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6 DÉCEMBRE 1997
L'APPRÉCIATION DES RESPONSABILITÉS
POLITIQUES PAR UNE COMMISSION D'ENQUÊTE
DU SÉNAT
(Note du Service des Affaires juridiques et documentation du Sénat du 28 octobre 1997)
A. Énoncé du problème
L'article 1er , deuxième alinéa, de la proposition visant à instituer une commission d'enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, qui a été adoptée par le Sénat (1), est libellé comme suit :
« La commission examine quelle politique les autorités belges et internationales ont menée, plus particulièrement quelles actions elles ont entreprises, et formule éventuellement des conclusions concernant les responsabilités et les mesures qui devraient être prises dans le futur. »
Cette disposition est fondée en partie sur l'article 13 de la loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires, modifiée par la loi du 30 juin 1996. Elle est rédigée comme suit :
« La commission consigne la relation de ses travaux dans un rapport public. Elle acte ses conclusions et formule, le cas échéant, ses observations quant aux responsabilités que l'enquête révèle, et ses propositions sur une modification de la législation. (...) »
Dans la présente note, nous nous attacherons à déterminer, en nous inspirant de deux précédents, jusqu'où une commission d'enquête peut aller pour établir les responsabilités des ministres et anciens ministres.
B. Commission d'enquête et responsabilité
du pouvoir exécutif
L'enquête parlementaire n'est pas un procédé de contrôle autonome. Elle ne peut qu'introduire le travail législatif, l'exercice du contrôle politique ou une autre procédure (2). On pourrait, dès lors, dire que le droit d'enquête est une compétence accessoire du Parlement (3).
La réforme de l'État de 1993 a placé le centre de gravité du contrôle politique du Gouvernement à la Chambre des représentants. Désormais, seule la Chambre peut contraindre, par une motion, un membre du Gouvernement, ou l'ensemble du Gouvernement à démissionner (4). En outre, la Chambre dispose, depuis 1831, du droit exclusif d'accuser les ministres et de les traduire devant la Cour de cassation (5). Doit-on en conclure qu'une commission d'enquête du Sénat ne peut pas se prononcer sur la responsabilité politique ou juridique d'un ministre, parce que seule la Chambre est habilitée à prendre des mesures coercitives en la matière (6) ?
Cette interprétation méconnaît la portée véritable de l'enquête parlementaire pour le Sénat : la réforme du système bicaméral qui a été opérée en 1993 n'a pas modifié l'article de la Constitution relatif à l'enquête parlementaire, lequel continue à sortir ses pleins effets en ce qui concerne le Sénat (7).
En outre, la loi sur les enquêtes parlementaires dispose expressément, depuis 1996, qu'une commission d'enquête (de la Chambre ou du Sénat) peut constater des responsabilités. Les documents parlementaires indiquent que le but du législateur était d'établir la responsabilité ministérielle et, le cas échéant, de communiquer des faits et de poser la question de la responsabilité pénale (mais non civile) éventuelle (8). On voit donc clairement que la notion de « responsabilité » peut effectivement inclure la responsabilité pénale et politique des ministres ou anciens ministres et qu'une commission d'enquête peut faire des constatations à ce sujet (9). L'enquête parlementaire est en effet, entre autres, « un moyen de constater la responsabilité politique des ministres et secrétaires d'État » (10). La tâche d'une commission d'enquête parlementaire ne se limite pas à recueillir des faits et des informations. Dans son rapport, une commission d'enquête peut non seulement constater des faits, elle peut aussi en donner une appréciation, y compris en ce qui concerne les ministres et anciens ministres.
Toutefois, le fait que le contrôle politique soit concentré à la Chambre n'est pas sans conséquences pour l'exercice du droit d'enquête par le Sénat. Les constatations que fait une commission d'enquête du Sénat ne peuvent en aucun cas engager les instances qui sont chargées de prendre des mesures au sujet de la responsabilité politique et pénale des ministres fédéraux dans le cadre des articles 96, alinéa 2, et 103 de la Constitution. La commission d'enquête doit plutôt déterminer avec précision le rôle qu'ont joué les intéressés. Il appartient exclusivement à la Chambre des représentants d'y donner, le cas échéant, les suites politiques et juridiques qui s'imposeraient au niveau de la mise en oeuvre des dispositions constitutionnelles précitées (11).
Une commission d'enquête se prononce rarement sur la responsabilité de membres du Gouvernement. Dans la plupart des cas, elle se borne à formuler des recommandations qui seront ou non adoptées en séance plénière par la Chambre concernée. Ainsi, à l'issue de la première enquête sur les tueurs du Brabant, le Gouvernement a été invité à prendre certaines mesures ainsi que des initiatives (12).
C. Le précédent de la commission du Heysel
L'enquête parlementaire relative au drame du Heysel fournit des enseignements intéressants à propos du problème qui nous occupe, car la commission concernée s'est prononcée sur la responsabilité politique d'un ministre en fonction. Si la commission d'enquête a considéré que les supporters anglais du bloc Z du stade du Heysel portaient la responsabilité principale, elle a également établi d'autres responsabilités, à savoir, d'une part, celle de l'U.E.F.A. et de l'Union royale belge des sociétés de football et, d'autre part, une responsabilité administrative, notamment pour ce qui est de l'intervention de la gendarmerie. Cinq des neuf membres de la commission ont considéré qu'en plus de cette responsabilité administrative, il était également question de la responsabilité politique du ministre de l'Intérieur. Ces membres ont affirmé que les deux types de responsabilités se confondaient au point qu'ils estimaient que les deux responsabilités étaient si intimement liées que « ce serait faire preuve de mauvais discernement que de tenter de les dissocier » (13).
Lors du débat sur le rapport en séance plénière de la Chambre, le ministre de l'Intérieur a fait valoir la distinction entre ces deux types de responsabilité. Cette distinction a été contestée par l'opposition et par un des groupes de la majorité. La majorité des membres a finalement décidé de ne pas se prononcer sur le rapport de la commission d'enquête et a confirmé la confiance dans le Gouvernement (14).
On sait que par la suite, le Gouvernement a été ébranlé par la démission proprio motu d'autres ministres.
D. Le précédent de la commission « Dutroux-Nihoul
et consorts »
Le rapport de la commission d'enquête « Dutroux-Nihoul et consorts » souligne la responsabilité de l'ancien ministre de la Justice pour ce qui est de la libération conditionnelle de M. Dutroux. La commission a constaté que le suivi du dossier avait laissé à désirer et que le pouvoir exécutif est en tout état responsable de l'exécution correcte des dispositions légales relatives à la libération conditionnelle. La commission a donc estimé qu'il y avait lieu de « retenir » la responsabilité du ministre de la Justice de l'époque (15).
La Chambre a approuvé, par une motion, les constatations, recommandations et conclusions de la commission d'enquête (16). On n'a cependant pas pu déterminer, ni comment il fallait interpréter cette responsabilité, ni quelles conclusions il y avait lieu d'en tirer. Le Gouvernement a estimé qu'en tout cas, cette responsabilité n'était pas de nature à entraîner le non-renouvellement du mandat de l'intéressé à la Cour européenne de justice (17).
E. Conclusions
Avant qu'une commission d'enquête puisse conclure que la responsabilité politique ou juridique d'un ministre est engagée, elle doit disposer d'éléments suffisamment graves. L'appréciation de ces éléments est politique, et elle ne peut donc répondre à des critères juridiques.
En principe, un minitre doit veiller à coordonner et assurer le bon fonctionnement des services qui relèvent de sa compétence. Dans ce sens, le ministre est en effet politiquement responsable des actions de ses subordonnés (18).
Reste à savoir si les faits qui ont été constatés sont de nature à engager réellement la responsabilité ministérielle. On ne peut pas imputer sans plus à la responsabilité politique d'un ministre les fautes commises par les personnes qui sont placées sous son autorité. Les ministres sont responsables, devant le Parlement, des personnes soumises à leur autorité, mais cela ne signifie pas que les manquements de l'une ou de plusieurs de ces personnes entraînent automatiquement la démission du ministre.
Reste la question de la responsabilité juridique (civile et pénale), qui ne s'applique pas uniquement aux ministres en fonction, mais aussi aux anciens ministres. Il faut souligner à ce sujet que la responsabilité juridique est moins étendue que la responsabilité politique (19). En ce qui concerne la responsabilité pénale, il sera en tout cas indispensable de disposer d'indices graves tendant à prouver qu'un délit a été commis au cours de l'exercice de la fonction ministérielle (20).
La commission d'enquête du Sénat peut établir un compte rendu des faits et y ajouter son appréciation, mais il va de soi qu'elle ne pourra décider elle-même d'une mesure de ce type.
Cependant, on remarque, dans les deux précédents cités, que les conclusions de la commission d'enquête concernée relatives à la responsabilité ministérielle sont formulées d'une manière vague et générale et que la commission laisse l'appréciation de cette responsabilité à l'assemblée plénière. Dans le cas de la commission « Dutroux-Nihoul et consorts », cette attitude s'explique sans doute en partie par le souci de conserver l'unanimité au sein de la commission. Il n'empêche que l'existence de divergences de vues politiques sur plusieurs points est clairement apparue lors de l'examen en séance plénière.
Au Sénat, le problème de la formulation de la responsabilité éventuelle des ministres peut se poser à deux moments : d'une part, au moment de rédiger les conclusions des commissions d'enquête et, d'autre part, le cas échéant, au moment de rédiger les motions qui pourraient être déposées à l'issue de l'examen du rapport de la commission d'enquête en séance plénière (21).
En fonction de la manière dont cette responsabilité aura été formulée, la commission ou la séance plénière pourront compter, soit sur l'unanimité des voix, soit sur une majorité. Quant à savoir à laquelle de ces options il faut donner la préférence, c'est là une question politique à laquelle la présente note ne peut apporter de réponse.
(1) Doc. Sénat, 1996-1997, nº 1-611/1.
(2) Van der Hulst, M., Het federale Parlement, Heule, U.G.A., 1994, p. 217.
(3) Alen, A. et Meersschaut, F., « Beschouwingen omtrent het wezen van het parlementair onderzoeksrecht », dans Liber Amicorum E. Krings, Bruxelles, Story, 1991, pp. 12-16.
(4) Article 96, deuxième alinéa, de la Constitution.
(5) Article 103 de la Constitution.
(6) Meersschaut, F., « Het parlementair onderzoeksrecht van de federale wetgevende Kamers na de wet van 30 juni 1996« , dans Parlementair Recht. Commentaar en Teksten, Van der Hulst, M. et Veny, L. (éd.), Gand, Mys & Breesch, 1997, A.2.5.3.3., nº 25.
(7) Rapport Erdman, doc. Sénat, S.E. 1991-1992, nº 100-19/2º, pp. 12-13.
(8) Doc. Sénat, 1995/1996, nº 1-148/1, p. 9.
(9) Alen, A. et Meersschaut, F., o.c., 15 (rédigé avant les modifications opérées par la loi de 1996) : « Il s'agit d'un contrôle au sens large, qui ne se limite pas à la constatation de la responsabilité politique, civile et pénale des ministres, mais s'étend à tous les faits et toutes les circonstances dans lesquels le pouvoir exécutif sensu lato est impliqué (traduction) » (c'est nous qui mettons en italique).
(10) Alen, A., Beirlaen, A., De Nauw, A., De Ruyver, B., Rimanque, K., Van der Wyngaert, C., Van Orshoven, P. et Verstraeten, R., « Advies over de vraagstukken die rijzen in geval van samenloop van een parlementair en een gerechtelijk onderzoek », T.B.P. , 1989, 3 et Vlaamse Raad, S.E. 1988, nº 126/1, nº 2. Voir aussi Thonissen, J.-J., La Constitution belge annotée, Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1879, p. 155 : « [Le droit d'enquête] leur fournit le moyen d'exercer un contrôle efficace et constant sur toutes les branches de l'administration nationale ».
(11) Voir Uyttendaele, M., « L'enquête parlementaire sur les événements tragiques qui se sont déroulés le 29 mai 1985 au stade du Heysel », J.T., 1986, p. 362, qui écrit à propos de l'enquête sur le drame du Heysel : « Leur (les membres de la commission d'enquête) principale mission consistait à déterminer les causes et les circonstances du drame, la Chambre étant libre d'en tirer des conséquences politiques. » Cette remarque, qui concernait une commission d'enquête de la Chambre des représentants avant la réforme de notre système bicaméral, vaut a fortiori pour une commission d'enquête du Sénat après cette réforme.
(12) Cf. la motion adoptée par la Chambre des représentants le 23 mai 1990, doc. Chambre, S.E. 1988, nº 59/11.
(13) Rapport Claes-Suykerbuyk, doc. Chambre, 1984-1985, nº 1232/2, p. 86.
(14) Uyttendaele, M., o.c., pp. 362-363.
(15) Rapport Landuyt-De T'Serclaes, doc. Chambre, 1996-1997, nº 713/6, p. 150.
(16) Motion adoptée en séance plénière, doc. Chambre, 1996-1997, nº 713/7. Voir aussi Annales, Chambre, 18 avril 1997, pp. 5463-5464.
(17) Cf. réponse du Premier ministre aux interpellations de MM. Lozie, Annemans et Versnick, Annales , commission de la Justice de la Chambre, 18 avril 1997 (C 321), pp. 1-8.
(18) Comp. Uyttendaele, M., o.c., pp. 365-368 (appliqué au drame du Heysel).
(19) Uyttendaele, M., o.c., p. 367.
(20) Voir les propos du Premier ministre dans sa réponse aux interpellations susvisées, Annales, commission de la Justice de la Chambre, 28 avril 1997 (C 321), p. 4.
(21) Cf. article 70-4 du Règlement du Sénat.