Le petit personnel du Sénat pendant la Grande Guerre

Bruxelles, 1917. Un homme, la trentaine, quitte d'un air soucieux la Banque Nationale. Il vient d'y réceptionner une importante somme d'argent. Cet homme, c'est Gaston Pulings, et l'argent qu'il détient, c'est le montant total des indemnités d'attente du personnel du Sénat.

Gaston Pulings entre en service à la Haute Assemblée en 1906 et est nommé second commis en 1908. Mais, dès le début de 1915, il assume beaucoup plus de responsabilités que son titre ne le laisse supposer. Le directeur des services de la Questure vient en effet de décéder. Qui, dans la Belgique occupée, s'occupera de la comptabilité et du paiement des salaires du personnel ?  Les autres fonctionnaires dirigeants ont pris leurs quartiers au Havre depuis plusieurs mois déjà, ainsi qu'ils en ont reçu l'instruction du Bureau du Sénat. Il n'y a plus que Pulings pour accomplir des tâches qui, en temps normal, ne comportent guère de risques. Mais, dans les circonstances de 1914-1918, ces tâches n'ont plus rien de routinier. Garantir, en temps et en heure, le paiement des salaires du personnel est loin d'être chose aisée. Les archives du Sénat foisonnent d'exemples à cet égard. 

Portrait de Gaston Pulings, directeur des Services de la Questure du Sénat (1935), Zenitta Tazieff-Vivier
Portrait de Gaston Pulings, directeur des Services de la Questure du Sénat (1935), Zenitta Tazieff-Vivier [ 1 ]

Fonctionnaire dans un pays occupé …. et d'un Sénat occupé

Un fonctionnaire qui continue à assumer des responsabilités dans un pays occupé doit le faire dans les limites étroites que la nouvelle autorité lui laisse. Désormais, c'est une administration civile allemande, une Zivilverwaltung, qui assume la gestion  administrative dans l’Okkupationsgebiet, la zone occupée. [i] Même les opérations régulières comme le paiement des fonctionnaires doivent être avalisées.  

En outre, la nouvelle autorité a pris possession du Palais de la Nation et en a dénié l'accès au personnel de la Chambre des représentants et du Sénat. Il n'y a pas d'exception à la règle. Lorsque Gaston Pulings veut récupérer quelques dossiers administratifs dans les locaux du Sénat, il se voit opposer un refus de la part du gouverneur général.

Réponse du ‘General-Gouvernement in Belgien’ à Gaston Pulings, 25 janvier 1917

Réponse du ‘General-Gouvernement in Belgien’ à Gaston Pulings, 25 janvier 1917 [ 2 ]

Après l'invasion allemande, quelque 70 membres du personnel du Sénat restent en Belgique. Comment sont-ils payés ? Chaque mois, Pulings reçoit à son domicile, rue des Béguines, le mandat de paiement du ministère des Finances, revêtu du visa de l'administration civile allemande. Il se rend alors à la Banque Nationale afin de convertir celui-ci en espèces. Puis il retourne chez lui afin de procéder au partage du montant et de préparer les enveloppes au nom des bénéficiaires. 

La Banque Nationale de Belgique : vue extérieure
La Banque Nationale de Belgique : vue extérieure [ 3 ]

Muni de ces enveloppes, il se rend à la salle Patria, rue du Marais, où il a fait convoquer le personnel du Sénat. Bien sûr, il y a comme toujours des collègues qui ne se donnent pas la peine de venir. Pulings doit ramener chez lui les montants qui leur étaient destinés et les tenir à disposition à ses risques et périls. 

Convocation de Gaston Pulings à la réunion du personnel du 3 avril 1915
Convocation de Gaston Pulings à la réunion du personnel du 3 avril 1915 [ 4 ]
L’ancienne Salle Patria, située dans la Rue du Marais, abrite actuellement le “théâtre de la Montagne magique”
L’ancienne Salle Patria, située dans
la Rue du Marais, abrite
actuellement le “théâtre de la
Montagne magique” [ 5 ]

Il se livre à la même opération d'autres jours du mois, mais uniquement pour le "petit" personnel du Sénat. Les commis, les dactylographes, les huissiers, les techniciens de surface et les concierges reçoivent en effet une allocation en complément de leurs indemnités d'attente.  Ces allocations sont octroyées non pas par le biais du ministère des Finances, mais par la Société coopérative d'Avances et de Prêts dont le sénateur Alexandre Braun est le président. C'est ainsi que, sur base annuelle, près de 100.000 francs passent dans les mains de Pulings.

Il n'est évidemment pas facile en temps de guerre d'obtenir les liquidités nécessaires et de les répartir correctement. Mais ce n'est qu'une des préoccupations majeures du directeur faisant fonction des services de la Questure.

La lutte pour le pouvoir d'achat et contre la faim

Pendant la Grande Guerre, les conditions de vie de la population belge se dégradent fortement, tombant à un niveau jamais atteint depuis des décennies. Les importations alimentaires ont été interrompues par le blocus britannique et l'occupant allemand refuse d'assurer le ravitaillement. [ii] À la fin de 1914, les premières pénuries alimentaires surviennent et les soupes populaires font leur apparition. Malgré les efforts du Comité national de secours et d'alimentation et de la Commission for Relief in Belgium, le ravitaillement restera insuffisant. En 1915, les pénuries alimentaires s'aggravent et la famine s'installe. La situation devient dramatique à l'hiver 1916-1917. Trois millions de Belges dépendent de la soupe populaire et les pommes de terre sont devenues la principale source de nourriture. La peur de la faim domine désormais la vie quotidienne. [iii]

Préparation de la soupe populaire au Boulevard du Hainaut.
Préparation de la soupe populaire au Boulevard du Hainaut. [ 6 ]

De surcroît, à partir de 1916, la population est confrontée à une augmentation phénoménale du prix des denrées alimentaires.

La hausse des prix de la nourriture en 1916
La hausse des prix de la nourriture en 1916 [ 7 ]

Cette année-là, le niveau des prix à Bruxelles a presque doublé par rapport à 1914, plus que triplé en 1917 et plus que quintuplé en 1918. [iv] Au marché noir, les prix des denrées alimentaires ont même augmenté de 1000 % la dernière année de la guerre. [v]

Or, les salaires de la population active demeurent inchangés. Ainsi, le pouvoir d'achat des travailleurs bruxellois est en recul par rapport à celui de 1914: il ne représente plus qu'un tiers de celui-ci en 1917 et même un quart de celui-ci en 1918. [vi] Les employés ne sont pas mieux lotis. De plus en plus de Belges, parmi lesquels des commerçants, des petits épargnants et des rentiers, frappent à la porte des associations caritatives publiques et privées. [vii]

Qu'en est-il des membres du personnel du Sénat restés en Belgique ? Ils n'ont plus accès à leur lieu de travail et ne peuvent plus accomplir leurs tâches habituelles. Ils sont placés en non-activité forcée. Dans cette situation, ils ne peuvent plus bénéficier de leur salaire normal, mais reçoivent simplement une indemnité d'attente dont le montant équivaut à deux tiers de celui-ci. Il n'est plus question non plus d'augmentations de salaire en fonction de l'ancienneté. Les archives du Sénat montrent en effet que les indemnités d'attente du personnel sont demeurées quasi constantes jusqu'à la fin de 1918.

Si l'on compare les indemnités d'attente aux hausses de prix exorbitantes, on relève que le pouvoir d'achat du personnel du Sénat, résidant généralement en région bruxelloise [viii], équivaut, pour l'année 1917, à un cinquième de ce qu’il était en 1914, et, pour l'année 1918, à un dixième du pouvoir d’achat de 1914. Compte tenu de leur situation spécifique, les membres du personnel du Sénat sont donc davantage exposés à une perte de pouvoir d'achat que les autres travailleurs bruxellois. De plus, le paiement régulier des indemnités d'attente n'est pas toujours garanti. La Société coopérative d’Avances et de Prêts accorde des avances si nécessaire.

Le directeur faisant fonction des services de la Questure ne ménage pas ses efforts pour atténuer les conséquences de la perte de pouvoir d'achat pour le "petit" personnel du Sénat. Il prête une oreille attentive aux difficultés de celui-ci. Avec un zèle inébranlable, il transmet les demandes d'aide urgentes aux instances et aux personnes qui peuvent encore se faire entendre de l'occupant. Il procède à des médiations vis-à-vis principalement du ministère des Finances et du sénateur Braun, président de la Société coopérative d'Avances et de Prêts. Sur l'insistance de Pulings, celle-ci accepte, le 1er mars 1917, de compléter les indemnités d'attente par des allocations mensuelles. Ainsi, chaque membre du personnel recevra un revenu mensuel de 150 francs.

Mais les médiations menées par Pulings ne portent pas toujours leurs fruits. Le 8 mars 1917, le Gesetz-und Verordnungsblatt für die okkupierten Gebiete Belgiens, le Bulletin officiel des lois et arrêtés pour le territoire belge occupé, publie un arrêté du gouvernement général en vue d'octroyer une allocation de vie chère aux agents des ministères. Mais cet arrêté vise uniquement les agents qui exercent encore leur fonction. Pulings ne le sait que trop bien.  Il essaie toutefois de convaincre Braun de faire un geste.  Le personnel du Sénat est en effet placé en disponibilité pour des raisons indépendantes de sa volonté et il souffre encore plus durement du coût de la vie en raison de la perte d'un tiers de son revenu normal. Malheureusement, le président doit le décevoir. En effet, le montant de l'allocation dépasserait les seuils réglementaires applicables au personnel du Sénat. De plus, l'octroi de celle-ci pourrait créer un précédent pour d'autres fonctionnaires placés en non-activité.

Le sénateur Alexandre Braun
Le sénateur Alexandre Braun [ 8 ]
Lettre du sénateur Alexandre Braun à Gaston Pulings, 28 novembre 1917
Lettre du sénateur Alexandre Braun à Gaston Pulings,
28 novembre 1917 [ 9 ]

À la fin de 1917, Pulings envisage, conjointement avec plusieurs chefs de service, d'entreprendre des démarches auprès de l'autorité d'occupation en vue d'obtenir le versement d'un treizième mois pour le personnel. Pareille demande pourrait toutefois passer pour une provocation. Ne vaudrait-il pas mieux solliciter quelques sénateurs très fortunés afin qu'ils accordent une gratification ? Pulings pense que c'est la meilleure chose à faire. Les archives du Sénat montrent d'ailleurs que cette démarche a porté ses fruits.  "Vous ne devez vous faire aucun scrupule", répond-t-il à une dactylographe, reconnaissante mais quelque peu embarrassée. Son autre employeur, le Comité national de secours et d'alimentation, lui ayant déjà accordé un treizième mois, celle-ci se demande si elle a encore droit à cet avantage au Sénat.

L'approvisionnement alimentaire nécessite également une attention particulière. À l'automne 1918, les membres du personnel du Sénat fondent une coopérative temporaire pour l'achat groupé de denrées alimentaires. Au nom de cette coopérative, Pulings et deux autres fonctionnaires du Sénat concluent un accord en vue de la livraison de légumes indigènes pour l'hiver qui s'annonce.  Les Magasins Communaux de la ville de Bruxelles s'occuperont de l'acheminement. Mais comment assurer le stockage et la distribution alors que le personnel du Sénat a été prié d'évacuer les bureaux ? Grâce à Pulings, le personnel est autorisé à se rendre dans un local que la Banque nationale a mis à la disposition de ses propres collaborateurs dans le même but.

Au cours des dernières années, le directeur faisant fonction des services de la Questure  ne s'est pas préoccupé uniquement du sort du personnel dans son ensemble. Il se montre attentif aussi aux situations individuelles, notamment à celle des collègues, anciens ou actuels, et des membres de leur famille qui, à cause de la maladie, de la vieillesse ou de la perte d'êtres chers, pourraient être livrés à eux-mêmes. Un cas particulièrement malheureux est celui de la veuve Tordeur. Celle-ci était employée comme nettoyeuse au Sénat. Elle ne fut jamais nommée, mais elle n'en reçut pas moins une pension au terme de ses 32 années de service. Le paiement de cette pension fut toutefois suspendu au cours de l'année 1915.  Grâce à l'intervention de Pulings, la Société coopérative d'Avances et de Prêts décida de lui accorder un supplément mensuel de 30 francs. Son loyer étant de 12 francs par mois, il ne restait plus à la septuagénaire malade que 18 francs pour vivre. Étant donné qu'elle recevait déjà une aide du Sénat, elle pensait ne pas pouvoir bénéficier de la soupe populaire communale ou de l'aide d'une autre instance. Sur le conseil de Pulings, elle s'adressa quand même à l'administration communale.

Carte postale de François Livrauw, secrétaire du Service de sténographie de la Chambre des représentants, à Gaston Pulings, 17 juin 1916

Carte postale de François Livrauw, secrétaire du Service de sténographie de la Chambre des représentants,
à Gaston Pulings, 17 juin 1916 [ 10 ]

Après l'Armistice

Fin 1918-début 1919, le Bureau du Sénat prend plusieurs mesures pour atténuer les conséquences de la perte de pouvoir d'achat. Le personnel du Sénat reçoit rétroactivement les augmentations dont il n'a pas bénéficié au cours des dernières années. Les hausses de prix étant considérées comme temporaires, les échelles de traitement ne font pas l'objet d'une adaptation immédiate. Toutefois, le personnel reçoit un montant en compensation du coût de la vie sous l'occupation ainsi qu'une indemnité temporaire, aussi longtemps que le niveau des prix reste élevé. En pratique, cette indemnité "temporaire" sera maintenue jusque dans les années vingt. Les échelles barémiques subiront alors plusieurs adaptations, à l'instar de celles appliquées par le pouvoir exécutif pour le personnel des ministères.

Gaston Pulings est honoré pour les efforts qu'il a déployés et ses nombreux autres mérites. C'est ainsi qu'il est nommé successivement secrétaire de la Questure en 1919, puis directeur des services de la Questure en 1921 et, enfin, directeur général de la Questure en 1930.

Profil de Gaston Pulings, Directeur des Services de la Questure du Sénat, par Jacques Ochs sur la couverture du magazine “Pourquoi Pas?” du 20 mai 1921
Profil de Gaston Pulings, Directeur des Services de la Questure du Sénat, par Jacques Ochs sur la couverture du magazine
“Pourquoi Pas?” du 20 mai 1921 [ 11 ]

  1. Cahiers du Souvenir Littéraire, Poèmes Choisis (1911 – 1941), Bruxelles – Paris – Montréal : Cahiers des Poètes Catholiques, Gaston Pulings, collection Archives du Sénat [ retour ]
  2. Archives du Sénat, Comptes de la Questure du Sénat durant l’occupation allemande – exercice 1917 [ retour ]
  3. Banque Nationale de Belgique – Archives - Hugo Lefèvre – Rédacteur images / Photographe – CM – Communication Interne [ retour ]
  4. Archives du Sénat, Comptes de la Questure du Sénat : livre des recettes et des dépenses 1914/11 -1916/10 [ retour ]
  5. http://www.reflexcity.net/bruxelles/photo/4063c68cc967870cd74815188909c100 Photo couleur, 12/08/2012, Reflexcity par Christian Smets. [ retour ]
  6. Archives de la Ville de Bruxelles – A.V.B. Journaux et périodiques, P. 412, L’actualité illustrée, n°31, 5 juin 1915 - http://www.14-18.bruxelles.be/index.php/fr/vie-quotidienne/alimentation/alimentation-galerie?start=21retour ]
  7. Gille L., Ooms A., Delandsheere P., Cinquante mois d'occupation allemande, 4 tomes, Bruxelles, 1919 [ retour ]
  8. Archives du Sénat, dossier biographique n°458 [ retour ]
  9. Archives du Sénat, Comptes de la Questure du Sénat, exercice 1917 [ retour ]
  10. Archives du Sénat, Comptes de la Questure du Sénat durant l’occupation allemande, Secours de tiers aux membres du personnel subalterne du Sénat – Comité national de Secours et d’Alimentation [ retour ]
  11. 20 mai 1921, Bruxelles, George Garnir, Léon Souguenet et Louis Dumont-Wilden, Bibliothèque de l’Université de Liège https://lib.uliege.be/retour ]

Le Sénat a tout mis en œuvre pour être conforme aux prescriptions légales concernant les droits d’auteur. Les ayants droit que le Sénat n’a pas pu retrouver, sont priés de se faire connaître.

Bibliographie

i Dave WARNIER, ‘Bezet België en politiek België’, in: Luc DEVOS, Tom SIMOENS, Dave WARNIER en Franky BOSTYN, ’14-’18. Oorlog in België, Leuven, 2014, pp. 386-387. [ retour ]

ii Ibid., p. 392; Peter SCHOLLIERS, ‘Oorlog en voeding: de invloed van de Eerste Wereldoorlog op het Belgische voedingspatroon, 1890-1940’, in: Tijdschrift voor sociale geschiedenis, 11, 1985, 1, pp. 30-31. [ retour ]

iii Ibid., p. 33. [ retour ]

iv IDEM, ‘Koopkracht en indexkoppeling. De Brusselse levensstandaard tijdens en na de Eerste Wereldoorlog’, in: Belgisch Tijdschrift voor Nieuwste Geschiedenis – Revue belge d’histoire contemporaine, 9, 1978, 3-4, pp. 340-355. [ retour ]

v Dave WARNIER, ‘Bezet België en politiek België’, in: Luc DEVOS, Tom SIMOENS, Dave WARNIER en Franky BOSTYN, Op. cit., p. 396. [ retour ]

vi Peter SCHOLLIERS, ‘Koopkracht en indexkoppeling. De Brusselse levensstandaard tijdens en na de Eerste Wereldoorlog’, in: Belgisch Tijdschrift voor Nieuwste Geschiedenis – Revue belge d’histoire contemporaine, 9, 1978, 3-4, pp. 365-373. [ retour ]

vii IDEM, ‘Oorlog en voeding: de invloed van de Eerste Wereldoorlog op het Belgische voedingspatroon, 1890-1940’, in: Tijdschrift voor sociale geschiedenis, 11, 1985, 1, p. 38. [ retour ]

viii Cela ressort d'une liste d'adresses datant de 1912 qui figure dans les archives du Sénat. [ retour ]