différent ». Selon le Conseil d’État, il ressort des travaux préparatoires de cette disposition que l’exigence minimale qu’elle impose n’exclut pas que l’autorité compétente prévoie une représentation plus élevée.

Garantie d’une présence équilibrée de femmes et d’hommes parmi les ministres et secrétaires d’État du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale

Deux propositions d’ordonnance spéciale

Deux propositions d’ordonnance spéciale ont aussi été déposées au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale en vue d’assurer une présence équilibrée de femmes et d’hommes au gouvernement bruxellois. Une proposition tendait à modifier l'article 34 de la LSIB, et l’autre visait à modifier l'article 41 de la LSIB. Sur la base des articles 34, § 1er, alinéa 3, et 41, § 8, de la LSIB, le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale peur modifier respectivement le nombre maximum de membres du gouvernement et le nombre de secrétaires d'Etat régionaux.

Leurs auteurs invoquaient eux aussi le fait que le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale est habilité, en vertu de l’autonomie constitutive, à modifier le nombre maximum de membres du gouvernement et le nombre de secrétaires d’État, sans pouvoir toutefois toucher à la proportion entre les francophones et les néerlandophones.

Avis 69.200/VR et 69.201/VR du Conseil d’État du 22 juin 2021

Après avoir réexaminé la question, le Conseil d’État a conclu dans son avis sur les deux propositions que le régime proposé ne peut pas s’inscrire dans l’autonomie constitutive.

Le Conseil d’État indique tout d’abord que l’autonomie constitutive est l’exception au principe de la plénitude des compétences du législateur spécial, qui règle notamment la composition et le fonctionnement des gouvernements régionaux et communautaires. Le législateur spécial peut désigner les matières relatives à la composition et au fonctionnement des gouvernements des entités fédérées, qui peuvent être réglées par un décret spécial ou par une ordonnance spéciale. Ces délégations doivent être suffisamment explicites et claires. Selon le Conseil d’État, l’autonomie constitutive permettant de modifier le nombre maximum de membres du gouvernement (article 34 de la LSIB) et le nombre de secrétaires d’État régionaux (article 41 de la LSIB) constitue pareille délégation.

Le Conseil d’État se demande si cette délégation peut recevoir une interprétation à ce point large qu’elle comprend également l’instauration d’un quota de genre. Dans les développements des propositions, les auteurs se réfèrent à une déclaration que le vice-premier ministre de  l’époque, qui avait l’Égalité des chances dans ses attributions, a faite au cours des travaux préparatoires de la loi spéciale du 5 mai 2003. Selon cette déclaration, l’autonomie constitutive des entités fédérées leur permettrait « d’aller au-delà » de la garantie minimale prévue par la loi fédérale spéciale. Le Conseil d’État relève qu’un député avait exprimé des doutes à ce sujet, dès lors que le mot « nombre » ne peut pas être interprété en ce sens qu’il viserait le nombre de membres du gouvernement appartenant à chaque sexe. Il ajoute également que la règle relative à la présence minimale de personnes de sexe différent dans le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale est inscrite à l’article 35, §§ 1er et 2, de la LSIB. Selon le Conseil d’État, il est difficile d’admettre que la délégation au législateur ordonnanciel spécial figurant à l’article 34 de la LSIB, qui permet de modifier le nombre maximum de membres du gouvernement, porterait également sur le nombre de femmes et d’hommes dans ce gouvernement.

Le Conseil d’État fait ensuite la comparaison avec l’autonomie constitutive des entités fédérées concernant la composition et le fonctionnement de leurs parlements respectifs. Il relève qu’à partir de la sixième réforme de l’État, le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, entre autres, est devenu compétent pour fixer « des règles complémentaires de composition » du Parlement, comme prévu à l’article 12ter de la LSIB. Les travaux préparatoires de l’article 24 de la LSRI, qui contient une disposition similaire à celle de l’article 12ter de la LSIB, font expressément référence à la proportion entre femmes et hommes dans les parlements des entités fédérées comme l’un des thèmes qui pourraient être réglés par le législateur décrétal et ordonnanciel spécial. Selon le Conseil d’État, on aperçoit mal pourquoi l’introduction d’un quota de genre pour les gouvernements pourrait s’inscrire dans l’autonomie constitutive concernant la fixation du nombre (maximal) de membres, alors qu’à l’égard des parlements, le législateur spécial a estimé nécessaire, à cette fin, d’étendre explicitement l’autonomie constitutive.

Le Conseil d’État estime que l’article 11bis de la Constitution ne peut pas non plus être invoqué comme fondement de l’introduction de quotas de genre par un décret spécial ou une ordonnance spéciale. L’alinéa 1er de cet article prévoit que la loi, le décret ou la règle garantissent aux femmes et aux hommes l’égal exercice de leurs droits et libertés et favorisent notamment leur égal accès aux mandats électifs et publics. Le Conseil d’État considère que cet article ne peut pas être interprété en ce sens qu’il autoriserait le législateur décrétal et ordonnanciel à déroger à des dispositions relatives à la composition des gouvernements communautaires et régionaux fixées par le législateur spécial conformément à l’article 123, § 2, de la Constitution. En pareil cas, l’article 11bis emporterait, selon le Conseil d’État, une révision implicite flagrante de l’article 123, § 2, ce qui ne peut se concevoir.

Le Conseil d’État conclut dès lors que le régime proposé ne peut pas s’inscrire dans l’autonomie constitutive concernant la fixation du nombre maximal de membres du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et du nombre de secrétaires d’État régionaux. Seul le législateur fédéral spécial peut décider d’adopter une réglementation qui va plus loin, à la lumière des objectifs énoncés à l’article 11bis, alinéa 1er, de la Constitution. D’après le Conseil d’État, le législateur fédéral spécial peut toutefois également décider d’élargir l’autonomie constitutive des entités fédérées concernant la composition et le fonctionnement des gouvernements régionaux et communautaires aux « règles complémentaires de composition », comme il l’a fait lors de la sixième réforme de l’État pour les parlements des entités fédérées, de sorte que les législateurs décrétaux et ordonnanciels spéciaux acquièrent eux-mêmes la compétence pour prévoir un régime de quotas de genre.

Réaction des auteurs de l’une des propositions

Les auteurs de la proposition qui visait à modifier l’article 41 de la LSIB ont déposé une nouvelle proposition d'ordonnance spéciale qui reprend en grande partie de le texte de la proposition initiale.

Dans les développements de cette nouvelle proposition, les auteurs réagissent aux critiques du Conseil d’État. Ils observent que le Conseil d’État développe une conception de l’autonomie constitutive particulièrement restrictive en considérant que les « délégations du législateur spécial au législateur décrétal et ordonnanciel spécial doivent être suffisamment explicites et claires ». Ils soulignent également que l’autonomie constitutive de la Région de Bruxelles-Capitale doit être interprétée de manière aussi large que celle des autres entités fédérées, dont elle se distingue uniquement sur deux aspects : des conditions de majorités supplémentaires sont applicables sur le plan législatif, et les garanties linguistiques dont disposent les parlementaires et les membres du gouvernement néerlandophones et francophones demeurent une compétence du législateur fédéral spécial.

Les auteurs relèvent que l’interprétation restrictive du Conseil d’État va à l’encontre de l’interprétation large que font la Cour constitutionnelle et le Conseil d’État des compétences des entités fédérées dans d’autres matières. Ainsi, selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle, « le législateur spécial, dans la mesure où il n’en dispose pas autrement, a attribué aux Communautés et aux Régions toute la compétence d’édicter les règles propres aux matières qui leur ont été transférées ». Les auteurs ne s’étonnent donc pas que les interprétations restrictives de l’autonomie constitutive déjà suggérées par le Conseil d’État aient été contestées par la Cour constitutionnelle.

Les auteurs reconnaissent que l’article 11bis de la Constitution n’emporte pas une révision implicite de l’article 123, § 2, de la Constitution. Toutefois, ils mettent l’accent sur le fait que, lors de l’élaboration de la loi spéciale du 5 mai 2003, l’intention du législateur spécial était de permettre aux parlements des entités fédérées, au moyen de l’autonomie constitutive, d’aller plus loin en matière d’équilibre de genre dans la composition des gouvernements.

Le Conseil d’État a considéré qu’il était problématique de faire usage de l’autonomie constitutive consacrée à l’article 34 de la LSIB pour modifier une règle inscrite dans l’article 35 de la LSIB. Les auteurs indiquent avoir reformulé la proposition initiale de manière qu’elle porte uniquement sur l’article 41 de la LSIB, qui règle aussi bien le nombre de secrétaires d’État régionaux que l’équilibre entre les femmes et les hommes.

Les auteurs estiment que la comparaison que fait le Conseil d’État avec les « règles complémentaires de composition » pour les parlements ne tient pas la route. Selon eux, l’équilibre des genres au sein des assemblées parlementaires composées d’élus directs n’est pas atteint en réglant la composition des assemblées, mais bien en agissant en amont sur la composition des listes électorales. Ils soulignent que la Région de Bruxelles-Capitale a modifié l’article 16bis de la LSIB en y inscrivant l’obligation d'alterner systématiquement le sexe des candidats sur les listes pour l'élection des membres du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale.

Enfin, les auteurs précisent que leur proposition respecte strictement les limites spécifiquement posées à l’autonomie constitutive bruxelloise, qui portent essentiellement sur les garanties dont disposent les personnes d’appartenance linguistique française et néerlandaise.